Justin resta fidèle à sa promesse pendant cinq ans. Au bout de ce temps, voyant que le mari de Justine continuait à jouir d’une santé excellente, il songea à se remarier, ce qu’il fit immédiatement.
Or, il y avait à peine un mois qu’il s’était donné une seconde femme, lorsqu’il apprit que le mari de Justine venait de mourir subitement à la suite d’une soirée passée au cabaret, pendant laquelle il avait trop fêté la bouteille.
– La fatalité nous poursuit ! s’écria-t-il. Il est donc écrit que nous ne serons jamais heureux, Justine et moi ?…
Il prit sa tête dans ses mains et s’arracha une poignée de cheveux.
Le soir, comme sa jeune femme se plaignait de ce qu’il était triste et peu aimable pour elle, il fut pris d’un accès de colère subite et lui donna un soufflet.
C’était le premier, ce ne fut pas le dernier.
Un matin, Justin reçut la lettre suivante, dont nous croyons devoir corriger les fautes d’orthographe :
« Mon mari est mort. Le malheureux a été châtié par ce qu’il aimait le plus au monde : le vin et l’eau-de-vie. Tu dois avoir appris déjà cette nouvelle, comme j’ai su moi-même celle de ton second mariage.
» Tu n’as pas été fidèle à ta promesse ; mais je ne saurais t’en vouloir : tu as attendu cinq ans, mon amour-propre est satisfait. Je regrette que ta patience n’ait pas tenu deux mois de plus. Je porte des vêtements noirs, il faut cela pour le monde ; mais je ne suis pas une veuve désolée, au contraire. Je laisse à mes robes le soin de pleurer le défunt.
» Je pars demain pour Paris, où je vais travailler chez une grande couturière, qui m’a fait des offres avantageuses.
» Mon pauvre ami, nous voilà séparés pour toujours ; nous ne nous reverrons probablement jamais. Je n’ai pas voulu quitter le pays sans te dire adieu et sans te promettre, à mon tour, de rester veuve éternellement.
» J’ai trop mal réussi une première fois pour être tentée de recommencer.
» JUSTINE. »
Quinze ans plus tard, Justin mit en terre sa seconde femme.
Il avait alors quarante-trois ans, ses cheveux grisonnaient.
Il n’avait pas oublié Justine, mais il ignorait absolument ce qu’elle était devenue. Elle n’avait pas reparu dans le pays, et on ne put lui donner sur son sort que de vagues renseignements. Cela lui parut suffisant. Il mit de l’or dans ses poches et prit la route de Paris…
Il retrouva sa Justine… mariée et mère de quatre enfants.
Il hésita à la reconnaître. Il fallut qu’elle lui répétât plusieurs fois :
« C’est moi. »
Alors ses bras tombèrent à ses côtés et il poussa un soupir.
Oui, c’était bien Justine ; mais après la naissance de chacun de ses enfants elle avait perdu deux dents et quelques-uns de ses blonds cheveux. Sous un embonpoint quelque peu exagéré, Justin chercha en vain la taille mince et flexible de la gracieuse fillette qui le nommait autrefois son roi. Sa voix, douce et mélodieuse jadis, ressemblait maintenant à celle d’un tambour-major.
Il ne restait plus rien de Justine, la charmante gardeuse d’oies.
– Nous sommes un peu changés, mon vieux, lui dit-elle ; que veux-tu, nous avons vieilli… Qu’est-ce qui t’amène à Paris !
– J’ai fait ce voyage exprès pour toi ; je suis veuf et je venais… Ah ! Justine, pourquoi es-tu mariée ?
– Encore une sottise que j’ai faite.
– Es-tu heureuse ?
– Heureuse ! ne m’en parle pas. Mon second mari est un peu moins ivrogne que le premier, mais il est plus brutal encore. L’autre me battait tous les soirs, quand il rentrait ivre ; celui-ci m’assomme de coups soir et matin. Ah ! je pense à toi souvent, mon pauvre Justin ! Autrefois, c’était le bon temps. Que de regrets !…
– Tu ne m’as donc pas oublié ?
– Non.
– C’est singulier, pensa Justin en quittant Justine, elle est beaucoup moins bien, on pourrait même dire qu’elle n’est plus bien du tout ; cependant j’ai toujours là, dans le cœur, quelque chose pour elle.
Il revint dans son pays, et l’année suivante il convola en troisièmes noces.