Radoux était pâle ; il prit une chaise et s’assit en face de son fils. Sa femme était sortie avec les autres enfants, ce qui ne contribuait pas à rassurer Étienne. De grosses larmes roulaient de ses yeux.
– Mon père, s’écria-t-il, j’ai été méchant aujourd’hui, mais je ne le serai plus, je vous le promets ! Ne me battez pas !
Ces derniers mots de l’enfant firent tressaillir le père, et il devint plus pâle encore.
– T’ai-je donc jamais frappé ? dit-il d’une voix étrange. M’as-tu vu une seule fois lever la main sur toi ou sur tes frères ?
– Oh ! non, mon père, jamais !
– Dieu n’a pas donné à l’homme la force pour qu’il s’en serve brutalement, reprit Radoux. Tu viens de commettre une mauvaise action, Étienne ; oui, tu as été méchant ; mais avant de te faire des reproches, je veux savoir si tu as du cœur. Fais bien attention à ce que je vais te dire.
« Un jour, il y a de cela un peu plus de dix ans, je conduisais ta mère à la fête d’un village voisin. Elle était à mon bras, un jeune homme osa l’insulter. J’ai su plus tard qu’il croyait s’adresser à une autre personne. Son erreur nous fut fatale. Il n’avait pas fini de parler que déjà emporté par la colère, je l’avais frappé violemment. Il tomba à mes pieds comme une masse.
» Le lendemain, le malheureux était à l’agonie et moi… en prison !
» Comprends-tu, Étienne ? Pour venger ta mère outragée, j’avais tué un de mes semblables ! Je fus emmené par les gendarmes, j’avais mérité mon sort.
» On était à la veille de l’hiver, et l’année avait été mauvaise. Ta mère restait seule, désespérée, sans bois, sans pain, sans argent et incapable de travailler. Tu allais venir au monde…
» Dieu seul a connu ma douleur et a vu toutes les larmes que j’ai versées dans mon cachot. Il m’a entendu maudire la force qu’il m’a donnée, et c’est à genoux, les mains jointes, que j’ai juré alors de ne plus me servir de cette force funeste autrement que pour le travail. En quelques jours, j’ai souffert toutes les tortures de l’âme et du cœur.
» – Ma pauvre Marie, me disais-je, que va-t-elle devenir ?
» Cette seule pensée me rendait comme fou. Je poussais des cris épouvantables et je me démenais si fort, entre les quatre murs de ma cellule, qu’on crut devoir me lier avec des cordes pour m’empêcher d’attenter à ma vie.
» J’avais bien raison de me désoler en pensant à ta pauvre mère. L’hiver arriva, et un matin, toutes ses ressources épuisées, elle resta dans son lit ; elle se sentait trop faible pour se lever. Alors elle dit :
» – Ce soir ou demain je serai morte !
» Ce même jour, une jeune femme, ou plutôt un ange, entra dans notre pauvre demeure. Je dis un ange, car, arrivant à la dernière heure, elle était bien l’envoyée du bon dieu. Elle vit la mourante pâle, maigre, glacée et comprit tout.
» Une heure après, un grand feu pétillait dans la cheminée, et deux valets de ferme apportaient d’énormes paniers pleins de provisions. La mort, qui déjà frappait à la porte, s’en alla. Ta mère était sauvée ! »
Étienne écoutait le récit de son père avec une émotion croissante.
– L’excellente femme dont je viens de te parler, poursuivit Radoux, allait bientôt devenir mère, elle aussi. Or, pour un petit enfant qui va naître, on prépare des langes, de petits bonnets, de petites chemises… tout est petit pour un bébé mignon. Ici, ta mère n’avait pu faire aucun apprêt pour te recevoir ; mais à la ferme, sans rien lui dire, on confectionnait deux layettes, comme si on eut attendu deux jumeaux.
» Le jour de ta naissance, ta mère pleura de surprise et de reconnaissance en te voyant couché sur de beaux langes fins, doux et blancs, marqués à son nom. Mais elle avait tant souffert depuis trois mois, ta pauvre mère, que, lorsqu’elle voulut te donner le sein, elle s’aperçut avec terreur qu’elle n’avait pas de lait. Et la sage-femme, qui te trouvait malingre et chétif, comprit que tu ne pourrais pas vivre. Elle eut bien soin de ne pas parler de ses craintes à ta mère, cela aurait pu la tuer du coup, mais elle le dit tout bas à quelques voisines.
» Il y en a qui répondirent :
» – Ma foi ! ce serait un bonheur pour la mère.
» Comme si les plus pauvres et les plus malheureux n’avaient pas le droit de conserver l’enfant que Dieu leur a donné !
» La fermière ne pensa pas ainsi, elle. Son fils était né depuis quinze jours ; pendant qu’il dormait dans son berceau, elle accourut ici, elle te prit dans ses bras, te couvrit de baisers, et, pendant que ta mère pleurait, elle te présenta son sein, que tu saisis avidement. Alors elle dit :
» – Marie, si vous le voulez, votre enfant partagera avec le mien. Je viendrai ici dans la journée autant de fois qu’il le faudra, le soir je l’emporterai à la ferme et nos deux enfants dormiront près de moi, dans le même berceau.
» La chose se fit ainsi, et pendant trois mois la bonne fermière t’a nourri de son lait, et si bien, que tu grandissais et devenais fort à vue d’œil. Après ce temps, ta mère, qui avait recouvré sa santé, t’éleva au biberon ; presque tout de suite, d’ailleurs, tu te mis à manger de la soupe comme un petit homme.
» Quant à moi, après trois mois de prison préventive, on m’avait fait passer en cour d’assises ; à l’unanimité des voix du jury j’avais été acquitté et j’étais revenu près de ta mère. Les certificats et les bons témoignages ne m’avaient pas fait défaut ; tous les villages du canton, où j’étais bien connu, s’unirent pour me sauver. D’abord j’avais eu grand’peur de la cour d’assises, mais on me dit :
» – En police correctionnelle, vous seriez condamné à la prison ; mais le jury vous acquittera.
» C’était la vérité.
» Maintenant, Étienne, tu as déjà deviné, sans doute, que c’est madame Pérard qui a été autrefois si bonne pour ta mère et pour nous tous, et que c’est à côté de son fils que tu as dormi toutes les nuits pendant trois mois. »
L’enfant, qui s’était contenu jusque-là pour ne pas interrompre son père, éclata tout à coup en sanglots.
– Papa, dit-il, je ne savais pas toutes ces choses, et je me repens bien de ce que j’ai fait.
– Comment t’y prendras-tu pour le faire oublier par madame Pérard ? demanda le père.
– Je ne le sais pas encore ; mais, à partir d’aujourd’hui, Jacques sera mon meilleur camarade. Souvent les grands et les plus forts que lui le battent : je prendrai sa défense, et comme ils savent tous que je n’ai pas peur, ils n’oseront plus l’attaquer.
– C’est déjà bien, fit Radoux ; mais ne sens-tu pas qu’il y a immédiatement quelque chose à dire ou à faire ?
Étienne regarda son père en ouvrant de grands yeux. Puis, soudain, il se leva et dit en pleurant :
– Je vais demander pardon à madame Pérard.
– À la bonne heure ! reprit Radoux ; voilà ce que j’attendais.
Et tout bas, en se parlant à lui-même :
– La leçon a été bonne, Étienne a du cœur.
Quand l’enfant arriva à la ferme, il trouva madame Pérard aidant Jacques à changer de vêtements.
– Madame Pérard, lui dit-il, c’est moi qui ai fait tomber Jacques dans la mare : je viens vous demander pardon à tous les deux. Quand j’étais tout petit, continua-t-il en se mettant à genoux, vous m’avez habillé, nourri et peut-être empêché de mourir… Mon père vient de me dire cela. Pendant trois mois, j’ai dormi avec Jacques dans le même berceau ; maintenant que je le sais, je ne l’oublierai jamais… Pardonnez-moi, madame Pérard, pardonne-moi aussi, jacques, je t’aime et t’aimerai toujours comme un frère.
– Ah ! Étienne ! s’écria madame Pérard avec attendrissement, tu ne sais pas combien tu me rends heureuse. Tout à l’heure j’ai pleuré quand j’ai su que c’était toi qui avais maltraité mon fils, toi, Étienne, dont j’ai tenu la petite tête sur ma poitrine, à côté de celle de Jacques !
Elle le prit par la main, l’aida à se relever et l’attira dans ses bras.
– Viens aussi, Jacques, reprit-elle, que je vous tienne encore une fois tous les deux près de mon cœur !
Les deux enfants s’embrassèrent ; puis, pendant que Jacques mettait un baiser sur une joue de sa mère, sur l’autre Étienne appuyait ses lèvres.