Ils se nommaient Étienne et Jacques.
Ils étaient nés la même année, à Essex, petit village d’un de nos départements de l’Est.
Jacques était le fils d’un riche fermier. Le père d’Étienne, un pauvre journalier, usait toute la force de ses bras, toute la sueur de son corps pour donner du pain à sa femme et à ses cinq enfants. Il est à remarquer que ce sont généralement les plus pauvres qui ont une plus nombreuse famille.
En été, aux jours de la fenaison, Radoux, le père d’Étienne, fauchait à lui seul la moitié des prairies du fermier Pérard. Il était aussi le premier parmi les travailleurs, quand venait l’heure de couper les blés et les avoines. En hiver, – en ce temps-là les machines à battre étaient encore très rares – Radoux devenait batteur en grange ; de mémoire de paysan, jamais à Essex, avant Radoux un fléau n’avait frappé autant de gerbes et d’épis dans une journée. Aussi le manœuvre ne manquait jamais d’ouvrage. Il le fallait, d’ailleurs, car cinq enfants à nourrir était une rude tâche.
Mais Radoux voyait grandir Étienne, son aîné, et il se disait avec un sourire heureux :
– Dans quelques années mon gros gars sera déjà assez fort pour manier la faucille et égrener une gerbe.
Étienne promettait, en effet, de devenir aussi fort, aussi robuste que son père. Le jeune sauvageon n’attendait que la greffe pour donner de bons fruits. À défaut de l’instruction, qu’il ne pouvait recevoir, les conseils de ses parents et une extrême sensibilité devaient développer les bons germes qui étaient en lui.
Un jour de fête de Pâques, les enfants, réunis sur la petite place du village, faisaient rouler des œufs teints de diverses couleurs. Tout à coup, une querelle s’éleva entre Jacques, le fils de M. Pérard, et Étienne Radoux. Ils avaient alors dix ans.
Jacques était un enfant faible et délicat, mais hargneux et agaçant comme certains petits roquets qui aboient dans les jambes des passants et se lancent sur les molosses pour essayer de leur mordre les jarrets. Il savait son père riche, il était mieux vêtu que ses camarades : cela le rendait fier, dédaigneux, insolent, et lui faisait prendre vis-à-vis de ceux-ci un grand air d’importance. Déplaisant et insupportable, il froissait ses jeunes compagnons et s’attirait des inimitiés nombreuses.
Ce jour-là, il portait pour la première fois un joli vêtement de velours bleu, sur lequel scintillaient de magnifiques boutons de cuivre doré.
La dispute, comme toutes les querelles d’enfants, allait se terminer par la reprise du jeu, lorsque Jacques, comparant son superbe costume aux pauvres vêtements d’Étienne, lui dit méchamment et avec mépris, en le regardant des pieds à la tête :
– Tu devrais aller te cacher, avec ton pantalon rapiécé et ta veste crasseuse ! Va-t’en donc, mendiant !
Les yeux d’Étienne s’enflammèrent de colère. Encouragé par ses camarades, qui l’approuvaient de la voix et du geste, il marcha sur Jacques le poing levé. Ce dernier recula prudemment. D’un bond, Étienne aurait pu l’atteindre et le renverser ; mais il avait une autre intention ; l’idée d’une vengeance cruelle venait de passer dans sa tête. Il le poussa jusqu’au bord d’une mare où croupissait une eau fangeuse. Alors un sourire singulier crispa ses lèvres ; il s’élança sur Jacques et, d’un coup d’épaule, le jeta dans la mare.
Tous les gamins applaudirent.
Aux cris poussés par la victime, qui se débattait dans la fange, un homme accourut. Il se pencha sur l’eau, saisit Jacques au collet, l’enleva comme une plume et le remit à terre sur ses deux pieds. Cet homme était le père d’Étienne.
Sans adresser une parole à son fils, il le prit par la main et l’entraîna rapidement vers sa demeure, pendant que Jacques, honteux et désolé, regardait piteusement ses beaux habits souillés de boue.
– Assieds-toi là, dit Radoux à son fils dès qu’ils furent rentrés au logis, en lui indiquant un escabeau.
L’enfant obéit. Il tremblait de tous ses membres. Le calme de son père l’effrayait ; il pressentait quelque chose de terrible. Voulant essayer de se justifier :
– Mon père, balbutia-t-il, laissez-moi vous raconter…
– C’est inutile. Tout ce que tu pourrais me dire, je le sais. Maintenant, écoute-moi.