VI

Après être resté un mois étendu sur son lit, Philippe Varinot avait pu se lever. Il reprenait peu à peu ses forces. Enfin, au milieu de la sixième semaine, le médecin déclara qu’il pouvait sans danger se remettre au travail, à condition, toutefois, de ne pas trop se fatiguer.

– Monsieur Philippe, j’espère que vous êtes content, lui dit sa femme de ménage après le départ du docteur ; vous allez pouvoir reprendre, dès aujourd’hui, votre palette et vos chers pinceaux.

Le jeune artiste jeta sur la porte de son atelier un regard plein de tristesse.

– À quoi bon ? fit-il.

– Seriez-vous découragé ?

– Absolument.

– Mais vous avez encore quinze jours devant vous, monsieur Philippe ; avec votre habileté…

– Non, je ne donnerai rien au salon cette année.

– Et vos tableaux presque terminés ?

– Ils resteront où ils sont, répondit-il.

Et un sourire amer crispa ses lèvres.

– Ceux-là ne sont rien, se disait-il ; seul, celui que j’ai été forcé de vendre était tout.

Il poussa un soupir de regret, et son front s’assombrit encore.

– La personne qui venait tous les jours prendre de mes nouvelles chez la concierge n’est pas revenue ? demanda-t-il au bout d’un instant.

– Depuis que vous êtes hors de danger elle n’a plus reparu.

– C’est étrange, murmura-t-il. Il se leva et se mit à marcher dans sa chambre, en se tenant à distance de la porte de l’atelier, comme s’il eût craint d’avoir la tentation de l’ouvrir.

La femme de ménage, qui l’observait d’un œil impatient, lui dit tout à coup :

– Monsieur Philippe, entrez donc dans votre atelier, vous verrez si j’en ai eu soin pendant votre maladie. Tout y est propre, bien rangé ; si vous êtes content, un petit compliment de votre part me ferait bien plaisir.

– S’il ne faut que cela pour votre bonheur, je le veux bien.

– Eh bien, monsieur Philippe, entrez, dit-elle en ouvrant la porte.

Le jeune homme s’avança sur le seuil. Aussitôt il jeta un cri de surprise et de joie. Devant lui, sur son chevalet, il voyait la toile qu’il avait cru pour toujours sortie de ses mains.

Il se tourna vivement vers la femme de ménage. Elle souriait.

– Comment se fait-il ?… balbutia-t-il.

– C’est simple, tout à fait simple, monsieur Philippe. J’avais vendu le tableau par votre ordre et, il y a cinq jours, il a été rapporté chez la concierge. Je l’ai pris et remis là, à sa place, pendant votre sommeil.

– Est-ce M. X… qui me l’a renvoyé ?

– Quant à ça, monsieur Philippe, je l’ignore. La personne qui l’a rapporté est la même qui venait tous les jours savoir de vos nouvelles.

– Une vieille dame, m’avez-vous dit ?

– Oui, et qui venait toujours en voiture.

L’artiste entra dans l’atelier, s’assit sur un escabeau et resta un quart d’heure absorbé dans ses pensées. Il cherchait à deviner le mystère.

Soudain, il se leva, le front rayonnant, une flamme dans le regard. Il prit sa palette sur laquelle il fit tomber des couleurs, saisit ses pinceaux et se plaça devant le chevalet.

Derrière lui, la porte de l’atelier se referma doucement.

Philippe Varinot travaillait.

Le lendemain, se sentant assez fort pour sortir, il alla faire une visite au marchand de tableaux de la rue Laffitte. Il l’accabla de questions au sujet du tableau mystérieusement renvoyé chez lui.

– Je suis de votre avis, répondit M. X…, c’est très singulier ; mais je ne comprends pas plus que vous. Le jour même où je vous ai acheté le tableau, j’ai trouvé un amateur et je m’en suis dessaisi avec un petit bénéfice.

– Vous savez le nom de cet amateur ?

– Ma foi non ; il a payé, emporté la toile, et je n’en ai plus entendu parler.

– Monsieur X… vous ne me dites pas la vérité. Pourquoi ne point m’avouer tout de suite qu’on vous a fait promettre de rester muet à mes questions.

– Admettons que cela soit, monsieur Varinot, vous ne serez pas plus avancé dans vos recherches.

– Peut-être. Permettez-moi encore une question : l’amateur qui vous a acheté mon tableau est-il un homme ou une femme ?

– Une femme, répondit le marchand en souriant.

– Jeune ?

– Je ne me souviens plus ; d’ailleurs elles étaient deux.

Le jeune homme sortit de la boutique. Après avoir fait une vingtaine de pas, il s’arrêta tout à coup au milieu du trottoir et se frappa le front. Un rayon de lumière venait de traverser sa pensée.

– Marguerite ! s’écria-t-il ; c’est Marguerite !

Il rentra chez lui en proie à une vive agitation. Mais il se calma subitement en se retrouvant en présence de ses trois tableaux inachevés.

– Allons, se dit-il, il me reste quatorze jours, c’est le temps suffisant ; tant que j’aurai un coup de pinceau à donner, je ne mettrai pas les pieds dans la rue. Le succès me paraît certain, je ne veux pas qu’il m’échappe.

Les tableaux furent terminés deux jours avant le dernier délai accordé aux artistes pour là présentation de leurs ouvrages, et admis tous les trois à l’exposition des Beaux-Arts.

Le succès de Philippe Varinot fut complet. Les journaux firent de lui les plus grands éloges. Les critiques les plus difficiles le louèrent sans réserve.

Il fut déclaré que son principal tableau, « la Rosée d’avril », était un chef-d’œuvre. Le public s’empressa de ratifier le jugement porté par l’unanimité de la presse ; il acclama Philippe Varinot comme un triomphateur.

Plusieurs personnes se présentèrent pour acheter les tableaux exposés. Un Anglais offrit d’abord dix mille francs de la Rosée. Le jeune artiste répondit que ce tableau n’était pas à vendre. Le lendemain, un boyard russe mettait quatre mille roubles d’or (plus de vingt mille francs) devant Philippe pour posséder le tableau.

– Cette toile ne m’appartient pas, répondit le jeune homme ; je l’avais vendue avant qu’elle fût admise au salon.

Afin d’éviter de nouvelles sollicitations de la part des amateurs, Philippe fit attacher au cadre du tableau un morceau de carton sur lequel était écrit en grosses lettres le mot : VENDU.

Un matin, on lut dans le Moniteur universel le nom de Philippe Varinot, qu’un décret venait de nommer chevalier de la Légion d’honneur.

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