VIII

Trois jours plus tard, dans l’après-midi, un cabriolet de louage traversa au grand trot le village de Charville et alla s’arrêter devant la ferme du père Varinot. Le vieillard fumait sa pipe, assis sur un chêne équarri, prêt à être livré aux scieurs de long.

Un jeune homme s’élança lestement hors de la voiture. Le vieux fermier poussa un cri. Sa pipe s’échappa de ses lèvres, tomba sur le pavé et se brisa. Il n’eut que le temps de se lever et d’ouvrir les bras pour recevoir son fils.

– Je t’ai reconnu, je t’ai reconnu tout de suite, Mon cher enfant, dit-il en pleurant de joie.

Et tremblant d’émotion, ivre de bonheur, il embrassait son cher Philippe et le pressait fortement dans ses bras.

– Jacques, Jacques, arrive donc, cria-t-il, c’est Philippe, c’est ton frère.

Jacques n’était pas loin ; il entendit la voix de son père et accourut aussitôt.

Les deux frères tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

– Comme c’est bon de voir ses deux fils qui s’embrassent ! murmura le fermier.

On entra dans la maison.

Sur un signe de Jacques, deux servantes disparurent, après avoir fait une révérence au second fils de leur maître.

Philippe éprouvait une joie indicible en se retrouvant sous le toit paternel, au milieu de ses souvenirs de jeunesse.

Chaque objet qu’il revoyait, occupant la même place, augmentait son ravissement. Sa main tremblante se posait sur les vieux meubles ; il les saluait du regard et leur souriait comme à des amis qu’on est heureux de revoir.

La vieille horloge sonna ; il en reconnut le timbre comme le soir, à l’heure de l’Angelus, il devait reconnaître le son des cloches de la vieille église.

Ses yeux, mouillés de larmes, s’arrêtèrent sur un Christ d’ivoire. C’est là, devant cette image, lorsqu’il était enfant, qu’il avait appris à prier, à genoux à côté de sa pieuse mère.

Il voulut voir toute la maison. Conduit par son frère, qui semblait partager son plaisir, il la visita de la cave au grenier.

Il entra dans sa petite chambre. Il la retrouva telle qu’il l’avait laissée, toujours propre, toujours gaie ; quelques-uns de ses premiers dessins étaient restés collés au mur. Le vieux chèvrefeuille formait toujours autour de la fenêtre un encadrement de verdure et de fleurs en corymbe.

– Maintenant, dit Jacques, si tu le veux, je te montrerai les écuries.

Brave Jacques ! les écuries, c’était sa gloire à lui !

– Voyons les écuries, mon frère, répondit gaiement Philippe.

Dans la première, le jeune peintre ne put retenir un cri d’admiration à la vue de douze superbes vaches.

– Ainsi, tu es content, fit Jacques, avec une certaine fierté, tu vois que j’ai travaillé et que je n’ai pas laissé tomber en ruine ton héritage.

– Le tien, mon cher Jacques.

– Le nôtre, si tu veux. Chaque fois que je les regardais dans le pré, ces belles et bonnes bêtes, je me disais : ce sont des modèles pour mon frère Philippe. À elles douze, elles donnent chaque jour un tonneau de lait. Pour qu’elles soient bien soignées, j’ai pris une deuxième servante ; moi, je m’occupe de mes chevaux. Regarde, voilà les deux vieilles mères.

– Je les reconnais, dit Philippe : Rosette et Noirotte.

– Tu as bonne mémoire, reprit Jacques. Quand tu es parti, elles étaient quatre ; j’en ai vendu deux, ce qui n’empêche pas qu’elles sont douze aujourd’hui, sans compter quatre belles génisses, qui viendront prendre la place de quatre de celles-ci, quand nous les aurons vendues à la veille de l’hiver. C’est en vendant un peu chaque année, que le père a pu acheter depuis quatre ans cinq hectares de bonne prairie. Cela nous donne du fourrage pour nous permettre de nourrir maintenant quarante bêtes. Le fumier ne manquera plus chez nous. Les terres, mieux amendées, produiront davantage en ne demandant pas plus de travail. Autrefois, nous avions cinquante moutons ; il y a deux ans, j’ai dû prendre un berger. Tu verras le troupeau ce soir, quand il reviendra des champs : plus de deux cents têtes, de magnifiques brebis mérinos. Le père a fait un marché avec un filateur du département, qui vient enlever les laines le lendemain de la tonte. Outre le produit des laines et de la vente des moutons gras, le troupeau nous sert encore à engraisser nos prés et nos terres, car je le fais parquer souvent. Enfin, grâce à ces améliorations, d’ici à quelques années, la ferme aura triplé de valeur. Seulement, il ne faut pas de mortalité. Mais depuis trois ans que j’ai fait le pavage des écuries, nous n’avons pas eu une perte sérieuse. Comme tu le vois, j’ai fait agrandir les ouvertures ; il faut de l’air aux animaux ; de l’air et une litière abondante et toujours fraîche, voilà leur santé.

Philippe écoutait ces explications avec le plus vif intérêt.

– Vois-tu, continua Jacques, c’est pour toi que j’ai travaillé ; ma pensée ne te quittait pas, et chaque fois que je réussissais à quelque chose, je me disais : c’est mon frère qui me porte bonheur.

– Oh ! Jacques, excellent cœur ! dit le peintre en serrant son frère dans ses bras.

Ils étaient sortis des écuries et marchaient dans une des allées du jardin.

– Les artistes sont longtemps pauvres, reprit Jacques ; il y en a même, dit-on, qui le sont toujours. Quoi qu’il arrive, tu ne connaîtras pas la misère ; je suis fort, j’ai de bons bras et tu as ici une petite fortune. Bientôt, tu te marieras ; j’ai pensé à cela ; pour ce jour-là, à ton intention, j’ai placé six mille francs, qui sont à moi. Le père le sait ; il croit que j’aime l’argent, que je suis avare ; il ignore l’usage que j’en veux faire.

Cette fois, Philippe ne put retenir ses larmes. Certes, il n’avait jamais douté de la profonde amitié de son frère ; mais il ne s’attendait pas à trouver en lui tant de sollicitude, une si complète abnégation.

– Jacques, dit-il en souriant, puisque tu viens de parler de mariage, je te ferai remarquer que tu es mon aîné et que tu dois me montrer l’exemple.

– Oh ! moi, fit Jacques, je ne me marierai jamais.

– Jamais ! pourquoi cela ?

– Je n’en sais rien. Probablement parce que la pensée ne m’en est jamais venue.

– Cette bonne pensée te viendra, mon frère ; tu n’as pas encore trente-deux ans.

– L’âge ne fait rien à cela, quand l’idée n’y est pas. Écoute, Philippe, entourer d’aisance la vieillesse de notre vieux père ; enrichir notre maison, pour toi et les petits neveux que j’aurai un jour, voilà mon rêve. Après cela, que me faut-il pour être heureux ? Je ne ressemble pas à tout le monde, je le sais. Que veux-tu ? je suis fait ainsi. Voir nos écuries pleines de bêtes bien portantes, avoir, quand je passe dans nos prés, de l’herbe jusqu’au-dessus des genoux, regarder pousser nos blés et, quand ils sont mûrs et plus hauts que moi, les abattre à grands coups de faux, c’est pour moi le bonheur.

– Je ne suis pas convaincu, répliqua le peintre ; tu te marieras un jour parce que c’est une nécessité, un devoir de la vie.

À ce moment, le père Varinot appela ses fils.

Le veau gras fut tué le jour même. Le lendemain, qui était un dimanche, il y eut à la ferme un grand diner de cinquante couverts. Tous les parents et quelques amis choisis avaient été conviés à ce festin donné par le père Varinot pour fêter le retour de son fils à Charville.

On but beaucoup, comme on boit au village, sans mettre de l’eau dans son vin. Cependant, grâce à la présence du bon vieux curé de Charville, que tout le monde respectait et aimait, les choses se passèrent d’une façon très convenable. Il y eut seulement excès de gaieté.

Le lundi matin, Philippe eut avec son père un long entretien. Quand le vieillard sortit de sa chambre, il était habillé comme les jours de grande fête. Il appela un garçon de ferme et lui donna l’ordre d’atteler à sa carriole le meilleur cheval de son écurie.

– Où donc allez-vous, mon père ? lui demanda Jacques.

– Tu es bien curieux, lui répondit-il en souriant ; je vais faire une visite au notaire de Grignan.

– Un placement à faire ?…

– Ton frère t’expliquera ça tantôt.

Au moment du départ du fermier, Philippe lui remit une petite boîte en disant :

– Quand vous aurez causé avec M. Percier, mon père, vous le prierez de vouloir bien remettre ceci à mademoiselle Thériot.

– Un cadeau ! fit le vieillard avec surprise, ne te hâtes-tu pas un peu trop ?

Philippe ouvrit la boîte en souriant et montra à son père des violettes blanches fanées.

M. Velleroy et sa fille étaient depuis huit jours à Charville. Le neveu de M. Velleroy, le cousin que nous connaissons, les avait accompagnés. Un matin, après le déjeuner, on parla de Philippe Varinot.

– Depuis la visite de politesse qu’il nous a faite le lendemain de notre arrivée, nous ne l’avons pas revu, dit M. Velleroy ; c’est singulier.

– Ce monsieur a fait assez rapidement son chemin, reprit le cousin d’un air ennuyé.

– Oui, répliqua vivement Marguerite ; et celui que vous appeliez autrefois un héros d’idylle est devenu un homme des plus distingués et un artiste d’un grand mérite.

– Chevalier de la Légion d’honneur à vingt-six ans, ajouta M. Velleroy.

– Qu’est-ce que cela prouve ? fit le jeune homme avec humeur.

– Cela prouve que M. Philippe Varinot a un grand talent et qu’il est aujourd’hui, déjà, une des illustrations de notre pays.

– Bast ! aujourd’hui, on décore tout le monde.

– Vous ne l’êtes pas encore, mon cousin.

– Moi, je ne suis pas un barbouilleur de toiles, un faiseur de paysages, comme l’illustre Varinot de Charville.

– C’est vrai, mon cousin, répliqua la jeune fille d’un ton moqueur ; vous n’avez pas besoin de travailler, vous ; vos quinze mille francs de rente vous donnent le droit d’être un inutile.

Le cousin se mordit les lèvres.

– En vérité, ma chère cousine, reprit-il, je ne comprends pas votre enthousiasme pour M. Varinot, et moins encore vos paroles désobligeantes. Est-ce que le Némorin d’autrefois a trouvé son Estelle ?

Le visage de mademoiselle Velleroy devint pourpre. Elle se leva et répondit d’un ton sec :

– Si M. Philippe Varinot me demandait en mariage, je serais fière de l’accepter pour mari.

– M. Philippe Varinot est un jeune homme plein d’avenir, dit M. Velleroy ; je serais heureux de l’avoir pour gendre.

À ce moment, un domestique entra dans le salon et remit une lettre à son maître.

M. Velleroy l’ouvrit aussitôt et, après l’avoir lue, la tendit silencieusement à sa fille.

Voici ce qu’elle contenait :

« Monsieur Michel Varinot, cultivateur à Charville, a l’honneur de vous faire part du mariage de son fils, Monsieur Philippe Varinot, artiste peintre, chevalier de la Légion d’honneur, avec Mademoiselle Adeline Thériot. »

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