II

Il marchait lentement, les deux mains derrière le dos et la tête légèrement inclinée. De temps à autre il souriait ; il souriait à ses pensées, il souriait à son ambition, à son rêve.

Lorsqu’il passa devant une des plus petites, mais des plus jolies maisons de Charville, les rideaux blancs d’une fenêtre s’écartèrent un peu, et une ravissante jeune fille de dix-sept ans, fraîche comme la rose du matin, montra sa tête gracieuse, et le suivit des yeux aussi longtemps qu’elle pût le voir. Quand il eut disparu, un soupir s’échappa de sa poitrine et elle se retira tristement. Deux larmes, semblables à deux gouttes de rosée se suspendirent aux franges soyeuses de ses paupières.

Absorbé dans sa rêverie, le jeune homme ne l’avait pas remarquée. Aucune de ses pensées n’était pour la jeune fille. Elle le savait, la chère petite, et elle souffrait beaucoup de se voir ainsi oubliée et dédaignée par celui qui avait été son ami dès l’enfance.

Elle s’assit et prit machinalement sa broderie ; mais elle y travailla distraitement. Sa figure, tout à l’heure souriante, avait pris une expression presque douloureuse.

– C’est fini, se dit-elle, il ne pense plus à moi ; mademoiselle Marguerite Velleroy m’a pris son amitié.

Le jeune homme rentra chez son père.

– Enfin, te voilà, Philippe, dit le fermier ; qu’as-tu donc fait si longtemps dans les champs ?

– Je regardais le ciel chargé d’électricité, j’admirais les effets de la tempête, le spectacle grandiose du ciel en feu. Ah ! mon père, comme tout cela est beau !…

– Mon pauvre ami, tu as des idées bien singulières ; Dieu sait où elles te conduiront.

– À la gloire, mon père, répondit le jeune homme, dont le regard étincela.

Le vieux fermier hocha la tête.

– Je ne sais ce que tu entends par là, mon garçon, dit-il ; la gloire qu’on rêve n’est souvent qu’une fumée. Tu as de l’ambition, je ne t’en fais pas un crime ; mais cela me chagrine, parce que je sens qu’elle te perdra, ton ambition. Prends garde, mon fils, prends garde ! Mon père a cultivé la terre toute sa vie ; moi, j’ai suivi son exemple et je m’en trouve bien : je suis heureux autant qu’on peut l’être. Philippe, prends aussi exemple sur ton frère aîné ; pourquoi ne fais-tu pas comme lui ?

– Mon frère aime te travail des champs, père, et ma vocation m’en éloigne.

– Oui et au lieu de travailler avec lui pour soulager ton vieux père, tu t’amuses à faire des arbres, des chevaux, des vaches, des moutons avec un crayon. Il n’est pas jusqu’à notre maire que tu n’aies dessiné avec son gros ventre et son feutre sur l’oreille. Sais-tu ce qu’on dit de toi dans le pays ?

– Non, mon père, mais je m’en doute un peu.

– Les mauvaises langues n’y manquent point ; nous n’avons jamais fait de mal à personne, cependant nous avons des ennemis, les envieux et les malintentionnés. Eh bien, les uns disent que tu es un fainéant, que tu te crois trop grand seigneur pour travailler à la terre ; les autres affirment que tu deviens fou. Tous ces bavardages ne me font pas plaisir, Philippe ; c’est à toi de les faire taire en te mettant sérieusement et courageusement au travail.

– Mon père, j’ai déjà essayé bien des fois, je n’ai pas réussi…

– Tu ne peux cependant pas rester à rien faire, mon garçon.

– C’est vrai, mon père.

– Vois-tu, Philippe, cet homme, qui s’est arrêté chez nous l’année dernière, t’a perdu. Cet homme est ton mauvais génie.

– Vous vous trompez, mon père, l’année dernière, j’avais déjà les mêmes idées. Corot, le grand peintre de la nature, a vu mes essais, il m’a encouragé et m’a engagé à continuer mes études… Ne vous a-t-il pas dit à vous-même, mon père, que j’avais là un trésor, ajouta le jeune homme en se touchant le front.

– Des bêtises, des bêtises ! je ne crois pas à ces trésors-là.

– Pourquoi, mon père ?

– Parce que tes idées me font l’effet des coquelicots et des bluets dans mes blés, répondit le vieillard en secouant la tête ; c’est joli, ça brille et tire l’œil mais ça ne rapporte rien.

– Je suis plein de confiance dans l’avenir, mon père ; avec de la volonté et du courage j’arriverai.

Le père se mit à siffler entre ses dents l’air : Va-t’en voir s’ils viennent, Jean.

Philippe continua :

– Depuis longtemps je veux vous faire une demande, mon père ; j’ai hésité beaucoup, mais puisqu’il faut que cela soit, je me décide à vous l’adresser aujourd’hui.

Le fermier regarda son fils avec surprise et anxiété.

– Voyons, parle, lui dit-il.

– Mon père, je désire aller à Paris.

– À Paris ! s’écria le vieillard.

– Oui, mon père. Je vous en prie, laissez-moi partir.

– À Paris, toi, seul ! Es-tu réellement fou, Philippe ?

– Je ne le crois pas.

– Mais, malheureux, que ferais-tu dans cette ville immense qui est tout un monde ?

– Je trouverai des maîtres, je travaillerai.

– Folie ! tu ne connais personne à Paris.

– Vous oubliez le peintre illustre dont nous parlions il y a un instant.

– M. Corot ? Oh ! il y a longtemps qu’il ne se souvient plus de toi.

– Vous vous trompez, mon père, répondit le jeune homme en souriant.

Il tira de sa poche une lettre et la mit dans la main du vieillard.

C’était une réponse du grand paysagiste à une lettre du jeune paysan.

« Puisque vous ne vous effrayez pas devant les difficultés à vaincre » écrivait Corot, « puisque la peinture, art trop souvent ingrat, est décidément votre vocation, venez à Paris ; vous trouverez en moi un maître et un ami. »

– Et tu crois que je vais te laisser partir ? s’écria le vieillard après avoir lu ; est-ce que je pourrais vivre te sachant perdu dans ce Paris dont on dit tant de mal, ce gouffre béant toujours prêt à recevoir de nouvelles victimes ? Non, non, tu ne quitteras pas ton vieux bonhomme de père. Tu es au moins sûr qu’il t’aime, celui-là.

– Oh ! oui, mon père, je sais que vous m’aimez ; mais c’est au nom de cette affection que je vous supplie de ne pas me retenir à Charville. Je le sens, ici je ne ferai jamais rien. Il s’agit de mon avenir, de mon bonheur, mon père. Ne me refusez pas ce que je vous demande.

Le vieillard appuya sa tête dans ses mains et resta un instant livré à ses pensées.

– Eh bien ! mon père ? interrogea le jeune homme.

– Combien faudra-t-il que tu restes de temps à Paris ? demanda le fermier en relevant la tête.

– Cinq ou six ans, mon père.

– Et quand veux-tu me quitter ?

– Aussitôt que vous me permettrez, mon père, répondit le jeune homme.

Son visage était rayonnant.

– Nous en parlerons demain, reprit le fermier. Avec quoi vivras-tu à Paris ?

– Les six cents francs de rente qui me viennent de ma mère me suffiront, je pense.

– Tu penses, reprit le père en souriant. À tes six cents francs j’en ajouterai six cents autres, et tu verras si tu en as beaucoup de reste. Mais c’est tout ce que je pourrai faire pour toi.

Philippe se jeta au cou de son père et l’embrassa avec effusion.

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