VI

C’était peu de jours après la bataille de Solferino.

Un convoi de blessés entrait dans la ville de Milan. Nos braves soldats de l’armée d’Italie, dont le sang venait de couler pour la cause de l’indépendance, étaient accueillis avec joie et reconnaissance par la population milanaise. Dans les rues, les hommes se découvraient et saluaient respectueusement les chariots chargés de blessés. Aux fenêtres des maisons, des dames parées comme aux jours de fête, faisaient pleuvoir aux pieds de nos soldats des palmes et des bouquets. De toutes parts retentissaient des bravos enthousiastes. Français et Italiens semblaient ne former qu’un même peuple. Quelques soldats, enlevés par des bras robustes, étaient portés en triomphe. À la porte de l’hôpital, de nobles milanaises recevaient les blessés et veillaient à ce que rien ne leur manquât.

Au nombre de ces héros, officiers ou soldats, que le fer autrichien avait atteints, se trouvait Jules Thiéry, sergent-major dans un régiment des chasseurs de Vincennes. Une balle ennemie lui avait fracassé l’épaule. Par suite de cette blessure, une fièvre violente s’était emparée de lui. Pendant huit jours sa vie fut dangereusement menacée, mais grâce aux soins dont il fut l’objet, le chirurgien fit enfin espérer qu’il parviendrait à le sauver.

– Est-ce qu’il perdra son bras, monsieur ? demanda d’une voix douce et tremblante, la jeune sœur de charité chargée de veiller sur le malade.

– Rassurez-vous, ma sœur ; ce serait vraiment dommage d’envoyer un garçon comme celui-là aux Invalides.

La religieuse s’agenouilla et pria pour le blessé, la tête cachée dans les rideaux blancs du lit.

Le docteur ne s’était pas trompé ; la fièvre quitta le jeune soldat dans la nuit suivante, et, avec le calme, la raison lui revint. Sa blessure, du reste, était déjà en pleine voie de guérison.

Jules Thiéry se souleva à demi sur son lit et, aperçut la religieuse qui priait.

– Ma sœur, lui dit-il, j’ai bien soif.

La religieuse prit un verre dans lequel elle versa une tisane rafraîchissante, et la présenta au malade. Sa main devint tremblante lorsque celle du blessé toucha la sienne, en s’emparant du verre. Elle se retira un peu, à l’écart, afin de cacher son émotion. Elle pleurait.

– Est-ce vous qui m’avez soigné depuis que je suis ici ? demanda Jules.

– Oui, répondit-elle, d’une voix à peine distincte. Cependant, le son de cette voix frappa le jeune homme.

Il écarta vivement les rideaux et regarda autour de lui avec étonnement.

– Pardon, ma sœur, dit-il, j’avais cru entendre une voix aimée ; je me suis trompé.

La religieuse laissa échapper un sanglot.

– Vous pleurez, ma sœur, reprit Jules. Pourquoi ?

La religieuse garda le silence.

– Pardonnez-moi, dit Jules, je n’ai pas le droit de vous questionner.

Il laissa retomber sa tête sur l’oreiller et s’endormit.

Deux heures après, lorsqu’il s’éveilla, il vit la religieuse assise et écrivant sur la petite table chargée de médicaments à son usage. De temps en temps elle essuyait ses yeux mouillés de larmes, puis elle se remettait à écrire. Avant de s’éloigner de Jules Thiéry pour porter ailleurs ses soins et son dévouement, la sœur de charité avait voulu lui adresser un suprême adieu, et elle profitait de son sommeil pour lui écrire.

Jules, les yeux fixés sur cette main qui courait sur le papier, cherchait à ressaisir quelques souvenirs confus qui lui échappaient. Il croyait se rappeler que plusieurs fois, au milieu du délire de la fièvre, il avait entendu pleurer et sangloter la religieuse. Il lui semblait – était-ce un rêve ? – qu’une bouche s’était approchée de son front, et qu’il avait reconnu Marcelle.

La religieuse avait cessé d’écrire ; elle s’était mise à genoux.

– Ô mon Dieu ! dit-elle, ayez pitié de moi, car je l’aime, je l’aime !

En disant ces mots, elle avait tourné la tête du côté du blessé, et la lumière de la lampe éclairait en plein son visage.

– Marcelle ! s’écria tout à coup Jules Thiéry.

La religieuse poussa un gémissement et cacha sa figure dans ses mains.

– Marcelle, Marcelle, dit Jules, je vous ai entendue. Ah ! maintenant que vous m’aimez, pourquoi n’êtes-vous plus libre, pourquoi appartenez-vous à Dieu ?

En ce moment, une autre religieuse qui, elle aussi, avait entendu, s’approcha des deux jeunes gens.

– Marcelle est toujours libre, dit-elle en s’adressant à Jules : Dieu n’a reçu ses vœux que pour une année et l’année est finie.

– Ma sœur, ma sœur, qu’avez-vous dit ? s’écria la jeune fille.

Jules Thiéry poussa une exclamation de joie.

– Libre ! dit-il.

Et s’emparant de la main de Marcelle, il la baisa avec transport.

En moins de quinze jours, Jules Thiéry fut complètement guéri. Le jour même où il sortit de l’hôpital, il reçut la croix d’honneur.

Un soir, deux mois environ après la paix conclue entre l’empereur des Français et l’empereur d’Autriche, le bonhomme Moriset, qui depuis un an avait laissé sa messagerie, se trouvant assez riche puisqu’il avait perdu son enfant, le père Moriset, disons-nous, était assis sous le noyer entre madame Thiéry et sa femme. Ils causaient de la guerre d’Italie, et la mère de Jules, qui n’avait reçu aucune nouvelle de son fils, ne cherchait point à cacher ses inquiétudes.

En ce moment, une voiture traversait rapidement la grande rue du village et venait s’arrêter devant la maison du père Moriset.

Quand les voyageurs mirent pied à terre, trois cris retentirent en même temps sous le noyer.

– Jules, Jules ! c’est mon fils ! exclama la mère Thiéry.

Le père Moriset avait déjà serré sa fille dans ses bras, et il l’apportait toute frissonnante dans ceux de sa femme.

– Ce brave garçon, c’est lui qui nous la ramène, dit le vieux messager, essuyant une grosse larme du revers de sa main.

– Je vous la prête seulement, répliqua le jeune soldat, mais vous me la rendrez dans un mois, devant M. le curé de Doncourt.

Un mois après, la cloche fêlée de la paroisse sonnait à grand bruit le mariage du brave sergent-major et de Marcelle la mignonne.

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