III La villa de Vaucresson

Huit mois après la naissance de son fils, Mme Clavière quitta la ville de Cannes. Son séjour au bord de la Méditerranée avait été de plus d’une année. M. et Mme Brevignon l’accompagnèrent à la gare. Les deux vieillards aimaient la mère, adoraient l’enfant, l’un et l’autre allaient leur manquer, et ils pleuraient en souhaitant à la jeune femme un bon voyage.

Et ils ne se lassaient point d’embrasser la mère, d’embrasser l’enfant.

– Vous nous écrirez souvent pour nous donner de vos nouvelles et de celles du petit, disait Mme Brevignon ; oh ! ne nous oubliez pas, pensez à nous.

– Oui, ajoutait le docteur, pensez à nous et n’oubliez pas que vous avez à Cannes de bons amis.

Le train se mit en marche. Il était déjà loin que Marie, penchée à la portière de son coupé, agitait encore son mouchoir en signe d’adieu.

Quand les quais de la gare ne furent plus en vue, la jeune femme essuya ses yeux mouillés de larmes.

– Je viens de quitter un asile de paix, murmura-t-elle, en est-ce un autre que mes amis m’ont choisi ?

L’enfant, sur les genoux de Mme Durand, souriait à sa mère, en lui tendant ses petits bras.

Elle le prit, mit sur ses joues deux gros baisers, puis, le tenant debout sur ses petites jambes, elle le contempla longuement, avec ce sentiment d’orgueil qu’ont toutes les mères.

– Il est à moi, cet enfant, c’est mon fils ! se disait-elle ; comme il est beau !

Marie pouvait admirer son fils, car c’était bien le plus bel enfant qu’on pût voir.

Sous l’influence de ce doux et bienfaisant climat que les médecins recommandent aux personnes affaiblies, les forces du petit André s’étaient rapidement développées ; il avait poussé comme un champignon, il était plein de santé et d’une vigueur extraordinaire pour son âge. Déjà, ayant un point d’appui quelconque, il se tenait debout, droit comme un petit homme, tournait autour d’un meuble et marchait, soutenu sous les bras, ce qui indiquait qu’il ne tarderait pas à faire seul ses premiers pas.

Il gazouillait comme un jeune chardonneret, prononçait correctement quelques mots et savait déjà se faire comprendre.

Le jour où, pour la première fois, il avait dit « maman » la jeune mère avait senti dans son cœur une joie infinie.

Un autre jour, – il répétait sans doute ce qu’il avait entendu de la bouche d’un autre enfant, – il s’écria tout à coup : « papa, papa. » La mère devint très pâle, resta un instant stupéfaite, comme hébétée, puis éclata en sanglots.

C’était la première douleur que l’enfant lui causait, c’étaient les premières larmes qu’il lui faisait verser.

Me Mabillon attendait Mme Clavière à l’arrivée à Paris de l’express de Marseille. Les bagages des voyageuses furent laissés à la consigne ; ils devaient être transportés le lendemain, en messagerie, à l’adresse que l’on donna écrite au sous-chef de gare de service.

Le notaire conduisit les voyageuses chez lui où, comme cela avait été convenu, elles devaient passer la nuit.

Ce n’était pas sans émotion que Marie se retrouvait à Paris ; mais ce n’était pas de la joie qu’elle éprouvait. Hélas ! elle n’avait rien oublié, Paris n’avait pas été bon pour elle, il lui rappelait toutes ses douleurs, toutes ses souffrances. Et au lieu d’être joyeuse, comme l’aurait voulu Me Mabillon, elle était triste.

Paris lui avait été fatal, elle n’aimait pas Paris.

Quand, quelques mois auparavant, on lui avait demandé dans quel quartier de la ville il lui plairait de demeurer à son retour de Cannes, elle avait nettement répondu que pour rien au monde elle ne voudrait habiter à Paris.

Elle ajoutait :

« – Je me plais à Cannes parce que j’y vis dans une tranquillité parfaite ; la solitude m’est chère, autant que possible je tiens à m’isoler, à ne pas être connue.

Je connais peu les environs de Paris ; mais j’ai vu Saint-Cloud, Rueil, Bougival, la Jonchère ; il me semble que je me plairais dans une des petites communes situées entre Saint-Cloud et Versailles et pas trop éloignée de Boulogne, afin que je n’aie pas à faire un trop long chemin lorsque je voudrai rendre visite à nos enfants.

« Gardez-vous surtout de m’acheter quelque chose qui ressemble à un château ; c’est une toute petite maison que je désire avec un jardin où je pourrai avoir des fleurs et de l’ombrage.

« Vous connaissez mes intentions : je tiens à ne pas attirer l’attention sur moi, on ne doit pas savoir que je suis riche, mon fils lui-même et aussi longtemps que je pourrai le lui cacher, ignorera qu’il possédera un jour une grande fortune. Je vivrai simplement, modestement, comme si je n’avais que quelques milliers de francs de revenu.

« Je ne veux pas que mon fils puisse jamais compter sur sa fortune, cela nuirait à l’éducation que je veux lui donner. Je mettrai tous mes soins, toute ma tendresse à faire naître dans son cœur les nobles sentiments de celui qui lui a donné son nom.

« Je ne sais pas ce qu’il sera un jour ; mais si, comme je l’espère, il devient un homme véritablement digne de ce nom, un homme utile et grand par le cœur, il le devra surtout à lui-même. Il se nomme André Clavière, celui qui n’est plus doit revivre en lui. »

Cette lettre de la jeune veuve fut communiquée au docteur Chevriot et à M. Beaugrand.

– Elle a raison, dit le docteur.

Immédiatement Philippe Beaugrand se mit à la recherche d’une petite propriété à vendre, répondant aux désirs de Mme Clavière.

Au bout de quelques jours il la trouva à Vaucresson, tout près de l’avenue du Butard.

La maison, qui recevait les premiers rayons du soleil levant, était bâtie au flanc de ce riant et verdoyant coteau qui regarde la vallée de Ville-d’Avray, de Villeneuve-l’Étang, de Marnes-la-Coquette, les bois de Fausses-Reposes, et sur le front duquel le bois Toutain pose une magnifique couronne de verdure.

La propriété, d’une contenance de près de huit mille mètres, était entourée de murs. Elle avait deux entrées. L’entrée principale se trouvait sur une rue nouvellement ouverte et qu’on appelait alors la rue Neuve ; l’autre porte était au fond du jardin ; elle donnait sur un chemin rural qui, longeant le Clos Toutain, conduisait presque en ligne droite, en montant, aux avenues de Théry, du Butard et de Villeneuve-l’Etang. Alors on se trouvait au milieu des bois qui couvrent ces hauteurs depuis Sèvres et Saint-Cloud jusqu’à Versailles.

La maison était éloignée de la rue d’environ vingt cinq mètres. De chaque côté et derrière, de grands marronniers lui faisaient un encadrement de verdure. Sur le devant, à droite et à gauche, cachant les murs de clôture, d’épais massifs de lilas et de noisetiers mêlés ; en avant de ces massifs, deux grandes corbeilles plantées de géraniums. Derrière la maison une pelouse avec des arbres fruitiers ; au-dessus de la pelouse, un petit potager. Le reste du jardin était entièrement boisé. Il y avait dans ce parc en miniature de très beaux arbres : des sycomores, des platanes, des frênes, des acacias et, parmi eux, des chênes et des ormes séculaires.

Comme toutes les habitations construites sur un terrain en pente, on entrait au rez-de-chaussée de plein pied d’un côté, tandis que de l’autre, il fallait monter un perron de douze marches, ayant double escalier.

Sous le palier du perron se trouvait l’entrée du sous-sol, qui était coupé en deux par un couloir au fond duquel on avait placé l’escalier de service.

La cuisine et l’office étaient à gauche du couloir ; à droite, la cave, le bûcher et le calorifère.

Le rez-de-chaussée, comme le sous-sol, était coupé par un couloir ; il se composait de quatre pièces : la salle à manger, un grand salon, un petit salon et une salle de bains.

Au premier étage, il y avait trois chambres à coucher avec cabinets de toilette, plus une quatrième pièce dont on pouvait faire à volonté un bureau, une bibliothèque, un salon de lecture.

Au-dessus, sur le devant et sur toute la largeur de la maison, on avait établi une plate-forme avec balcon d’où l’on avait sous les yeux un merveilleux panorama. Derrière, il y avait deux chambres de domestiques.

Disons encore qu’une source au milieu du jardin fournissait toute l’eau dont on pouvait avoir besoin dans la maison, ainsi qu’à une buanderie établie dans un petit bâtiment attenant à la serre.

La propriété fut achetée trente mille francs.

La culture et l’entretien du jardin étaient confiés à un jardinier du pays, travaillant à la journée, qui venait le lundi, le jeudi, le vendredi et le dimanche jusqu’à midi. Ces trois jours et demi de travail suffisaient, car le jardin était toujours parfaitement tenu.

Philippe Beaugrand, dont la complaisance et le dévouement pouvaient être mis constamment à l’épreuve, et qui trouvait tout facile quand il s’agissait de Mme Clavière, se chargea encore de faire meubler la villa. À cet effet, il s’adressa à la première maison d’ébénisterie du faubourg Saint-Antoine.

Philippe avait beaucoup de goût, il choisit lui-même les meubles destinés à la salle à manger, aux salons et aux chambres à coucher, en se disant : Voilà ce qui plaira le mieux à Mme Clavière.

Et quand un des meilleurs tapissiers de Paris eut recouvert les canapés, les fauteuils, les chaises, décoré les appartements, posé les tentures, les portières, les rideaux, les tapis, M. Beaugrand se dit avec satisfaction que la maison était digne maintenant de celle qui allait y venir demeurer.

– C’est très bien, c’est parfait, avaient dit M. Chevriot et Me Mabillon le jour où, tout étant terminé, ils étaient venus visiter la maison.

Philippe s’était surtout inspiré des intentions de la jeune veuve, qui répétait toujours : Pas de luxe, pas de luxe !

Rien n’était luxueux, mais tout était beau et riche. La chambre de la jeune femme était une merveille. On voyait au premier coup d’œil que la main d’un artiste avait passé là. C’était jeune, élégant, coquet, charmant, et bien le cadre qui convenait à la beauté si rayonnante et si pure de Mme Clavière.

La chambre était grande, et pour répondre au désir exprimé par la jeune mère, on y avait placé le petit lit de l’enfant.

Le mobilier, dans le grand et le petit salon, dans la salle à manger et les autres pièces, avait été complété par de magnifiques bronzes d’art, des statuettes de marbre, de bronze, des tableaux de grands maîtres, des vases de Sèvres, de Chine et du Japon. Ces divers objets avaient coûté, à eux seuls, beaucoup plus que la propriété et l’ameublement de la villa.

C’était du luxe, cela, du grand luxe même, mais les amis de Mme Clavière avaient agi de complicité et ils espéraient bien se faire pardonner de ne s’être pas absolument conformés aux ordres qu’ils avaient, reçus.

Revenons maintenant à Mme Clavière que nous avons laissé chez Me Mabillon, où elle passa la nuit.

Le matin, à neuf heures, la jeune femme, le notaire et Mme Durand, portant le petit André dans ses bras, montèrent dans une voiture de remise à quatre places, attelée de deux forts chevaux, qui allait les conduire à Vaucresson.

Mme Clavière avait manifesté le désir de ne pas traverser Paris sans faire une visite au docteur Chevriot ; mais, avec un sourire énigmatique sur les lèvres, le notaire lui avait répondu que passer rue du Helder serait une perte de temps inutile, attendu qu’elle ne trouverait pas le docteur chez lui.

Le landau gagna rapidement les quais, sortit de Paris par la porte du Point-du-Jour et s’engagea sur la route de Sèvres ; mais bientôt, laissant Billancourt à gauche, il tourna brusquement à droite et alla s’arrêter devant l’établissement hospitalier fondé par Mme Clavière.

La jeune femme laissa échapper une exclamation de surprise en lisant sur le fronton du bâtiment central : Maison maternelle.

Me Mabillon lui dit :

– Comme il nous fallait passer par Boulogne et que nous n’avions qu’un petit détour à faire, j’ai pensé qu’il vous serait agréable de jeter un coup d’œil sur la maison de vos petits protégés.

– Cher monsieur Mabillon, répondit-elle, vous me voyez tout émue… Ah ! je vous remercie mille fois d’avoir eu cette bonne pensée. Tout cela est du plus charmant aspect et me paraît grandiose.

– Voulez-vous entrer ?

– Non, non, répondit-elle vivement, aujourd’hui je ne peux pas.

– Je comprends, fit le notaire, regardant le petit André.

– Mais, continua-t-elle, dans deux ou trois jours, je ferai ma première visite à ces dames et aux enfants.

– Depuis plusieurs mois vous êtes attendue.

– La supérieure a-t-elle été avisée de mon retour ?

– Pas encore. Demain elle sera prévenue.

Sur l’ordre du notaire, la voiture rejoignit la route de Saint-Cloud et à onze heures et quelques minutes on était à Vaucresson.

– Nous sommes arrivés, dit le notaire, nous entrons dans votre jardin et voilà votre maison.

Le landau venait, en effet, de pénétrer dans la propriété par la grille que le jardinier avait ouverte.

Le docteur Chevriot, Philippe Beaugrand et Charles Balley étaient là depuis une demi-heure, attendant la jeune femme.

– Ah ! mes amis, mes bons amis ! s’écria-t-elle prête à suffoquer et en leur tendant ses mains.

S’adressant au notaire, elle ajouta :

– Vos airs mystérieux ne m’ont point échappé, cher monsieur Mabillon, et je pensais bien qu’une autre agréable surprise m’attendait ici. Rien ne pouvait me rendre plus heureuse que de vous voir tous réunis, mes chers protecteurs.

– Nous ne pouvions moins faire que d’être ici pour vous souhaiter la bienvenue, répondit M. Cheviot.

Philippe Beaugrand enleva le petit André des bras de Mme Durand et on l’embrassa, Dieu sait.

– Oui, vraiment, dit le vieux docteur, en prenant à son tour le bébé, voilà un enfant superbe, et certainement, madame Clavière, vous en ferez un homme. Mais, continua-t-il avec son doux sourire, je n’aurai pas, comme ces messieurs, le bonheur de le voir marcher d’un pas ferme dans la vie ; quand il sera un homme, je ne serai plus, moi, qu’un peu de poussière.

– Oh ! ne dites pas cela, mon bon docteur ; vous jouissez toujours d’une excellente santé ; vous avez encore de longues années à vivre et nous espérons bien que vous serez là pour aider mon fils de vos conseils.

Le docteur secoua la tête.

– J’ai soixante-douze ans, dit-il, à mon âge on sent que le poids des années pèse lourdement sur les épaules ; on ne voit plus loin devant soi, car on arrive au bout de sa carrière ; ce n’est plus par dizaines, mais une à une que l’on compte les années qu’on a encore à vivre. Les uns, comme cet enfant, entrent dans la vie, les autres en sortent ; c’est dans l’ordre immuable des choses. Après tout, quand on a achevé sa tâche sur la terre, on peut mourir.

Mais, en vérité, nous ne sommes pas ici pour nous laisser aller à des dissertations philosophiques plus ou moins lugubres. Veuillez prendre mon bras, chère madame, et suivons M. Beaugrand qui va vous faire visiter votre maison.

À l’exception de la porte de la salle à manger, Philippe ouvrit successivement toutes les portes devant la jeune femme. Elle ne cessait pas d’admirer et en entrant dans chaque pièce elle s’écriait :

– C’est trop beau, c’est trop beau !

– Mais je ne trouve pas cela, moi, disait le notaire.

– C’est convenable voilà tout, ajoutait le docteur Chevriot.

– Messieurs, reprenait-elle, prenez garde de me rendre orgueilleuse et vaniteuse.

– Si madame Clavière a des reproches à adresser, dit M. Beaugrand, c’est moi qui suis le coupable.

Marie lui prit la main, et avec son plus charmant sourire, elle lui répondit simplement :

– Merci, mon ami.

Dans la chambre de la jeune femme, pendant qu’elle examinait tout, silencieusement, le major s’écria étourdiment :

– Un mari ne pourrait pas faire mieux pour sa jeune et belle épouse adorée.

Philippe devint subitement très rouge et, sous le regard de Mme Clavière, il se troubla. Mais la jeune veuve, préoccupée, ne remarqua rien.

– Oh ! oh ! je m’en doutais, se dit Me Mabillon, je comprends maintenant pourquoi M. Philippe Beaugrand a refusé une jeune fille qu’on lui offrait avec une dot de deux cent mille francs.

On terminait l’intéressante visite, lorsque midi sonna a toutes les pendules.

Mme Clavière prit à part M. Chevriot et lui dit :

– Mon bon docteur, me voici chez moi, dans ma maison ; bien que tout ce qui m’entoure soit beaucoup plus riche que je ne l’aurais désiré, je me plairai ici, car j’y vais trouver la solitude dont j’ai besoin. Maintenant, je dois vous l’avouer, je me trouve fort embarrassée : voici l’heure du déjeuner et je me demande comment je vais pouvoir faire à mes amis les honneurs de ma maison. Vais-je donc vous laisser retourner à Paris, sans vous être assis à ma table, ou vous prier d’aller déjeuner dans un restaurant ?

Le docteur répondit en souriant :

– Rassurez-vous : il a été convenu que pour fêter votre retour nous déjeunerions tous ici, et M. Philippe Beaugrand s’est chargé de vous mettre en mesure de nous recevoir. D’abord, grâce à lui, votre cave est bien garnie ; ensuite il a commandé, chez Potel et Chabot, le déjeuner que vous allez nous offrir.

– M. Beaugrand est un ami précieux.

– Pour vous il se jetterait dans un brasier.

– Il avait une vive affection pour son ami André.

– Il l’a reportée sur vous et votre fils.

– Je ne serai pas ingrate envers lui.

On était revenu dans le grand salon. Mais on n’eut pas le temps de s’asseoir.

La porte de la salle à manger s’ouvrit à deux battants et un maître d’hôtel, en habit noir et en cravate blanche, s’avança de quelques pas, en disant :

– Madame est servie.

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