On était au mois de février, un des plus tristes de l’année. À cette époque les nuits sont longues et les veillées aussi. C’est ce que pensait madame Cordier, qui se trouvait bien seule et bien isolée depuis le mariage de Céline. On lui avait cependant offert une chambre à la ferme, mais elle avait préféré rester dans sa petite maison, pleine de souvenirs chers à son cœur. C’est en s’entretenant avec eux, en leur demandant de lui sourire qu’elle essayait de charmer sa solitude. D’ailleurs, habituée au travail, et bien qu’elle n’eût plus à songer comme autrefois aux soucis du lendemain, elle ne restait jamais oisive. C’était encore un moyen de chasser l’ennui. C’est elle qui reprisait le linge de la ferme, filait le chanvre et le lin, confectionnait les vêtements des jumeaux et leur tricotait des petits bas.
Un soir, elle travaillait, assise près de son feu, promenant sa rêverie à travers son passé. Tous les chagrins, toutes les tristesses, toutes les joies, tous les bonheurs qui avaient accompagné sa vie passaient, tour à tour, devant le regard de son âme, ressuscités par le souvenir. C’était un nombreux cortège, où rarement le sourire apparaissait au milieu des larmes.
Neuf heures venaient de sonner.
Tout à coup la porte de la maison s’ouvrit et un homme entra.
À sa vue, madame Cordier se leva effrayée et chercha à se retrancher derrière un meuble. En effet, l’aspect de l’inconnu n’avait rien de rassurant. Il avait la barbe longue, et ses cheveux mal peignés tombaient sur son cou et encadraient son visage pâle d’une maigreur affreuse. Il était coiffé d’un chapeau de feutre à larges bords ; il portait un pantalon de gros drap et une longue blouse de laine noire serrée au-dessus des hanches avec une corde.
Il referma la porte, ôta son chapeau et s’avança vers madame Cordier.
– N’ayez pas peur, dit-il d’une voix que l’émotion rendait tremblante.
Le son de cette voix fit tressaillir la vieille femme.
– Quoi, reprit-il d’un ton douloureux, vous ne me reconnaissez pas ? Je suis donc bien changé ?
– Non, je ne vous connais pas.
– Vous détournez les yeux… regardez-moi donc ! Je suis Étienne, votre fils !…
– Étienne ! Étienne ! Oh Seigneur, mon Dieu ! s’écria madame Cordier.
Et elle s’affaissa sur un siège.
Il courut à elle, se mit à genoux, lui prit la tête dans ses mains et l’embrassa à plusieurs reprises.
– Maintenant, me reconnaissez-vous ? fit-il gaiement.
Elle répondit par un sourd gémissement.
Il se releva et, effrayé à son tour, il regarda tout autour de lui.
– Mère, où est Céline ? où sont les enfants ? demanda-t-il.
Madame Cordier se courba et cacha son visage dans ses mains.
– Malheur ! s’écria-t-il, ma femme est morte !
Il chancelait sur ses jambes comme un homme ivre.
– Mais répondez-moi donc, mère, répondez-moi donc ! reprit-il d’une voix rauque.
– Étienne, Céline n’est pas morte, balbutia madame Cordier.
– Ah ! ah ! fit-il.
Il chercha un appui contre un meuble. Et là, la tête penchée sur sa poitrine, il éclata en sanglots.
– Comme cela fait du bien de pleurer un peu, disait-il.
– Seigneur, mon Dieu ! ayez pitié de nous ! murmurait la vieille femme.
Au bout d’un instant, étant parvenu à se calmer, il vint s’asseoir tout près de madame Cordier.
– Mère, dit-il, pour la première fois de ma vie, je crois, je viens de connaître l’épouvante. À cette pensée que Céline, ma chère femme, n’était plus, il m’a semblé que la maison, le ciel s’écroulaient sur moi et que j’étais écrasé… Vous ne me dites rien, pourquoi ne me parlez-vous pas ? N’êtes-vous pas heureuse de me revoir ?
Madame Cordier restait sans voix : la stupeur, une douleur poignante la rendaient muette.
– C’est étrange, reprit-il, je comptais sur un autre accueil…, on dirait que je suis, un étranger pour vous. Céline est allée passer la veillée chez quelqu’un, mais les enfants… ils sont là, ils dorment…
Il indiquait de la main la porte fermée de la seconde chambre.
– Oh ! j’ai hâte de les embrasser, fit-il.
Il se leva, prit la lampe et se dirigea vers la pièce où il pensait trouver ses enfants endormis.
– Étienne, les enfants ne sont pas ici, dit madame Cordier.
– Je ne vous comprends pas, que voulez-vous dire ?
– Céline et eux ne restent plus avec moi.
– Ma femme vous a quittée, vous, sa vieille mère ! Que s’est-il donc passé ?
– Étienne, Étienne… Ah ! vous me faites mourir !
– Ce n’est pas me répondre, cela. Mère, je vous le demande encore une fois : Où est Céline, où sont mes enfants ?
La vieille femme se redressa lentement.
– Je croyais avoir beaucoup souffert dans ma vie, murmura-t-elle ; eh bien ! non, en ce moment seulement je connais les horribles tortures de l’âme et du cœur ! Étienne continua-t-elle en s’adressant au jeune homme, depuis plus de deux ans vous étiez loin d’ici, et rien n’est venu nous dire que vous viviez encore. Pourquoi avez-vous gardé le silence, pourquoi n’avez-vous pas écrit ?
– Pourquoi ? parce que je ne le pouvais pas. Plus tard, mère, plus tard je vous raconterai tout… mais vous devez comprendre que je n’aie en ce moment qu’une seule idée revoir ma femme et mes enfants.
– Nous vous avons cru mort, poursuivit madame Cordier ; Céline, moi, vos parents, tout le monde. Nous avons fait dire des messes pour le repos de votre âme, nous avons porté des habits de deuil.
– À quoi bon me dire tout cela ? vous voyez bien que je ne vous écoute pas.
– Il faut pourtant que vous m’écoutiez, mon fils, il le faut… Céline ne voulait pas croire à votre mort. Elle espérait toujours vous revoir et elle répétait : « Il reviendra. » Le temps passait, les mois s’écoulaient. Les prisonniers étaient tous revenus, et vous n’étiez pas avec eux. D’ici, on écrivit au ministre, – c’est M. Gérard, le maire, qui fit les deux lettres. Le ministre s’informa, vous fit chercher en Prusse, puis un jour Céline reçut un papier qui était votre acte de décès. Comment se fait-il qu’à Paris aussi on vous ait cru mort ? Je n’en sais rien. Nous, ici, nous ne pouvions plus douter ; c’est alors qu’on porta votre deuil. On avait déjà bien pleuré, on pleura encore.
– Oui, fit Étienne, pendant que je souffrais là-bas, ici on était désolé.
– Oh ! oui, bien désolé, reprit madame Cordier. Ainsi, Céline était veuve et ses deux enfants n’avaient plus de père ; c’était triste, bien triste…
– Cette pensée que ma femme me pleurait et qu’elle croyait nos enfants orphelins, me fit souffrir mille fois plus que les brutalités des Prussiens… Mais les jours mauvais sont passés : Dieu rend à la femme qui se croyait veuve son mari et aux enfants leur père.
– Non, Étienne, non, répliqua madame Cordier d’une voix presque solennelle, les mauvais jours ne sont point passés.
Et mentalement, levant les yeux vers le ciel :
– Mon Dieu, donnez-moi la force et soutenez mon courage !
Le jeune homme sentit un frisson courir dans tous ses membres.
– Mère, dit-il d’une voix anxieuse, vos paroles ont fait passer la terreur et l’effroi dans tout mon être. Parlez : quel est l’effroyable malheur qui m’attend ici ?
– Étienne… commença madame Cordier. Puis, détournant la tête :
– Oh ! fit-elle avec désespoir, jamais, jamais je ne pourrai lui dire la vérité !
– Mais, si épouvantable qu’elle soit, cette vérité, je dois, je veux la connaître.
– C’est vrai, vous devez la connaître, répondit douloureusement madame Cordier. Étienne, Céline se croyait veuve… elle s’est remariée !
Il poussa un cri sourd, horrible ; ses yeux s’ouvrirent démesurément, il étendit les bras et tomba à la renverse.
Quand les soins de madame Cordier l’eurent rappelé à la vie, elle l’aida à se relever et à s’asseoir dans un fauteuil. Mais ce ne fut que longtemps après qu’il parvint à ressaisir ses idées et à avoir conscience de son affreuse situation. Soudain il se leva et bondit au milieu de la chambre.
– Mariée ! mariée ! s’exclama-t-il ; mais je ne suis pas mort, ce mariage est nul… Ma femme m’appartient, je la reprendrai, la loi est pour moi.
Puis, marchant de long en large avec agitation, il répétait des phrases et des mots sans suite, incohérents, qui révélaient le trouble de son esprit.
Enfin il se rapprocha de madame Cordier et la pria de lui tout raconter.
Quand elle eut fini, elle ajouta :
– Ne maudissez ni moi, ni Céline, ni Jacques Pérard. C’est parce qu’il vous aimait, c’est en souvenir de l’amitié qui vous unissait qu’il a cru remplir un devoir en épousant Céline et en adoptant vos deux enfants. Céline pouvait-elle méconnaître la générosité de votre ami ? Pouvait-elle résister lorsqu’il s’agissait de l’avenir des enfants ?… Elle ne vous avait pas oublié, pourtant ; elle vous aimait toujours.
– Et maintenant, elle aime Jacques ?
– Je crois qu’elle commence à l’aimer.
Le malheureux poussa un profond soupir, et des larmes trop longtemps retenues s’échappèrent en abondance et baignèrent ses joues.
– Ah ! reprit madame Cordier, si un mot de vous était venu nous dire que vous existiez, c’est la joie, c’est le bonheur, qui accueilleraient aujourd’hui votre retour… Pourquoi n’avez-vous pas écrit ?
Je vais vous le dire :
« Un jour, il n’y avait pas deux semaines que j’étais en Prusse, – pour avoir refusé de faire une corvée qui me répugnait, laquelle d’ailleurs n’était pas dans mon service, un officier prussien, à peine âgé de vingt ans, cingla ma figure avec une baguette qu’il tenait à la main. Furieux, je m’élançai sur lui et le frappai violemment au visage. On m’arrêta, et je fus jeté dans un cachot. Je passai devant une sorte de conseil de guerre qui me condamna à mort. J’attendais le moment fatal, et j’avais écrit une lettre que j’espérais faire parvenir à Céline. Je pensais que cette dernière consolation ne serait pas refusée à un mourant. Le lendemain on vint me prendre dans ma prison, mais au lieu de me conduire devant un peloton d’exécution, on me mena au chemin de fer et je partis pour le fond de la Prusse, du côté de la Pologne. Je n’ai jamais su ni pourquoi ni grâce à quelle intervention ma peine avait été commuée en celle de la prison perpétuelle dans une forteresse.
» Entre les quatre murs d’une cellule étroite et glacée, si basse de voûte que je ne pouvais m’y tenir debout, voyant à peine le jour, le soleil jamais, il m’est impossible de dire les souffrances que j’ai endurées. Vingt fois, cent fois, j’ai demandé la permission d’écrire et supplié qu’on fît passer de mes nouvelles en France. Toujours on avait l’air de ne pas comprendre, ou on me répondait par des ricanements farouches. J’aurais pu, peut-être, acheter ce service ; mais je n’avais pas sur moi de l’or pour payer la complaisance de mes geôliers. Et c’est dans les larmes, le désespoir ou des transports de colère et de rage impuissante que j’ai passé de longs mois, ignorant tout et n’entendant jamais parler qu’une langue détestée que je ne comprends pas. Enfin, il y a un mois, je parvins à tromper la vigilance de mes gardiens et à m’échapper de ma prison en risquant vingt fois ma vie. C’est en mendiant à travers la Hongrie, l’Autriche, l’Italie et la France, que j’ai fait la route à pied.
» Je revenais pour eux ; hélas ! je ne croyais pas que le bonheur me fût à jamais défendu. Pourquoi, condamné à mort, n’ai-je pas été fusillé ?… Pourquoi ne suis-je pas mort dans mon cachot ?… Pourquoi, en m’évadant, n’ai-je pas reçu dans la tête la balle d’une sentinelle ?… pourquoi ? pourquoi ? Ah ! je le comprends !… il fallait qu’une nouvelle douleur, une douleur épouvantable, inouïe, me fit en un instant oublier toutes les autres.
Ah ! s’écria-t-il les doigts crispés sur son crâne, maudit soit le jour où je suis né !… »
Après cette dernière explosion de son désespoir, ses bras tombèrent inertes à, ses côtés, sa tête s’inclina, et il resta immobile, comme écrasé sous le poids de son malheur et de la fatalité.
– Étienne, qu’allons-nous faire ? demanda madame Cordier d’une voix tremblante.
– Il est tard, répondit-il ; vous, ma mère, vous allez vous reposer. Moi, si vous le permettez, je passerai le reste de la nuit Ici, sur cette chaise.
– N’êtes-vous pas ici dans votre maison, mon cher enfant ?
– C’est vrai, fit-il avec un sourire navrant.
– Étienne, vous devez être très fatigué, je vous cède mon lit ; je veillerai jusqu’au jour dans mon fauteuil.
– Non, dit-il, non, je ne veux pas me coucher. Ah ! ah ! ah ! fit-il avec un rire étrange, me coucher, dormir… comme ce serait facile ! Demain, je ne dis pas, oui, demain…
– Alors, je resterai près de vous, Étienne : je ne veux pas vous quitter.