VI

Après une résistance admirable, dans le Nord, avec Faidherbe, dans l’Est, avec Bourbaki, et dans l’Ouest, avec Chanzy, Paris, qui depuis quatre mois et demi tenait en échec deux cent cinquante mille Prussiens, Paris affamé, sans pain, agonisant, fut forcé de capituler.

Dès le mois de mars, aussitôt après la paix signée, l’Allemagne commença à rendre ses prisonniers. Nous n’avions pas moins de quatre cent mille hommes en captivité.

Jacques Pérard revint à Essex. Il souffrait encore des suites de sa blessure, mais la plaie était cicatrisée et guérie. Il avait été séparé d’Étienne Radoux dès le premier jour de leur captivité. En Allemagne, il avait cherché à savoir où il se trouvait ; mais il ne put obtenir aucun renseignement précis. Il rassura Céline en lui disant qu’Étienne avait été fait prisonnier en se dévouant pour lui, qu’il n’avait reçu aucune blessure et qu’elle pouvait espérer son retour prochain.

La jeune femme s’arma de courage et de patience.

Cependant les mois s’écoulaient, et on attendait en vain des nouvelles d’Étienne. Les prisonniers étaient tous revenus, à l’exception d’un petit nombre de malades. Étienne était-il donc parmi ces derniers ? Mais il devait avoir besoin d’argent, de vêtements, et, chose plus précieuse encore pour un captif, de nouvelles de ses enfants, de sa femme et de ses parents. Pourquoi n’écrivait-il pas ?

Céline ne cherchait plus à cacher son inquiétude, ses angoisses, de noirs pressentiments l’agitaient, ses nuits étaient sans sommeil, les belles couleurs de ses joues s’effaçaient, ses yeux s’entouraient d’un cercle bleuâtre, car elle pleurait souvent, tous les jours, en pensant à l’absent et en embrassant les jumeaux. Tout le monde prenait part à sa peine, les marques de sympathie ne lui manquaient point. On tâchait de la consoler en lui parlant d’espérance.

– Pour me consoler, il me faut le retour de mon mari, répondait-elle, ou une lettre de lui.

Et comme Étienne ne revenait pas et qu’aucune lettre n’arrivait, la pauvre Céline restait désolée.

Étienne Radoux était-il mort ? La jeune femme avait eu plus d’une fois cette sinistre pensée ; elle la repoussa d’abord avec énergie, elle ne pouvait croire à un si grand malheur ; mais elle revint avec plus d’opiniâtreté et il ne lui fut plus possible de l’éloigner. Certes, le silence d’Étienne et onze mois écoulés depuis la signature de la paix ne justifiaient que trop ses appréhensions.

On avait adressé deux lettres au ministre de la guerre. En réponse à la première, il promettait de faire faire immédiatement d’actives recherches au sujet du sergent Étienne Radoux et de réclamer le prisonnier à l’autorité prussienne. Il n’avait pas encore répondu à la seconde demande. Quand on en parlait à la jeune femme, elle remuait tristement la tête en disant :

– Je sais à quoi m’en tenir, le ministre ne me répondra plus.

Elle se trompait. Un matin, le facteur apporta une grande lettre. Elle venait du bureau du ministère de la guerre et était cachetée de cire noire. L’enveloppe contenait l’extrait de l’acte de décès du sergent Radoux, lequel avait été dressé au ministère, d’après des renseignements recueillis en Prusse.

Céline poussa un cri terrible et tomba roide sur le carreau. Quand elle revint à la vie, elle prit ses enfants dans ses bras et les pressa sur son cœur en les couvrant de baisers. Ses yeux restèrent secs ; elle avait versé tant de larmes depuis un an, qu’elle ne pouvait plus pleurer. Mais les gémissements et les larmes ne sont pas toujours l’expression de la plus vive douleur.

– Je le porterai longtemps, dit-elle la première fois qu’elle mit son vêtement de veuve.

Madame Pérard prit le deuil comme la mère Radoux. Étienne n’était-il pas aussi son enfant ? Le dimanche suivant, elle vit un large crêpe au chapeau de son fils. Jacques portait le deuil de son frère.

L’été arriva, avec ses beaux jours de soleil et de joie ; mais pour Céline il ne pouvait pas y avoir de beaux jours, et encore moins de joie.

On rentra les moissons qui, en cette année 1872, furent exceptionnellement abondantes. Cette magnifique récolte de céréales venait soulager beaucoup de souffrances causées par la guerre et réparer une partie des pertes cruelles éprouvées par nos campagnes. À la ferme Pérard, on s’aperçut que les deux meilleurs bras manquaient au travail. Après la fauchaison des regains, qui est, avant la semaine du blé et le battage des grains, le dernier ouvrage important de l’année pour les cultivateurs, Jacques Pérard vint trouver la veuve d’Étienne Radoux.

La jeune femme remarqua qu’il était ému plus que d’habitude et qu’il avait l’air contraint et embarrassé.

– Céline, dit Jacques d’un ton plein de gravité, je viens vous voir aujourd’hui pour causer sérieusement avec vous. Ce que j’ai à vous dire est très délicat, mais j’ai l’espoir que vous m’écouterez.

Elle la regarda avec surprise.

– D’abord, continua-t-il, je vais vous confier un secret, puis je vous adresserai une demande. Vous savez combien nous nous aimions, Étienne et moi ; cette amitié datait de notre enfance. Quand il partit la première fois, vous aviez dix-huit ans, Céline, et vous étiez sa fiancée. Afin de vous consoler de son absence, obéissant d’ailleurs à ses vives recommandations, je vous vis souvent ; assis près de vous, comme en ce moment, nous causions longuement de lui et de mille autres choses. J’éprouvais un charme infini à entendre le son de votre voix, et nos causeries, qui devinrent de plus en plus intimes, me procuraient un plaisir que je n’avais jamais ressenti. Que vous dirai-je encore, Céline ? À votre insu, et sans que je m’en doutasse moi-même, je vous aimais.

La jeune femme tressaillit, mais elle laissa Jacques continuer.

– Quand je découvris ce qui se passait en moi, il était déjà trop tard pour mettre mon cœur en garde contre le danger. Je continuai à vous voir et j’éprouvais comme de la joie à aggraver le mal que je m’étais fait. Du reste, ce mal, cet amour sans espoir était mon bonheur ! Vous aimiez Étienne, je savais combien il vous aimait aussi ; pour ne pas vous effrayer, je mis le plus grand soin à vous cacher mon secret. D’ailleurs, j’avais honte de me l’avouer à moi-même. Souvent je me faisais des reproches sévères en me disant que je trahissais l’amitié.

» Ah ! si Étienne n’avait pas été mon ami, mon frère, si vous ne l’aviez pas aimé, je me serais mis à vos genoux et je vous aurais dit : Céline, je vous aime ; si vous ne me trouvez pas indigne de vous, soyez ma femme !

» J’eus pourtant des instants d’illusion ; j’espérais qu’Étienne, éloigné de vous, ne se souviendrait plus à son retour de sa promesse de vous épouser. Quand j’avais cette pensée, je ne songeais point à vous. Je ne prévoyais pas votre chagrin. L’égoïsme du cœur est impitoyable !

Étienne revint ; il ne vous avait pas oubliée. Je fus en même temps heureux et désespéré. Avec l’aide de ma raison, l’amitié l’emporta sur mon fatal amour ; mais ce ne fut pas sans souffrir beaucoup que j’obtins cette victoire. J’étouffai le sentiment de jalousie qui s’était placé dans mon cœur à côté de mon affection pour vous, et le jour où je reconnus que mon amitié pour Étienne n’était ni moins vive, ni moins sincère, il me sembla que j’étais débarrassé d’un poids énorme. Alors je relevai la tête, j’osai me retrouver en votre présence et regarder mon ami sans rougir.

» La naissance de vos chers enfants vint encore en aide à ma guérison commencée. Je partageai votre joie, et, à ce signe, je reconnus que j’étais redevenu digne de vous, Céline, de lui et de moi-même. Oui, j’avais guéri la plaie de mon cœur ; mais une racine y était restée. Et cette racine, comme celle d’une plante vivace, a repris de la force, s’est étendue et a fait renaître l’amour.

» Vous êtes veuve, Céline, voilà pourquoi je vous ai dit mon secret. C’est aussi un peu une confession, et le coupable incline sa tête devant vous en implorant son pardon ».

Depuis un instant, la jeune femme avait cessé de tirer son aiguille, mais ses yeux restaient fixés sur son ouvrage.

– Monsieur Jacques, répondit-elle d’une voix tremblante en montrant au jeune homme son beau visage rougissant, vous n’avez aucun pardon à me demander. Étienne n’est plus, j’ai pu entendre vos paroles sans me trouver offensée ; mais, si je vous ai bien compris, vous ne m’avez parlé si longuement de votre affection pour moi, – un sentiment dont je suis très honorée, monsieur Jacques, que pour me préparer à accepter une demande que vous voulez me faire…

– Oui, Céline. Ce que je ne pouvais vous dire autrefois, je vous le dis aujourd’hui ; Voulez-vous devenir ma femme ?

– Monsieur Jacques, je suis déjà vieille, j’ai deux enfants, vous connaissez ma pauvreté ; je ne possède d’autre bien que mon aiguille, l’instrument de mon travail ; je ne suis pas la femme qui convient au fils unique de M. Pérard.

– Les qualités de votre cœur, vos vertus, Céline, valent mieux que ma fortune. D’ailleurs, nous n’avons pas à débattre ici des questions d’intérêt je les laisse de côté lorsqu’il s’agit de mon bonheur, de notre bonheur, si vous voulez me permettre de m’exprimer ainsi.

– C’est pour cela, monsieur Jacques, c’est parce que vous oubliez vos intérêts que je vous parle de la distance qui nous sépare.

– Et que vous refusez d’être ma femme, ajouta-t-il tristement.

– Jacques, ne dites pas que je refuse !

– C’est bien cela, pourtant : vous n’aimez pas l’ami d’Étienne ; qui sait, vous le haïssez peut-être !…

– Et pourquoi vous haïrais-je, mon Dieu ? s’écria-t-elle ; vous, toujours si bon et si dévoué pour moi.

– Céline, reprit-il eu se rapprochant, vous savez que mon père et ma mère seront heureux de vous nommer leur fille ; ce n’est donc point la crainte d’être repoussée par eux qui vous empêche d’accepter ma demande. Soyez franche, Céline, dites-moi toute votre pensée.

Elle releva lentement la tête, et il vit ses yeux humides. Sans rien dire, elle étendit le bras et lui montra les jumeaux qui jouaient dans la poussière à l’ombre d’un gros noyer.

Il comprit.

– Vos enfants ne sont point séparés de vous dans mon cœur et ma pensée, dit-il vivement ; les orphelins d’Étienne Radoux seront mes enfants au même titre que ceux que je pourrai avoir. Mon intention a toujours été de les adopter en vous donnant mon nom. Je n’oublie pas ce que je dois à la mémoire d’Étienne et je vous connais trop bien, Céline, pour avoir pu supposer que vous associeriez votre existence à la mienne sans me demander pour vos enfants la place qui leur est due dans la famille.

– Votre cœur est grand et généreux, Jacques, répondit-elle.

– Vous l’occupez tout entier avec vos enfants.

– Chers petits !

– Ils ont retrouvé un père.

Le visage le la jeune femme s’éclaira et parut rayonnant.

– Ainsi, vous voulez être leur père ? fit-elle.

– Oui.

– Et vous les aimerez beaucoup ?

– Peut-être plus que s’ils étaient les miens.

Elle avança sa main et la mit dans celle du jeune homme.

– Étienne, votre ami n’est pas oublié, lui dit-elle ; mais je vous aimerai.

Un mois après, la veuve d’Étienne Radoux était la femme de Jacques Pérard.

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