On était au mois de mai, le soleil inondait la campagne de l’or de ses rayons ; un vent tiède et léger secouait le feuillage vert des arbres printaniers et répandait dans l’espace le parfum des fleurs de pommiers.
À l’extrémité du village, sur une vaste pelouse ombragée d’ormes et de tilleuls séculaires, la petite population de Millières, en habits de fête, se trouvait rassemblée.
Enfants et vieillards, jeunes garçons et jeunes filles, tout le monde se livrait à la joie.
On célébrait la fête du patron de la paroisse.
Les uns essayaient ou prouvaient leur adresse sur une cible ; d’autres lançaient à tour de bras les boules d’un jeu de quilles. Les vieillards parcouraient curieusement les groupes et se sentaient rajeunis au milieu de la jeunesse heureuse et épanouie. Les enfants jouaient, criaient, couraient, et sautaient sous les grands arbres. Les mères de famille, réunies en cercle, souriaient à leurs filles, qui se livraient au plaisir de la danse.
Comme le bonheur rayonnait sur ces charmants et frais visages ! Comme elles étaient gracieuses et souriantes, ces chères enfants, appuyées au bras de leurs danseurs ! Sous les yeux de leurs mères, c’est avec une double joie qu’elles donnaient cette soirée au plaisir.
Madame Blanchard était là, ayant près d’elle Lucile et Rosalie. Les deux cousines regardaient danser les autres. Rosalie paraissait inquiète, Lucile, roide et froide comme une Anglaise, laissait échapper de temps à autre un sourire indécis qu’un observateur pénétrant aurait pu traduire ainsi :
« Ces pauvres gens me font pitié ; ils dansent ou plutôt ils sautent sans grâce, au son d’une musique infernale qui déchire les oreilles. Ils rient niaisement et leurs paroles sont stupides. Ces jeunes filles, mises sans goût, sont d’une gaucherie inouïe, et tous ces lourdauds de paysans sont d’une familiarité révoltante. »
Deux ou trois fois déjà, on était venu demander les deux cousines pour le quadrille. Lucile avait déclaré d’un ton sec qu’elle ne dansait pas. Rosalie avait répondu :
– Pas encore.
Elle attendait. Oui, elle attendait l’arrivée de Georges Villeminot. Et c’est parce que le jeune homme ne paraissait pas, qu’elle était préoccupée et même inquiète.
Les danses se succédaient. Lucile continuait à sourire ironiquement et Rosalie à attendre.
Enfin, Georges Villeminot parut sur la pelouse. Il fut aussitôt entouré d’une douzaine de jeunes gens qui lui serrèrent la main. Il se dirigea ensuite vers madame Blanchard et les jeunes filles pour les saluer.
Rosalie était toute tremblante et ses joues se teintèrent de rose. Georges combla son plus grand désir : il l’invita à danser. Tout en prenant place parmi les danseurs, il s’aperçut de l’émotion de la jeune fille. Involontairement, il se tourna du côté de Lucile et vit son visage ennuyé et son sourire – moqueur ; il ramena son regard sur Rosalie dont le front était radieux.
Pour la première fois, il remarqua que celle-ci n’était pas moins jolie que sa cousine.
Après le quadrille, il la reconduisit à sa place.
Madame Blanchard et sa fille s’étaient levées et se promenaient à quelque distance.
Georges s’assit près de Rosalie et, pour lui dire quelque chose, il lui fit un compliment sur sa toilette.
Rosalie n’était pas coquette, pourtant elle fut agréablement flattée.
– Si votre compliment s’adressait à ma cousine, répondit-elle, il serait vraiment mérité.
– Mademoiselle Lucile est, en effet, habillée avec beaucoup de goût, reprit Georges ; mais, avec votre charmante robe bleue bien simple et ce bouquet d’aubépine dans vos cheveux, je vous trouve infiniment plus jolie que votre cousine.
– Oh ! je ne vous crois pas, monsieur Georges ! s’écria-t-elle avec un accent difficile à traduire.
– Ce que je vous dis est pourtant la vérité, Rosalie.
À ce moment, madame Blanchard et Lucile vinrent s’asseoir.
Bientôt la dernière lueur du crépuscule disparut. Ce fut le signal de la retraite. Les derniers accords des violons expirèrent, et la place, tout à l’heure si animée, devint silencieuse et déserte.
Le soir, Georges se disait :
– Rosalie est charmante, je suis bien sûr qu’elle aimera bien son mari et qu’elle fera une excellente ménagère. Elle a le regard doux et le sourire gracieux. Sa cousine, au contraire, a le regard froid et le sourire toujours moqueur.
Il est vrai que mademoiselle Lucile est riche, tandis que Rosalie. Oui, mais cela m’est égal, à moi. Le produit de ma ferme me permet de me marier à mon gré. Décidément, j’étais aveugle… Rosalie est la femme qui me convient. Comment ne l’ai-je pas compris plus tôt ?
Lucile s’est moquée de moi ; elle a eu mille fois raison !
Le lendemain, en se levant, Georges Villeminot montra à ses valets de ferme un visage joyeux. Ils le regardèrent avec des yeux étonnés.
Depuis un an, la bouche de leur maître ne riait plus. Qui donc avait pu produire ce merveilleux changement ?
Cette question, faite par les domestiques d’abord, fut répétée quelques jours après par tous les habitants de Millières.
Mais le qui ? resta sans réponse.
Cette fois, les curieux en furent pour leurs frais. Georges était devenu une énigme.
L’époque de la fenaison arriva. Un matin que Rosalie travaillait dans un pré, elle vit Georges Villeminot venir à elle.
– Depuis la fête du village, ils n’avaient pas échangé une parole. Chaque fois qu’ils se rencontraient, ils se saluaient, et c’était tout.
Rosalie éprouva donc une vive émotion lorsque le jeune paysan s’arrêta devant elle.
– Je suis bien aise de me trouver seul un instant avec vous, Rosalie, dit Georges ; j’ai quelque chose à vous dire.
– À moi, monsieur Georges ?
– Oui. Est-ce que vous ne pensez pas à vous marier, Rosalie ?
La jeune fille secoua la tête.
– Il faudrait pour cela trouver un mari, monsieur Georges, dit-elle.
– Eh bien ?
– Je suis pauvre, personne ne voudrait de moi.
– Rosalie, je crois que vous vous trompez. Vous trouverez sûrement un mari.
– Qui ? je vous le demande.
– Qui ? Moi, si vous le voulez.
– Vous ? Oh ! ce n’est pas bien, monsieur Georges ; vous voulez vous moquer de moi !
– Non, Rosalie, non. Répondez-moi, voulez-vous m’accepter pour votre mari ?
– Je n’ose vous croire, monsieur Georges.
– Ainsi, vous consentez… Merci, Rosalie, c’est tout ce que je demandais.
Et, sans ajouter une parole, il s’éloigna rapidement.
Le soir du même jour il se présenta chez M. Blanchard.
– Enfin, tu nous reviens donc ! s’écria le vieux fermier. Sois le bienvenu, Georges. Je commençais à craindre de ne plus te revoir chez nous ; mais ta présence me rassure en même temps qu’elle m’annonce que tu es guéri, bien guéri, n’est-ce pas ? ajouta-t-il d’une voix qui exprimait un regret.
– Je le suis complètement, monsieur Blanchard, et je vous en apporte une preuve.
– Comment cela ?
– Je viens vous prier de m’accorder la main de mademoiselle Rosalie, votre nièce.
– Tu veux épouser Rosalie ?
– Avec votre consentement, monsieur Blanchard.
– Tu es un brave garçon, Georges ! s’écria le fermier ; viens que je t’embrasse.
Georges se précipita dans les bras du vieillard.
– Dieu est juste, reprit le père Blanchard ; la fille de mon frère devait être heureuse.
Il fit appeler Rosalie.
Elle s’approcha tremblante et confuse.
– Voilà ton mari, lui dit le fermier en mettant sa main dans celle de Georges.
Trois semaines après, Rosalie était la femme de Georges Villeminot.