VII

Le jour même où Corot donna l’accolade à son cher élève, en lui attachant lui-même le ruban rouge à la boutonnière, le nouveau décoré reçut un billet ainsi conçu :

« Monsieur Velleroy prie monsieur Philippe Varinot de lui faire l’honneur de venir dîner chez lui, 4, rue Trévise, mardi prochain, à six heures. »

Cette invitation lui causa une certaine émotion, Mais ne le surprit point. Depuis un mois il l’attendait. Le mardi, à l’heure indiquée, il fit son entrée dans le salon de M. Velleroy, dont mademoiselle Marguerite faisait les honneurs avec une grâce charmante.

L’ancien avoué accourut vers lui et le serra dans ses bras avec de grandes, démonstrations de joie. Ensuite il le prit par la main et, l’amenant au milieu du salon :

– Mesdames et messieurs ; dit-il en s’adressant à la société, j’ai l’honneur de vous présenter M. Philippe Varinot, dont tout Paris s’occupe en ce moment et que je vous ai annoncé comme devant être ce soir un de mes convives. M. Varinot est notre compatriote ; il est né à Charville, où se trouve mon château.

Le jeune homme s’inclina en rougissant et balbutia quelques paroles, pendant qu’un murmure flatteur s’élevait autour de lui. Certes, le jeune artiste était habitué à recevoir partout un bienveillant accueil ; mais, en ce moment, il était en quelque sorte l’objet d’une ovation ; il en fut interdit et troublé.

– C’est trop d’empressement, pensa-t-il ; une si vive amitié ne peut pas être sincère.

Cette idée l’attrista profondément et diminua le plaisir qu’il éprouvait à revoir mademoiselle Velleroy dont il surprit plusieurs fois, arrêté sur lui, le regard plutôt curieux que sympathique.

Après le dîner, lorsqu’on revint au salon, Philippe Varinot put enfin saisir l’occasion de s’asseoir à côté de mademoiselle Velleroy. La jeune fille parut embarrassée et ils restèrent un instant silencieux. Autour d’eux, tout le monde causait.

– Monsieur Varinot, dit enfin Marguerite, il y a bientôt quatre ans que nous n’avons pas eu le plaisir de vous voir.

– C’est, vrai, mademoiselle.

– Ce temps a été bien employé par vous ; vous avez beaucoup travaillé et je comprends qu’il ne vous ait pas été possible de faire un voyage à Charville. Paris est le théâtre de vos succès, le village n’a sans doute plus aucun attrait pour vous.

– J’aime toujours Charville, mademoiselle ; j’y suis né et je n’oublie pas que je suis le fils du père Varinot.

– Est-ce que vous irez cette année ?

– Oui, mademoiselle ; j’irai embrasser mon vieux père et mon frère, et serrer la main de mes amis d’enfance.

– Alors, nous nous reverrons à Charville ; mon père pense pouvoir quitter Paris dans quelques jours. Il a été très sensible à l’honneur que vous lui avez fait en acceptant son invitation.

– L’honneur est pour moi, mademoiselle. D’ailleurs, j’aurais été bien ingrat si j’eusse oublié l’amitié qu’il m’a témoignée à Charville.

– Vous avez une bonne mémoire, monsieur Varinot, dit la jeune fille.

– Celle du cœur, mademoiselle.

– Vous devez bien m’en vouloir, reprit-elle d’une voix émue, de certaines paroles tombées de mes lèvres et que vous avez entendues ?

– Oh ! cela, je l’ai oublié, répondit-il en souriant. Je ne veux plus me souvenir que de l’intérêt que vous m’avez témoigné, du bien que vous m’avez fait.

Elle le regarda avec surprise.

– Le bien que je vous ai fait ? reprit-elle en pâlissant légèrement.

– Oui, et laissez-moi vous remercier et vous exprimer ma vive reconnaissance.

Cette fois, ce fut du rouge qui monta aux joues de mademoiselle Velleroy. Elle se demanda si, en lui parlant ainsi, le jeune homme n’avait pas une intention railleuse. Elle était fort troublée.

– Grâce à vous, continua-t-il, ma maladie ne s’est pas prolongée, j’ai recouvré mes forces et j’ai pu terminer mes tableaux avant l’époque fixée.

– Vous avez donc été malade ? s’écria Marguerite sans réflexion.

Le jeune homme tressaillit.

– Comment, se dit-il, elle ne sait pas que j’ai été malade ? Alors ce n’est pas elle. Mais qui est-ce donc ? Son visage s’assombrit.

– Oui, répondit-il ; au commencement de cette année, j’ai fait une longue maladie ; il paraît même que mes jours ont été en danger.

Et il changea de conversation.

Un instant après, une vieille dame ayant appelé Marguerite, la jeune fille se leva pour aller s’asseoir près d’elle. Philippe profita de l’incident pour se disposer à partir.

– Quoi ! vous nous quittez déjà ? lui dit M. Velleroy en venant à lui.

– Avec beaucoup de regret, monsieur, mais je suis obligé de rentrer de bonne heure.

– Vous n’oublierez pas, je l’espère, que nous sommes amis et que je serai toujours heureux de vous recevoir.

– Je pense avoir l’honneur de vous voir à Charville cet été, répondit le jeune homme.

– Venez donc, cher ami, au château vous serez chez vous.

Philippe mit sa main dans celle que lui tendait M. Velleroy, puis il sortit.

– Ainsi, je me suis trompé, se disait-il en gagnant le boulevard Poissonnière, ce n’est pas Marguerite. Où chercher, maintenant ? Comment trouver ces deux femmes qui ont acheté mon tableau et à qui je devrai peut-être ma fortune ?

Plus que jamais, les deux mystérieuses inconnues occupaient sa pensée tout entière. Il oubliait mademoiselle Velleroy.

Au coin du faubourg Montmartre, une petite fille de dix à douze ans se plaça tout à coup devant lui. Elle était jolie, mais pâle, maigre et pauvrement vêtue ; on lisait la souffrance dans son regard timide et ses traits fatigués. Elle avait à son bras un petit panier d’osier aux bords évasés. C’était une de ces pauvres petites marchandes de fleurs qu’on rencontre à chaque pas dans les promenades publiques dès qu’arrive le mois de mai.

– Monsieur, dit-elle d’une voix douce et craintive, achetez-moi un bouquet de violettes ou un joli bouton de rose.

Philippe l’éloigna doucement et continua son chemin. L’enfant revint se placer près de lui.

– Monsieur, dit-elle d’une voix attristée, je vous en prie, prenez-moi une jolie rose, cela vous portera bonheur.

Cette fois, le jeune homme s’arrêta et regarda la petite marchande qui était toute tremblante. Il se sentit ému.

– Voyons, fit-il avec bonté, montre-moi tes jolies fleurs.

L’enfant lui présenta son panier en disant :

– Choisissez.

– Non, dit-il, choisis pour moi, et donne-moi le bouquet que tu préfères.

– Alors, voilà celui que j’aime le mieux, monsieur, ce sont des violettes blanches.

Philippe éprouva un saisissement extraordinaire. Il retrouva aussitôt un souvenir perdu. Dans sa pensée, il se revit à Charville, devant la petite maison de M. Thériot, au moment où Adeline lui offrait un bouquet de violettes semblable à celui que lui présentait la petite marchande. Qu’était-il devenu, le bouquet d’Adeline, qu’il avait promis de conserver toujours ?

Il tira un louis de sa poche, le mit dans la main de l’enfant et s’éloigna rapidement emportant le bouquet de violettes.

Il rentra chez lui très agité.

Il trouva sur la table de sa chambre à coucher une demi-douzaine de cartes de visite et deux lettres arrivées dans la soirée. L’une des lettres dont il reconnut facilement l’écriture, était de son père. Il l’ouvrit avec empressement. Voici ce que lui écrivait le fermier :

« MON CHER FILS,

» Je commence aujourd’hui ma lettre, mais je n’ai plus de bons yeux ; j’écris bien lentement, et ce n’est guère que dans quatre ou cinq jours que tu pourras la recevoir. Nous avons appris ton succès par M. le curé et madame de Civry, qui lisent les gazettes. Presque tous les jours ils venaient à la ferme pour nous raconter toutes les belles choses que les gazettes disaient de toi. Juge combien nous étions heureux.

» Le jour que ta lettre est arrivée, M. le curé lisait aussi dans son journal que tu venais de recevoir la croix. Il est accouru tout de suite pour nous faire voir l’article imprimé. Je lui ai montré ta lettre et en lisant il s’est mis à pleurer, si bien que ton frère et moi nous avons fait comme lui.

» Mon cher fils, depuis ce jour-là nous sommes dans le ravissement, je suis comme un fou ; il me semble que je suis rajeuni de vingt ans. Ah ! il faut que le bon Dieu m’aime bien, puisqu’il me donne une si grande joie dans ma vieillesse.

» Nous avons eu beaucoup de visites ; il est bien venu deux cents personnes à la ferme pour nous parler de toi. Aujourd’hui encore, j’ai été dérangé trois fois en t’écrivant. À Charville et aux alentours on ne s’entretient que de toi. Les gens d’ici ne disent plus que tu es un fainéant, un fou. Il y a peut-être bien encore des jaloux, mais ils n’osent pas le faire voir. Par exemple, ceux de notre famille sont heureux comme ton frère et ton père. Jacques voulait faire le voyage de Paris exprès pour t’embrasser. Mais je ne suis plus propre à grand chose, ton frère est seul aujourd’hui pour tout diriger, pour tout faire ; il a compris qu’il ne lui était pas possible de s’éloigner de la ferme en ce moment, surtout, où il faut achever le sombre avant la fenaison.

» Du reste, tu nous promets de venir bientôt à Charville. Je t’assure que cette partie de ta lettre n’a pas été la moins agréable pour nous. Viens vite, mon cher fils, mon Philippe ; j’ai hâte de te serrer dans mes bras. Serait-elle heureuse, ta pauvre mère, si elle vivait encore ? J’aspire à ce jour où nous serons réunis. Tu n’es pas l’enfant prodigue, toi ; n’importe, nous tuerons le veau gras à ton retour. Il est à l’étable. Bien qu’il ait plus de six semaines, Jacques n’a pas voulu le sevrer pour qu’il soit meilleur. Il y a aussi dans la basse-cour une douzaine de poulets qui t’attendent pour être mangés. Le retour de mon enfant doit être une fête pour toute la famille. Ce jour-là, je veux que nos parents et nos amis mettent à sec la cave du vieux Varinot.

» Maintenant, je vais te gronder… Comment, Philippe, tu as été malade, dangereusement malade, puisque tu as failli mourir, et tu ne nous l’as pas fait savoir ! Cela n’est pas bien ; tu devais nous appeler. Tout vieux et infirme que je suis, j’aurais trouvé assez de force pour courir près de toi. Tu ne nous dis point cela dans tes dernières lettres, et, si nous le savons, c’est par le grand Claude, qui l’a appris hier à Grignan. M. Percier, le notaire, le lui a dit en causant. Le notaire a dû être renseigné par sa sœur, qui habite Paris, ou par la petite Adeline Thériot, qui est revenue à Grignan depuis une huitaine, après avoir été passer quelques mois dans la capitale, chez la sœur de M. Percier.

» Je crois avoir oublié de te marquer que le père Thériot est mort en novembre dernier. C’est le notaire de Grignan qui plaçait son argent et faisait toutes ses affaires. M. Percier est aussi le parrain d’Adeline ; il l’a prise chez lui afin de lui servir de père jusqu’au jour où elle trouvera un mari, ce qui ne sera pas difficile, car elle est sage, bien élevée, instruite, jolie et riche.

» Il me reste juste la place pour te dire que je t’embrasse de tout mon cœur et que nous t’attendons avec impatience.

» Ton vieux père,

» MICHEL VARINOT. »

La fin de cette lettre était une révélation pour Philippe, Son père venait de lui dévoiler le mystère qui l’avait si longuement préoccupé.

Il se leva brusquement, essuya ses yeux pleins de larmes et entra dans son atelier. Pendant vingt minutes il fouilla partout, vidant successivement plusieurs cartons remplis de dessins, d’esquisses et de croquis. Enfin, entre deux paysages crayonnés à Charville, il trouva ce qu’il cherchait, le bouquet de violettes blanches donné par Adeline. Les tiges sèches étaient encore réunies par un fil. Le jeune homme prit délicatement le bouquet fané, le posa sur une feuille de papier blanc et revint dans sa chambre. Il s’assit près de la table, appuya dans ses mains son front brûlant et resta immobile, livré à ses pensées. Enfin, ne pouvant plus contenir son émotion :

– Oh ! oh ! oh ! fit-il.

Et il éclata en sanglots.

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