Ils grandirent.
Justin ne mena plus au pré les vaches et les bœufs de son père.
Justine cessa de garder les oies. Ses parents lui firent apprendre l’état de couturière.
Les jeunes gens ne se voyaient plus aussi facilement qu’autrefois, mais ils pensaient toujours l’un à l’autre.
Il y a dans le passé de chaque être humain des souvenirs que rien ne peut effacer.
Quand ils se rencontraient et que Justin lui adressait la parole, Justine devenait rouge comme une cerise de Montmorency. Elle avait appris à rougir en même temps qu’à tirer l’aiguille.
Le dimanche, Justin venait la prendre pour la conduire au bal ; elle se faisait belle à son intention. Il la trouvait charmante et il le lui disait. Le cœur de Justine bondissait de plaisir.
Aucune autre n’était plus gracieuse et plus légère dans les quadrilles. Tous les jeunes garçons l’admiraient et l’invitaient à danser. Elle ne dédaignait personne ; mais elle savait trouver le moyen de danser avec Justin plus souvent qu’avec les autres.
Un jour, Justine eut dix-huit ans.
C’était une belle fille blonde comme un épi, avec une taille de sylphide ; ses yeux, bleus comme l’eau d’un lac, avaient le regard d’une Andalouse. Sa bouche était une rose entr’ouverte. Ses dents transparentes et blanches comme neige ressemblaient à des perles fines enchâssées dans du corail. Elle avait le pied mignon et une petite main de princesse.
On parlait de sa beauté à dix lieues à la ronde, et ceux qui l’avaient vue n’hésitaient pas à la citer comme une merveille.
Grand était le nombre de ses admirateurs. Les moins timides la demandèrent en mariage. Elle les refusa. Du reste, elle ne permit à aucun de lui faire la cour.
Néanmoins, le découragement des uns encourageait les autres, et, loin de diminuer, le nombre des prétendants augmentait.
Justine se souvenait du temps où elle gardait les oies.
Elle pensait à Justin.
Un matin que Justin se rendait à un village voisin où elle était appelée pour confectionner une robe de mariée, Justin la rejoignit sur la route. Il avait une figure de don Quichotte, et, contre l’ordinaire, il était embarrassé et baissait les yeux.
– Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-elle.
Il poussa un soupir.
– Ma chère Justine, répondit-il, je vais me marier, mon père le veut…
Elle devint très pâle.
Il reprit :
– Mais c’est toi que j’aurais préférée, toi, tu le sais.
– Et tu prends une autre femme ! s’écria-t-elle.
– Il le faut bien puisque mon père le veut. Il ne te trouve pas assez riche.
– Ah ! je suis très pauvre, en effet… Qui est celle que tu épouses ?
– Ma cousine Hortense, la fille unique du frère de mon père, le propriétaire de la ferme des Charmes.
– Reçois mes félicitations, Justin, tu fais là un beau mariage.
Sur ces mots elle s’éloigna rapidement.
Quand elle fut un peu loin, elle se retourna. Justin était resté à la même place ; il n’avait pas osé la suivre.
Alors elle se prit à sangloter et continua son chemin en pleurant à chaudes larmes.
Justin était marié. Il avait quitté le pays pour aller demeurer aux Charmes, on son beau père le mit à la tête de l’exploitation de la ferme.
Justine avait perdu sa gaieté et ses fraîches couleurs. Tout cela s’en était allé avec les riantes et belles illusions de sa jeunesse. Maintenant, chacun de ses souvenirs d’enfance contenait une douleur.
Elle disait adieu à l’amitié, à l’avenir, à toutes les joies rêvées. Plus de plaisirs, plus de chansons aux lèvres !…
Après s’être épanouie en pleine lumière, elle descendait dans la nuit. Elle passait à pleurer les heures que ses compagnes employaient à s’amuser.
Il y a des larmes qui devraient être recueillies dans des urnes d’or.
Au bout de deux ans elle n’avait pas encore oublié ; la blessure faite à son cœur était toujours saignante. Mais sa fierté, aidant, elle paraissait consolée.
Un jeune homme du pays, déjà repoussé une fois, hasarda une nouvelle demande en mariage. Celle-ci fut accueillie.
De tous ceux qui aspiraient à la main de Justine, ce jeune homme était peut-être le moins digne. N’importe, elle se maria.
Seulement, elle ne sut jamais bien pourquoi. Peu de temps après elle revit Justin.
Il portait un crêpe à son chapeau. Il venait de perdre sa femme.
– Ah ! Justine, lui dit-il, pourquoi t’es-tu tant pressée ?… Si tu n’étais pas mariée, nous pourrions être heureux maintenant, car je suis libre, riche, et je t’aime toujours…
Elle ne voulut pas se souvenir qu’il l’avait sacrifiée.
– C’est vrai, répondit-elle tristement.
– Ainsi, tu ne m’as pas oublié ?
– Non.
– Oh ! je déteste ton mari ! un ivrogne, un brutal, un mange-tout !… Sûrement il ne te rend pas heureuse.
Justine soupira.
– J’ai même entendu dire qu’il te battait. Justine baissa les yeux.
– Le misérable ! s’écria Justin d’une voix sourde.
– Il est mon mari, répliqua-t-elle, et si je suis sa femme, c’est que je l’ai voulu.
– C’est vrai. Mais, dis-moi, Justine, si tu devenais veuve, te remarierais-tu avec moi ?
– Oui.
– Tu me le promets ! C’est bien, j’attendrai que tu sois veuve.
– Mon mari n’a guère envie de mourir, dit-elle en souriant ; tu auras longtemps à attendre.
– J’attendrai quarante ans s’il le faut ! s’écria-t-il.
Et ils se séparèrent.