I Les hommes aériens

Ouammhà, l’Aigle Bleu, monta dans le baobab. Trois huttes y contenaient ses femmes, ses filles et ses fils. L’Aigle Bleu avait des écheveaux de neige dans la laine ténébreuse de sa chevelure mais la force habitait ses membres, le courage sa poitrine et la ruse son crâne de granit.

Le regard d’ambre rôda parmi les delebs, les palmiers à huile, les douros, les pandanus, les dragonniers entrecoupés de figuiers et d’andropogons. Les baobabs y formaient des îles puissantes. De siècle en siècle, ils portaient les huttes des Goura-Zannkas, Hommes-des-Étoiles. Coniques, semblables aux nids des grands termites, ces huttes étaient fortes contre le soleil et rudes contre les pluies.

Ouammhà commandait les cinq clans de la tribu. Elle comptait cinq cents guerriers, armés de la hache de jade, de la massue et de la sagaie. Il y avait d’autres tribus à l’Orient, d’autres encore dans la vallée des morts. Elles se faisaient la guerre, parce que les hommes se multipliaient en surabondance. On dévorait les captifs et les captives. Quelquefois, les tribus faisaient alliance pour repousser les Trapus, qui convoitaient la terre abondante.

Or, cette année, la guerre venait de finir. Les hommes de Ouammhà, ayant vaincu les Fils du Rhinocéros-Rouge et du Lion-Noir, avaient capturé cinquante guerriers et soixante femmes : on préparait des festins qui se renouvelleraient jusqu’à la lune nouvelle. On les avait plongés dans le lac jusqu’au cou ; ils y marineraient jusqu’à l’heure de l’égorgement ; ainsi leur chair serait plus tendre et plus savoureuse.

Les bûchers s’élevaient dans la Grande Clairière. Ouammhà savait les paroles qu’il faut dire et les gestes qu’il faut faire pour apaiser les Choses puissantes qui sont dans l’Eau, dans la Terre, dans le Vent et dans le Soleil.

Les Goura-Zannkas connaissent la hiérarchie des Forces. Il y a celles qui ressemblent, dans l’Invisible, à des hommes ou à des bêtes : ce sont les plus petites et les moins redoutables. Ensuite, celles qui ont la figure des grands végétaux : leur pouvoir est inconcevable. Celles qui n’ont point de forme et point de limites, qui s’écoulent et qui changent, qui décroissent et croissent, ont pour langage la tempête, la foudre, l’incendie, l’inondation. Ce ne sont pas des Êtres, mais des Choses : devant elles les Êtres ne sont rien !

Quand Ouammhà fut dans le baobab, il clama d’une voix violente et ses fils se montrèrent avec ses gendres, rassemblés au centre des ramures.

Alors Ouammhà discourut :

– Fils des Clans-Élus… les premiers clans aériens… dont Ouammhà est le maître… voici mon commandement ! Un guerrier sur dix se mettra en route à l’ouest, au nord, à l’est et sur le lac… Des hommes inconnus cheminent, avec des chameaux, des ânes et des chèvres. Plusieurs sont étranges et ne ressemblent ni aux Fils des Étoiles ni aux Fils du Rhinocéros-Rouge, du Lion-Noir, ou du Marécage, ni même aux Trapus. Leurs visages n’ont pas de couleur, leurs cheveux luisent comme la paille et leurs armes sont incompréhensibles… Nos guerriers entoureront leur caravane… Ce soir elle campera près de nos limites… Nous l’anéantirons ou nous ferons alliance !… Bà-Louama conduira les guerriers et demain Ouammhà le suivra avec trois cents hommes. J’ai parlé !

Bà-Louama rassembla donc un guerrier sur dix, d’abord sous le baobab de l’Aigle Bleu, puis dans toute la sylve, et se mit en route pour cerner les hommes au visage incolore.

– C’est bien ! dit l’Aigle Bleu, quand l’expédition fut partie… Que la victoire soit consacrée !

Hegoum, l’Homme-à-la-Corne-Sonore, souffla vers les quatre Cieux ; les clans se réunirent dans la Grande Clairière, où l’Aigle Bleu enfla sa voix retentissante :

– Les Goura-Zannkas sont maîtres de la forêt et du lac. Les Fils du Lion-Noir et du Rhinocéros-Rouge s’étant dressés contre nous, nous leur avons brisé le crâne, ouvert le ventre et percé le cœur. Leurs entrailles se sont répandues sur la terre, leur sang a coulé comme une rivière rouge. Nous avons capturé beaucoup de guerriers, de femmes et d’enfants… Vingt guerriers, qui ont macéré dans le lac pendant toute la nuit et tout le jour, sont prêts pour le Grand Sacrifice…

Les clans poussèrent un cri immense, prolongé comme le rugissement des lions. Ils n’étaient point féroces. Aux temps ou la sagaie de guerre reposait, ils avaient des âmes bénévoles, ils rencontraient sans fureur les hommes de tribus voisines. Mais la guerre étant sacrée, c’est un devoir de manger les captifs.

– Que les bûchers s’allument ! ordonna l’Aigle Bleu.

Ils s’allumèrent ; leurs feux luttaient contre les feux fugitifs du crépuscule et dominaient la lueur de la lune croissante dont une moitié était d’argent et l’autre de cendre.

Alors, agitant des torches, les clans descendirent au bord du lac. Les guerriers capturés y baignaient depuis la veille. On ne voyait que leurs têtes, car les corps étaient attachés à des blocs de granit. À la vue des torches, ils connurent leur sort et ne s’étonnèrent point :

– Fils du Rhinocéros-Rouge et du Lion-Noir, clama Ouammhà, au jour de sa naissance, l’homme est déjà près du jour de sa mort. Où sont-ils les ancêtres innombrables ? Et où seront bientôt ceux qui vont vous mener au sacrifice ? Votre mort est belle, Fils du Rhinocéros et du Lion… Vous avez combattu pour vos clans et nous avons combattu pour les nôtres… Beaucoup de Fils de l’Aigle sont tombés sous vos sagaies. Nous n’avons pas de haine, mais il faut obéir aux Choses, car les Choses sont tout et les Êtres ne sont rien !…

Déjà on retirait les captifs de la vase. Leurs jambes ne les soutenant plus, il fallut les transporter auprès des brasiers.

Ils se mirent à rire quand les femmes, selon la coutume millénaire, vinrent avec les gâteaux de millet, car le repas des vaincus est aussi sacré que le repas des vainqueurs. Les Fils du Lion-Noir et du Rhinocéros-Rouge oublièrent la mort et dévorèrent les gâteaux.

Cependant, Ouammhà donnait le signal des danses rituelles. Un guerrier, le visage peint en rouge comme s’il l’avait trempé dans le sang, frappa sur la caisse de dragonnier, tandis que deux autres soufflaient dans les flûtes de roseau. Les coups rythmaient à contresens, sourdement, le chant monotone des flûtes ; tels guerriers, d’abord très lents, le visage éteint, balancèrent leurs torses. La voix des flûtes s’accéléra, les coups sourds se multiplièrent, une exaltation encore confuse alluma les prunelles, tandis que l’oscillation des corps suivait le rythme de la musique et que les femmes se joignaient aux hommes.

Puis, la caisse sonna frénétiquement, les flûtes glapirent comme des chacals, les Goura-Zannkas se mêlèrent dans une sarabande farouche. Ils s’enlaçaient, avec des clameurs aiguës, ils formaient une masse houleuse ou se roulaient sur le sol, en bramant, hurlant et rugissant. Une férocité ivre phosphora dans les prunelles ; hommes et femmes échangèrent des morsures ; le sang coulait sur les poitrines noires.

Debout, sur un tertre, immobile et le visage impassible, Ouammhà contemplait ce spectacle. Quand l’acharnement menaça de devenir homicide, il émit trois cris formidables… Et il se fit, presque soudain, un profond silence. La lune de nacre et d’hydrargire semblait descendre sur la cime des baobabs, la lueur des bûchers effaçait les étoiles, et les captifs, ayant dévoré leur provende, attendirent la mort.

L’Aigle Bleu donna le signal. Armés des couteaux verts du sacrifice, des guerriers s’avancèrent et plusieurs captifs, saisis d’une terreur subite, poussaient des plaintes sourdes, tentaient de se lever ou tendaient des mains suppliantes.

Chaque guerrier ayant rejoint sa victime, les yeux se fixèrent sur Ouammhà. Lorsque la main du chef s’éleva, les couteaux de jade tranchèrent les gorges, les sources rouges se répandirent sur les fougères. Puis, les yeux des vaincus cessent de tourner, les corps pantelants s’immobilisent. Les cuisses, les bras, les têtes, les torses répandirent dans la nuit l’odeur des chairs rôties et les Goura-Zannkas connurent la joie délicieuse de dévorer l’Ennemi.

Ensuite, l’Aigle Bleu donna son commandement : à l’heure où les étoiles s’éteignent dans les quatre firmaments, les Goura-Zannkas se lèveraient dans leur force pour combattre les Guerriers-Fantômes.

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