II C’est un garçon

Chaque fois qu’elle venait à la maison maternelle, la jeune femme ne manquait jamais de demander à la mère Agathe si elle avait eu la visite du docteur Abel. Et toujours la religieuse répondait :

– Oui, madame.

M. Chevriot, en effet, venait à l’asile une fois chaque semaine, n’importe quel jour. Il arrivait régulièrement vers trois heures de l’après-midi, il causait quelques instants avec la supérieure, puis restait souvent près d’une heure au milieu des enfants. C’était en quelque sorte une inspection sanitaire, bien qu’il eût une entière confiance dans le médecin des enfants ; il l’avait eu pour élève interne à l’hôpital Saint-Antoine et c’était lui qui l’avait investi des fonctions de médecin de la maison de Boulogne, qu’il remplissait avec zèle et dévouement.

Aussi, quand il demandait si l’on était satisfait de son protégé, les religieuses répondaient en faisant l’éloge du jeune docteur.

Quand la mère Agathe n’avait plus rien à dire à la jeune femme, celle-ci faisait sa visite aux enfants, qu’ils fussent en récréation ou en classe. Tantôt c’étaient les petits garçons qu’elle voyait les premiers, tantôt c’étaient les petites filles.

Les uns comme les autres, dès qu’elle paraissait, accouraient vers elle avec des cris de joie, lui tendant leurs petits bras et leurs joues roses.

C’était leur mère à tous qui venait les voir, et, tout jeunes qu’ils étaient, ils comprenaient déjà qu’elle était leur protectrice.

Souriante, heureuse, ravie, elle les embrassait, s’inquiétait de la pâleur de celui-ci, se préoccupait d’une légère égratignure que celui-là avait au visage ; à un autre, qui venait de pleurer, elle demandait ce qu’il avait et avec son mouchoir épongeait ses larmes.

Une sœur apportait une caisse, prise dans le coupé, pleine de jouets et de joujoux de toutes sortes, et la distribution commençait ; il y en avait pour tous. Que de battements de petites mains, que de cris et de gambades joyeuses, que de gaieté, que de joie, quelle allégresse dans tous les cœurs !

Ensuite la jeune femme, se faisant enfant, jouait, s’amusait avec eux et causait avec les plus grands.

Telle elle était avec les petits garçons, telle elle était avec les petites filles ; il n’y avait aucune différence dans son affection, et ce qui se passait quand elle était au milieu des garçonnets se répétait exactement avec les fillettes. Mêmes caresses, même intérêt, même sollicitude ; pareille distribution de jouets pris dans une seconde caisse. Seulement les trompettes, les tambours, les pantins, les polichinelles des petits garçons étaient remplacés pour les petites filles par de jolies poupées de diverses grandeurs, suivant les âges, et plus ou moins bien habillées.

Tous ces objets étaient dus à l’industrie parisienne et achetés, à prix réduit, dans les magasins du Bon Marché, du Louvre ou au grand bazar de l’Hôtel-de-Ville.

La mère Agathe accompagnait partout la jeune femme, même quand il lui était agréable de faire dans le parc une courte promenade.

Devant elle les autres religieuses avaient une attitude respectueuse et ne lui parlaient que lorsqu’elle en manifestait le désir en les interrogeant.

Toutes, elles savaient que cette jeune femme si bonne, si gracieuse, si belle, était la fondatrice de l’œuvre et qu’elle possédait une immense fortune. Mais à l’exception de la supérieure, à qui il avait été recommandé d’en garder le secret, aucune autre femme de la maison ne connaissait son nom. On ne savait pas davantage où elle demeurait. Toutefois, mesdames les religieuses étaient convaincues qu’elle appartenait à une grande famille, que, toute jeune, elle avait été frappée par un épouvantable malheur et croyaient deviner que, par suite d’un vœu, elle employait son temps et sa fortune à répandre partout ses bienfaits.

À Boulogne, la mystérieuse jeune femme était appelée la Dame en noir.

La mère Agathe savait que la Dame en noir se nommait Marie Clavière, qu’elle s’était mariée et avait eu la grande douleur de perdre son mari le jour même de son mariage. C’était tout ce qu’on lui avait dit. Elle ne savait pas autre chose du passé de la jeune femme, et, comme ses collaboratrices, elle ignorait où la Dame en noir demeurait.

Se tenant vis-à-vis de Mme Clavière dans une réserve et une discrétion respectueuses, elle aurait cru commettre une profanation en cherchant à découvrir ce qu’on lui cachait, soit en interrogeant la jeune femme, soit en se livrant dans l’ombre à une enquête.

Elle sentait bien qu’il y avait dans le passé de la Dame en noir quelque gros secret ; mais elle savait qu’il y a des choses qu’il faut savoir respecter et que pénétrer de vive force dans la vie privée de quelqu’un est un peu commettre le crime de violation de domicile par effraction.

Elle se disait :

– Comprenant combien je lui suis attachée, voyant combien est vive et sincère mon affection pour elle, un jour elle me fera ses confidences ; alors je trouverai dans mon cœur des paroles consolantes, réconfortantes, et je parviendrai, j’espère, à rendre la paix du ciel à cette pauvre âme troublée, à chasser ce nuage de sombre tristesse qui obscurcit son front et qui ne peut être que l’empreinte d’une immense douleur contenue ou d’une plaie profonde faite à son cœur.

Et la bonne religieuse mêlait le nom de Marie Clavière à toutes ses prières et attendait patiemment le jour où la jeune femme mettrait en elle toute sa confiance.

*

* *

Nous avons dit comment la jeune veuve d’André Clavière avait brusquement quitté Paris, ce qui avait été, rue de Chabrol, un sujet d’étonnement pour tout le monde.

Le même jour, Mme Durand, la concierge de la maison où demeurait la jeune veuve, avait également disparu.

Cela avait donné lieu à de nombreux commentaires.

Cependant le propriétaire de la maison avait été prévenu, car une heure avant le départ de Mme Durand, d’autres concierges, le mari et la femme, étaient arrivés pour la remplacer.

Nous savons que Mme Durand était une brave femme. Elle n’avait alors que quarante-cinq ans. Elle était très dévouée à Marie et n’ayant eu de son mari, mort prématurément, qu’un enfant, une fille, qu’elle avait perdue à l’âge de seize ans, elle s’était mise, peu à peu, à aimer Marie Sorel comme elle avait aimé sa pauvre défunte. Et quand elle s’oubliait dans sa familiarité jusqu’à mettre un baiser sur le front de la jeune fille, elle murmurait tout émue :

– Il me semble que c’est ma pauvre Georgette que le bon Dieu m’a rendue.

Aussi quand Mme Clavière lui annonça qu’elle allait quitter Paris et lui proposa de l’emmener avec elle, elle n’eut pas une minute d’hésitation.

– Vrai, vous voulez bien me prendre avec vous ! s’écria-t-elle ; ah ! vous ne savez pas comme vous me rendez heureuse… Je me suis si bien habituée à vous et je vous aime tant que je crois bien que je serais morte de ne plus vous voir. Je suis prête à vous suivre où vous irez, partout où vous voudrez aller ; vous savez ce que je sais faire, j’ai été cuisinière dans le temps chez le marquis de Bréard, un sénateur, vous aurez en moi une bonne et fidèle servante.

– Une amie plutôt qu’une servante, répondit Marie.

L’excellente femme prit la main de celle qui devenait ainsi sa maîtresse, et la baisa.

– Depuis que vous êtes madame André Clavière, dit-elle, je n’ai plus osé vous embrasser comme avant ; mais ça me fait du bien au cœur d’avoir senti la peau de votre main contre mes lèvres.

Elle avait de grosses larmes dans les yeux.

Quand Mme Durand eut installé les nouveaux concierges dans la loge, elle alla chercher un fiacre sur lequel on chargea une grosse malle pleine de ses hardes et de son linge, et elle se fit conduire à la gare de Lyon, où Mme Clavière, partie deux heures avant elle, l’attendait.

Il avait fallu ce temps à la jeune veuve pour faire une visite d’adieu à M. Chevriot d’abord, et ensuite à Me Mabillon, son notaire.

C’était dans le midi de la France, à Cannes, que la jeune femme se rendait, sur le conseil du docteur Abel, qui avait dans cette charmante petite ville un vieil ami, médecin célèbre dans la région, où il exerçait depuis trente-cinq ans, et qui se nommait Brevignon. Le docteur Chevriot avait très vivement recommandé la jeune et jolie veuve au docteur Brevignon.

L’illustre médecin de Paris avait écrit à son ami :

« – Je l’aime comme si elle était ma fille et tu feras pour elle comme si elle était réellement de ma famille. C’est une enfant qui m’est chère que je te confie. »

Ce fut le docteur Brevignon, sur la demande qui lui en était faite, qui loua pour Mme Clavière une charmante petite maison meublée, au milieu d’un jardin de roses, à moitié cachée dans la verdure des orangers et des oliviers et ayant une vue magnifique sur la Méditerranée.

C’était là, dans cette délicieuse retraite au bord de la mer, dans la tranquillité et l’isolement qui plaisait à son âme recueillie, que la jeune femme allait attendre le jour de sa délivrance.

Le docteur Brevignon se trouva à la gare à l’arrivée du train et tout suite il conduisit la jeune veuve et sa suivante à la petite maison qu’elles allaient habiter et où, par ses soins, un excellent repas avait été préparé. Mme Clavière trouva son installation tout à fait de son goût, se montra enchantée et témoigna au docteur sa reconnaissance.

– Vous êtes bon, lui dit-elle en le remerciant, et je suis heureuse d’être placée sous votre protection ; grâce à vous, monsieur le docteur, mon éloignement de M. Chevriot, qui est pour moi un père, me sera moins sensible.

– Vous m’êtes confiée, madame, et j’aurai à cœur de bien remplir ma mission. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous faire trouver agréable le séjour de cette ville.

– Vous viendrez me voir souvent ?

– Je suis très occupé, très demandé, veux-je dire ; il y a des malades dans tous les pays et partout ils sont exigeants ; toutefois, madame, je trouverai chaque jour le temps de vous faire ma petite visite.

– Oui, n’est-ce pas, monsieur le docteur ; mais à cette condition que ces quelques instants que vous me donnerez ne seront jamais pris sur le temps que vous devez avant tout à ceux qui souffrent et qui attendent de vous la guérison ou tout au moins le soulagement.

– Soyez tranquille, répondit le médecin en souriant, je m’arrangerai de façon à tout concilier.

Quelques mois s’écoulèrent, paisibles.

Il était facile à Mme Clavière de vivre très retirée, ne connaissant à Cannes que le docteur Brevignon et désirant y rester inconnue.

On la voyait très rarement sur une promenade publique, et jamais dans ces endroits où le monde élégant se donne rendez-vous, attiré par une attraction quelconque. Cependant elle se promenait tous les jours, le matin, avant les heures de chaleur brûlante et le soir quand le grand air du large venait rafraîchir l’atmosphère ; la promenade lui était ordonnée par M. Brevignon qui lui répétait sans cesse.

– Il vous faut du mouvement, l’exercice ne peut que vous être salutaire, ne craignez pas de fatiguer un peu vos jambes.

Toujours accompagnée de Mme Durand, elle faisait d’assez longues excursions aux environs de la ville, tantôt sur les hauteurs boisées d’où elle pouvait admirer ces sites pittoresques si nombreux dans les pays alpins et des paysages féeriques splendidement éclairés ; tantôt au bord de la Méditerranée, offrant avec délice son front aux baisers du vent de mer.

Toujours chercheuse de la solitude, elle aimait à égarer ses pas sur les sentiers déserts. Et quand, au bord de la mer azurée, la splendeur du spectacle qu’elle avait sous les yeux l’invitait à s’asseoir sur la plage, c’était toujours à un endroit isolé, à l’ombre d’un rocher.

Là, profondément recueillie et doucement bercée par le murmure des flots, elle se laissait aller à la rêverie. Alors, pendant quelques instants, il lui semblait qu’elle n’appartenait plus au monde terrestre ; sa pensée s’élançait vers les profondeurs du ciel à la recherche de l’âme envolée qui, maintenant, manquait à la sienne.

Et quand elle revenait brusquement à la réalité des choses de la vie, les yeux fixés sur l’immense horizon, sentant son enfant remuer dans ses entrailles, elle interrogeait l’avenir avec anxiété et cherchait à pénétrer les ténèbres qui lui voilaient d’autres horizons.

Ah ! cet enfant à qui elle allait bientôt donner le jour, il était déjà l’objet de ses préoccupations constantes, de ses vives inquiétudes.

Malgré le grand soin qu’elle mettait à s’isoler et à ne pas rencontrer d’autres promeneurs, sa jeunesse et son incomparable beauté avaient attiré l’attention. Pendant un mois, dans les salons de la ville et les réunions mondaines on s’occupa beaucoup d’elle. On se demandait quelle pouvait être cette jeune femme, inconnue à Cannes, qui semblait s’envelopper de mystère.

Mais si Cannes n’est pas une grande ville, c’est un endroit de villégiature où viennent chaque année de nombreux étrangers, et la curiosité n’y est pas persistante, tracassière et méchante comme dans la plupart de nos petites villes provinciales. S’il y avait réellement un mystère dans la vie de cette jeune femme inconnue, nul ne chercha à le découvrir.

Du reste, on sut bientôt que la belle mystérieuse était une jeune veuve à qui le séjour de Cannes avait été recommandé par son médecin ; on apprit en même temps qu’elle n’était pas absolument inconnue à Cannes, puisqu’elle était reçue dans une grande intimité chez le docteur Brevignon.

Or, du moment que la jeune veuve était l’amie du vieux médecin et de sa femme, qui étaient estimés de tous, on n’avait plus rien à dire sur son compte, cela coupait court aux suppositions, aux racontars. L’amitié de M. et de Mme Brevignon protégeait la jeune femme et suffisait à la défendre contre toute attaque.

Le docteur avait présenté Mme Clavière à sa femme, et celle-ci s’était tout de suite sentie attirée vers l’intéressante jeune femme par un irrésistible courant de sympathie.

Marie était reçue très affectueusement par Mme Brevignon, et la vieille dame, qui aurait voulu la voir plus souvent, se plaignait doucement de la rareté de ses visites.

Tous les quinze jours, le dimanche, la jeune femme dînait et passait la soirée chez le docteur ; c’était une petite fête tout à fait intime, rendue attrayante par le charme de la causerie.

À onze heures, quand Mme Durand ne venait pas chercher sa maîtresse, ce qui avait été convenu, M. Brevignon reconduisait sa jeune amie jusqu’à sa porte.

De temps à autre, à son tour, Mme Clavière offrait à dîner à M. et à Mme Brevignon. C’était l’occasion pour Mme Durand de se souvenir qu’elle avait été la cuisinière d’un sénateur et de mettre en pratique ses talents culinaires qui étaient réels, bien qu’elle n’eût plus la même habileté qu’autrefois.

Le docteur, qui aimait la table et avait la réputation d’un fin gourmet, savait apprécier les mets excellents qui étaient servis et ne marchandait pas ses compliments à la cuisinière. Chez lui la table était bonne, mais c’était moins délicat, moins distingué que chez Mme Clavière ; les sauces n’étaient pas préparées avec un art aussi parfait, les viandes étaient moins succulentes, les mets n’avaient pas cette saveur exquise.

Et il ajoutait :

– Dans le midi, on ne saura jamais faire une cuisine pareille.

Bien qu’elle fût modeste et sans vanité, Mme Durand avait son petit amour-propre comme toutes les femmes ; les compliments du docteur la flattaient agréablement et des bouffées d’orgueil lui montaient à la tête.

Elle était si heureuse de montrer à sa maîtresse qu’elle était encore bonne à quelque chose.

Chaque semaine, Mme Clavière recevait plusieurs lettres de Paris auxquelles elle répondait immédiatement. C’étaient le docteur Abel, Me Mabillon et Philippe Beaugrand qui lui écrivaient.

Avant de quitter Paris elle avait parlé à M. Chevriot et à son notaire d’un projet qu’elle avait conçu et qu’elle désirait voir mis à exécution aussi promptement que possible.

Il s’agissait de créer une maison-asile où seraient recueillis et élevés un certain nombre d’enfants abandonnés ou orphelins de père et de mère.

Non seulement le notaire et le vieux médecin l’approuvèrent, mais ils lui promirent de l’aider dans l’exécution.

À la suite de cette approbation, il y eut plusieurs réunions auxquelles assistèrent Philippe Beaugrand et un architecte appelé par Me Mabillon.

Il y eut de sérieuses discussions ; on examina dans quelles conditions la maison devait être construite. On décida que l’asile projeté serait placé hors Paris, dans une des localités voisines de la ville, où, sans trop de difficultés, on pourrait faire l’acquisition d’un vaste terrain, Mme Clavière voulant des cours spacieuses et surtout un grand jardin.

Suffisamment renseigné, comprenant ce qu’on attendait de lui, et avant même l’achat du terrain, l’architecte prépara ses plans, qui furent approuvés après quelques légères modifications.

Mme Clavière était à peine installée à Cannes lorsqu’elle reçut une lettre de M. Beaugrand lui annonçant qu’il avait trouvé, à Boulogne-sur-Seine, l’emplacement de l’asile, et que déjà maître Mabillon s’occupait de l’acquisition du terrain.

Ce fut ainsi qu’on la tint au courant de tout ce qui se faisait.

De loin, elle put suivre jour par jour, pour ainsi dire, le travail des ouvriers.

Le jour même où elle fut prise des premières douleurs de l’enfantement, on lui apprenait que tous les travaux étaient terminés à Boulogne et que les sœurs de Saint-Vincent de Paul allaient prendre possession de la Maison maternelle.

C’était elle qui avait désiré que l’asile des enfants abandonnés fût confié à des religieuses de l’ordre de Saint-Vincent de Paul.

C’était elle également qui avait donné à l’établissement hospitalier le nom de Maison maternelle.

Quelques jours auparavant, M. Brevignon lui avait dit :

– Ma chère enfant, le moment de votre délivrance approcha.

– Ai-je encore une semaine à attendre ?

– Peut-être. Mais je crois que dans quatre ou cinq jours vous aurez la joie d’embrasser votre enfant.

Elle laissa échapper un soupir.

Elle pensait à André.

– Docteur, dit-elle tristement, depuis quelque temps j’ai des idées bizarres.

– Quelles sont ces idées ?

– Je me figure que mon enfant n’aura qu’un bras.

– Quelle folie ! fit le docteur.

Et il se mit à rire.

– Ce n’est pas tout, docteur.

– Ah ! Et qu’est-ce qu’il y a encore ?

– Je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est un enfant mort que je mettrai au monde.

– Allons donc ! Comment pouvez-vous avoir une crainte pareille ? Penser que vous mettrez au monde un enfant mort, quand vous le sentez en vous, bien vivant, c’est absolument sans raison.

– Aussi, docteur, je me dis que je suis folle.

– Tenez, laissons cela et parlons de choses plus gaies. Est-ce une fille ou un garçon que vous désirez ?

– J’accepterai ce qui viendra ; et si Dieu veut que mon enfant vive et que j’aie le bonheur de l’élever, de le voir grandir, que ce soit un garçon ou une fille, je l’aimerai de toutes les forces de mon âme ; cependant, docteur, si j’avais à choisir…

– Eh bien ?

– Je demanderais un garçon.

– En ce cas, dit le docteur en souriant, souhaitons que ce soit un garçon.

C’était le samedi que ces quelques paroles avaient été échangées et ce fut le mercredi matin que la jeune femme ressentit les premières douleurs qui annonçaient sa délivrance prochaine.

Immédiatement M. Brevignon fit venir une sage-femme, qui ne quitta plus Mme Clavière. Le lendemain, à dix heures du matin, après trois heures de souffrances cruelles, la jeune mère était délivrée.

Presque aussitôt, sortant d’une poitrine robuste, des cris annoncèrent à la malade, étendue sur son lit, que ce n’était pas un enfant mort qu’elle venait de mettre au monde.

C’était la sage-femme, sous les yeux du docteur, qui avait aidé à l’accouchement.

Du regard, la jeune mère interrogeait anxieusement le docteur. Lui, souriant, répondit :

– Ne vous ai-je pas dit que toutes vos craintes étaient sans raison. Vous avez un enfant superbe, qui a deux bras, deux jambes et qui ne demande qu’à vivre.

– Et c’est une fille ?

– Vous désiriez un garçon, eh bien, soyez satisfaite, c’est un garçon !

Le regard de la mère s’illumina, les pommettes de ses joues pâles se colorèrent légèrement et toute sa physionomie exprima une satisfaction indicible.

Elle joignit les mains et les yeux levés vers le ciel, elle resta pendant un long instant comme en extase. Prière muette adressée à Dieu.

Elle se tourna ensuite du côté de la sage-femme, qui tenait l’enfant et elle enveloppa le cher petit être d’un long regard caressant.

– Je voudrais bien embrasser mon fils, dit-elle.

La sage-femme mit l’enfant nu dans ses bras.

D’abord elle le regarda avec une sorte d’avidité, puis un sourire mystérieux effleura ses lèvres.

Peut-être s’était-elle attendue à trouver une ressemblance qui n’existait pas.

De nouveau ses prunelles étincelèrent. Elle éprouvait une autre satisfaction.

Alors elle couvrit de baisers le front et les joues de l’enfant. Et tout en l’embrassant elle disait tout bas :

– Va, cher petit, tu sauras un jour tout ce qu’il y aura pour toi d’amour maternel dans mon cœur. Tu t’appelleras André, André Clavière comme l’a voulu celui qui n’est plus et dont je te ferai vénérer la mémoire.

Quant à l’autre… Ah ! tu ne le connaîtras jamais, tu ignoreras jusqu’à son nom. Ta mère gardera au fond de son cœur son terrible secret.

La sage-femme reprit l’enfant.

La jeune mère fit signe au médecin de s’approcher.

– Docteur, dit-elle, croyez-vous que je pourrai nourrir mon enfant ?

– Mais oui, je le crois ; vous serez même une excellente nourrice.

– Ah ! docteur, vous me rendez bien heureuse.

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