Le soir, après le souper, lorsque les domestiques se furent retirés, M. Blanchard appela Lucile et la fit asseoir entre lui et sa femme, qui faisait tourner son rouet au clair de lune.
– Ma fille, lui dit-il, tu as causé tantôt avec Georges Villeminot ; tu as dû lui dire des choses bien dures, car il était triste en te quittant.
– Je lui ai dit simplement que je ne voulais pas me marier.
– Afin de le contrarier, dit le père en souriant.
– J’ai dit la vérité, mon père, je ne veux pas me marier.
– Georges est pourtant un parti très convenable pour toi, Lucile ; il possède une assez belle fortune et c’est un excellent garçon qui te rendrait heureuse. Il est courageux, travailleur et rangé ; il n’y a qu’une voix pour lui dans le pays ; il a l’estime de tous, et depuis longtemps je désire l’appeler mon fils.
– Je reconnais comme vous les qualités de M. Georges, mon père, mais je ne veux pas de lui pour mon mari.
– Ah ! fit le fermier, c’est différent.
La jeune fille laissa échapper un soupir de soulagement.
– Ma chère enfant, reprit M. Blanchard, je ne veux pas te marier malgré toi. J’avais choisi Georges Villeminot parmi les jeunes gens qui te recherchent en mariage, pensant qu’il pouvait mieux qu’un autre faire ton bonheur. Mais il ne te convient pas, n’en parlons plus. Tu es assez riche pour prendre un mari selon ton cœur. Maintenant, dis-moi le nom du jeune homme que tu as distingué, afin que je congédie les autres.
– Vous pouvez les renvoyer tous, mon père.
– Tous !…
– Oui, car aucun ne me plaît, reprit Lucile faisant une petite moue dédaigneuse.
– Tu es difficile, ma fille ; il me semble pourtant…
– Écoutez-moi, mon père, je n’épouserai jamais un paysan.
Le fermier regarda sa fille avec surprise, et madame Blanchard laissa tomber sa quenouille.
– Il paraît que ta fille a rêvé qu’elle serait duchesse ou pour le moins baronne, dit M. Blanchard en s’adressant à sa femme.
Lucile baissa les yeux.
Le fermier se leva et fit deux ou trois fois le tour de la salle en marchant à grands pas. Enfin, il s’arrêta devant sa femme ; sa figure avait pris une expression sévère.
– Voilà le résultat de l’éducation que vous lui avez donnée, dit-il avec dureté. Vous avez voulu que votre fille fût une demoiselle, et vous y avez réussi ; vous pouvez vous applaudir.
Au lieu de l’élever près de vous et d’en faire une bonne ménagère comme Rosalie, vous l’avez envoyée à la ville, où elle a appris tout ce qu’elle n’avait pas besoin de savoir, et j’ai eu la faiblesse de ne point vous contrarier.
Qu’a-t-elle trouvé dans ses livres ? Vous le voyez : de la coquetterie, des airs de grande dame, de fausses idées… Aujourd’hui, elle a honte de prendre pour mari un brave garçon ayant les mains durcies par le travail et portant la blouse. Qui sait ? un jour, peut-être, elle rougira de vous et de moi, qui suis son père ?
Madame Blanchard ne répondit rien ; elle regarda sa fille avec tendresse, comme pour lui dire que son amour de mère était au-dessus des reproches qu’on lui adressait.
Lucile pleurait. Pourquoi ? Était-elle touchée des paroles de son père ? On peut supposer le contraire.
Le lendemain, M. Blanchard alla trouver Georges Villeminot.
– Mon cher ami, lui dit-il, nous ne pouvons donner suite à nos projets ; ma fille m’a déclaré qu’elle ne voulait pas se marier, et je dois renoncer, pour l’instant, à la satisfaction de te nommer mon gendre. Pourtant, je crois qu’il ne faut pas désespérer tout à fait. Lucile peut changer de manière de voir…
– Vos paroles ne me surprennent pas, monsieur Blanchard, répondit Georges ; je les connaissais d’avance. Seulement, ce n’est pas pour le mariage que mademoiselle Lucile a de l’antipathie, c’est pour le paysan : je l’ai bien compris.
– Georges, ne crois pas cela ! s’écria le fermier.
– Il faut bien que je le croie, puisque c’est la vérité, reprit le jeune homme avec tristesse ; mais je ne puis lui en vouloir ; seul, je mérite des reproches ; j’aurais dû voir plus tôt la distance qu’il y a entre mademoiselle Lucile et moi.
– Que veux-tu dire ? Quelle distance ?
– Celle qui existe entre l’ignorance et l’instruction, entre ce qui est vulgaire et ce qui est distingué, entre le paysan grossier et la demoiselle bien élevée.
– Est-ce que je ne suis pas un paysan comme toi, moi ?
– C’est vrai, mais votre fille n’est pas une paysanne.
Le fermier baissa la tête. Il sentait la justesse des paroles de Georges qui, sans le vouloir, avait touché la plaie de son cœur.
– Georges, reprit-il après un moment de silence, tu continueras à venir à la maison comme par le passé ?
– Je ne puis vous faire cette promesse, monsieur Blanchard.
– Quoi ! tu ne viendras plus ?
– Pour ne point causer de déplaisir à mademoiselle Lucile, d’abord, et un peu aussi dans l’intérêt de ma tranquillité.
– Tu as raison, mon ami, dit le fermier en serrant la main du jeune homme. Ah ! tu es brave cœur… Ma fille ne te connaît pas, Georges ; un jour elle te regrettera.
Depuis quelque temps déjà, on parlait dans le pays du mariage de Georges Villeminot avec Lucile Blanchard comme d’un fait accompli. Les jeunes gens se convenaient sous plus d’un rapport, et, à part quelques envieux, – il y en a partout – le choix de M. Blanchard était généralement approuvé.
Plusieurs jeunes gens, qui avaient été les rivaux de Georges, s’étaient retirés l’un après l’autre.
On ne tarda pas à savoir que, tout à coup, le jeune paysan avait cessé d’aller chez M. Blanchard. Que s’était-il passé ? Évidemment le mariage était rompu. Pourquoi ? Tout le monde voulait le savoir et cherchait à deviner. On fit toutes sortes de suppositions. Mais comme ce secret n’était pas difficile à découvrir, tout le village connut bientôt le motif de la retraite de Georges.
Au village, des faits semblables sont des événements.
Toutes les sympathies furent pour Georges.
– Ce pauvre Georges, disait-on, qui l’aurait pensé ? Il ne méritait certainement pas un pareil affront.
Les jeunes filles tenaient des propos sur Lucile où il y avait plus de jalousie que de véritable intérêt pour le jeune homme. Mademoiselle Blanchard était généralement blâmée.
Georges n’ignorait rien de ce qui se disait ; du reste, on ne se cachait pas de lui pour parler, et il eut plus d’une fois l’occasion de prendre chaleureusement la défense de la jeune fille. Cause innocente des attaques dirigées contre elle, il se croyait obligé de l’excuser.
Il y a dans chaque village un endroit qu’on pourrait appeler les arènes du bavardage : c’est le lavoir public, où les femmes se rencontrent journellement.
Là, toutes les actions sont commentées, interprétées plus ou moins faussement, discutées et jugées. Grâce aux commérages, les plus petites choses ont bientôt pris des proportions effrayantes. La médisance va bon train, et lorsqu’elle ne suffit plus, la calomnie tourbillonne autour d’elle.
Un matin, trois femmes se trouvaient au lavoir ; Georges et Lucile défrayaient leur conversation.
– Quant à moi, cette petite Lucile ne me revient pas du tout, dit une grosse paysanne en frappant à coups redoublés sur le linge étalé devant elle.
– Au lieu de se laver les mains avec du savon parfumé, elle ferait mieux d’aider sa mère dans les soins du ménage, reprit une autre. N’est-ce pas une honte de passer ainsi sa vie à ne rien faire ?
– Laissez donc, elle joue des contredanses toute la journée sur son piano, un grand coffre qui a coûté au père Blanchard la valeur de quatre arpents de bonne terre.
– Ce n’est pas sa musique qui lui mettra du pain sous la dent… le bonhomme Blanchard ne vivra pas toujours.
– Elle aurait bien fait d’épouser Georges.
– Ah bien oui ! allez lui dire ça ! Georges travaille aux champs et il ne se parfume ni les mains, ni les cheveux.
– Malgré ses écus, vous verrez qu’elle ne trouvera pas un mari.
– Mademoiselle est difficile. Elle ne vaut pourtant pas mieux que les autres filles de Minières.
– Oh ! ce n’est pas ce qu’elle pense. Parce qu’elle a été élevée à la ville, elle se croit quelque chose.
– Elle fait la fière, la dédaigneuse…
– Soyez tranquille, elle en rabattra un jour.
– Jamais elle ne parle à personne.
– Une demoiselle qui cause si bien… on ne saurait pas lui répondre.
– Si j’étais à la place de son père, je sais bien ce que je ferais.
– Quoi donc ?
– Hé, je la forcerais à travailler. Sa cousine travaille bien, elle.
– Brave père Blanchard ! lui qui travaille tant, avoir pour fille une paresseuse… Oh ! je le plains de tout mon cœur !
– Allons donc, c’est sa faute. Il ne devait pas la mettre en pension jusqu’à dix-huit ans. Ma fille, à moi, n’a été à l’école que jusqu’à douze ans. Puis, tout de suite après, au travail.
– C’est la fermière qui l’a voulu.
– Ils s’en repentiront.
– En attendant, la belle demoiselle a renvoyé tous ses prétendants.
– Puisqu’elle n’aime pas les paysans !
– Oui-dà ! Et que lui faut-il donc, à cette marquise de Carabas ?
– Elle attend sans doute un préfet.
– Qui sait ? peut-être un ministre.
– Elle attendra longtemps.
– Elle mourra vieille fille.
– À moins qu’elle ne trouve quelque vieux notaire ruiné.
– Qui vivra verra.
– Et rira bien qui rira le dernier.