II L’aube belliqueuse

C’était vers les deux tiers de la nuit. Kouram veillait auprès des feux et se levait par intervalles pour éloigner le sommeil et pour flairer l’espace. Il savait que les Trapus ne rôdaient plus autour du campement, depuis l’enlèvement de Muriel. Dans son âme sauvage, il s’en réjouissait – car la jeune fille lui était indifférente et il souhaitait obscurément que sa trace fût perdue. Mais il devinait d’autres dangers, car Houmra, le plus subtil des éclaireurs noirs, croyait avoir entrevu des hommes sur les flancs de la caravane.

Kouram, ayant envoyé Houmra et deux autres Noirs à la découverte, se demandait s’il fallait éveiller le chef. Il n’y avait pas d’autres Blancs debout que Patrick, et Kouram ne daignait pas même le prévenir, car s’il le jugeait puissant dans les combats, il l’estimait dépourvu de flair et de discernement.

Situé sur la rive du lac, dans une échancrure, environné de feux, le camp était prêt pour la bataille. Au premier signal, Blancs et Noirs seraient à leurs postes. Kouram avait une confiance religieuse dans la sagesse du chef, dans les carabines à répétition, le fusil à éléphants et surtout l’épouvantable mitrailleuse. Mais il ne fallait pas se laisser surprendre. La rive du lac ne permettait point d’attaque directe et, derrière les bûchers, s’étalait une surface herbeuse où aucun corps d’homme ne pouvait se dissimuler. Le couvert le plus proche était à cinq cents pas. Ainsi, quelle que fût la manœuvre de l’ennemi, il ne pouvait approcher sans se découvrir.

Les étoiles marchèrent – et la Croix du Sud se redressa sur le pôle… À la fin, des silhouettes parurent et Houmra se montra dans la lueur des flammes. Il avait le corps léger comme les chacals et les yeux jaunes du gypaète.

Il dit :

– Houmra a surpris des hommes du côté où le soleil se couche et du côté où brillent les Sept Étoiles…

– Sont-ils en grand nombre ?

– Ils sont plus nombreux que nous. Houmra n’a pas pu les compter. Houmra ne croit pas qu’ils attaqueront avant que les étoiles ne fuient devant la lumière.

– Pourquoi Houmra croit-il cela ?

– Parce que la plupart sont endormis… S’ils n’attendaient pas d’autres guerriers, ils chercheraient à nous surprendre pendant la nuit.

Kouram inclina la tête, car des paroles étaient justes, et il considéra l’Orient. Il ne pâlissait pas encore. Les étoiles, claires sur un ciel très noir, étaient rangées dans l’ordre où elles se rangèrent avant qu’un seul homme ou une seule bête eussent paru sur la terre. Cependant Kouram savait qu’avant une heure, la cendre du jour les éteindrait une à une…

Le silence était puissant et doux. Les bêtes qui devaient périr et refaire de leur chair la chair d’autres bêtes, ne vivaient plus. Même la voix des chacals s’était tue.

Kouram, ayant reçu les rapports des autres coureurs, vérifia les feux et passa auprès des sentinelles :

– Il n’y a rien ? demanda Patrick qui veillait à la corne méridionale du camp.

– Des hommes nous guettent ! répondit le Noir.

– Les Trapus ?

– Non, des hommes qui viennent de la forêt.

Patrick eut un rire silencieux. Cette créature imprévoyante et pleine de bravoure souhaitait des combats.

– Vous ne croyez pas qu’ils attaquent ? demanda-t-il.

À la lueur des feux, il montrait une tête plantée de cheveux marron, des yeux d’outremer et un visage long au menton pointu.

– Ils attaqueront, s’ils se sentent assez forts !

– Tant pis pour eux ! grogna l’Irlandais.

Kouram méprisa cette réponse et s’éloigna. Il lui parut soudain qu’il devait avertir Ironcastle et, se dirigeant vers la tente du chef, il leva la portière, il appela.

Hareton dormait mal depuis la disparition de Muriel. Il se leva, revêtit un vêtement et parut devant le Noir :

– Que me voulez-vous, bon Kouram ?

Il y avait une espérance confuse dans cette question : tout événement, toute parole et toute pensée évoquaient instantanément la jeune fille… Le chagrin le rongeait comme une maladie. En quelques jours, sa chair avait fondu. Un remords épouvantable corrodait sa peine : pour avoir emmené Muriel il se sentait aussi coupable que s’il l’avait assassinée.

– Maître, reprit le Noir, le camp est cerné.

– Par les Trapus ? exclama Ironcastle avec une convulsion de colère.

– Non, maître, par des hommes noirs. Houmra croit qu’ils viennent de la forêt.

– Sont-ils nombreux ?

– Houmra n’a pu les compter. Ils se dissimulent…

Hareton baissa la tête et réfléchit tristement. Puis, il dit :

– Je voudrais faire alliance avec eux !

– Ce serait bien, dit Kouram… Mais comment parler ?

Il ne voulait pas dire qu’il était impossible de les comprendre, car il était savant dans l’art des gestes, qu’il avait pratiqué innombrablement.

– Ils lanceront les sagaies sur ceux qui voudront s’approcher d’eux, fit-il. Cependant, maître, j’essaierai quand le jour aura paru.

Les étoiles demeuraient étincelantes, mais l’aube était proche ; elle devait être courte ; le soleil apparaîtrait vite après la première émanation des lueurs diffuses.

– Je ne veux pas que tu exposes ta vie, dit Ironcastle.

Un sourire vaguement ironique plissa les lettres violettes.

– Kouram ne s’exposera pas.

Et il ajouta naïvement :

– Kouram n’aime pas mourir !

Hareton fit le tour du campement et vérifia la mitrailleuse.

– J’aurais dû en apporter plus d’une ! songea-t-il.

Puis il regarda le site : le lac où les astres allongeaient leurs scintillations, la steppe, la brousse, la forêt lointaine. C’était une heure pacifique. La sournoise nature promettait le bonheur et, respirant l’air velouté, Hareton avait d’horribles battements de cœur.

Il se tourna vers la Croix du Sud et pria :

– OLord God of my salvation, I have cried day and night before thee…

Il parlait ainsi, mêlant le désespoir à l’espérance, et la foi à l’accablement. La fièvre luisait dans ses yeux creux. Un remords ardent continuait à le mordre au cœur.

L’aube tropicale apparut et passa en un instant ; une aurore rapide divisa un moment la lumière ; déjà le soleil couleur de cuivre et de sang montait sur les eaux du lac…

– Faut-il les appeler maintenant ? vint demander Kouram.

– Oui.

Kouram alla prendre une flûte singulière, taillée dans la tige d’un jeune papyrus, semblable à celle dont usaient quelques peuplades de la Grande Sylve. Elle rendit un son doux, uniforme, qui se répandait au loin…

Puis, faisant signe à Houmra, qui le suivit, il sortit du camp, par l’interstice de deux bûchers.

Ils firent deux cents pas dans la plaine et s’arrêtèrent. Aucun homme ne pouvait avancer à portée de javelot sans qu’ils l’aperçussent. Kouram prit sa flûte, en tira des sons monotones et mélancoliques, puis sa voix s’éleva retentissante :

– Les hommes du campement veulent faire alliance avec leurs frères cachés. Que ceux-ci se montrent comme nous nous montrons…

Il n’espérait pas, en parlant ainsi, se faire comprendre d’hommes qui parlaient une langue inconnue, mais ainsi que des générations sans nombre d’hommes sauvages et d’hommes policés, il croyait à la vertu du verbe, il lui attribuait un pouvoir évocateur, ordonnateur et créateur.

La brousse et la savane ne décelaient aucune présence humaine. Quelque bête passait, furtive, les oiseaux du jour célébraient la lumière créatrice.

– Pourquoi ne répondez-vous point ! clama Kouram. Nous le savons bien que vos guerriers assiègent le camp. Houmra aux yeux d’aigle vous a vus du côté des Sept Étoiles et du côté où le soleil se couche.

On ne répondit pas encore – mais une rumeur se faisait au fond de la brousse ; Houmra, dont l’ouïe était aussi subtile que la vue, dit :

– Je crois, chef plein de sagesse, que d’autres guerriers arrivent…

Alors, Kouram, saisi à la fois d’inquiétude et de colère, prit une voix menaçante :

– Que les hommes cachés ne se fient pas à leur nombre. Les chefs blancs ont des armes aussi terribles qu’un tremblement de terre ou qu’un incendie qui dévore la forêt !

Sa mimique accompagnait les paroles ; mais concevant son imprudence, il reprit avec douceur :

– Nous ne sommes pas venus en ennemis. Si vous voulez notre alliance, vos chefs seront les bienvenus dans le camp !

Soudain, un homme noir se leva avec un mugissement pareil à celui des buffles. Il tenait la sagaie d’une main et la massue de l’autre. La force habitait sa poitrine, ses mâchoires saillaient comme des mâchoires de loup, ses yeux jaunes luisaient d’ardeur, de courage et de convoitise.

Il cria des paroles inconnues, mais ses gestes exprimaient la volonté d’être le vainqueur et le maître.

– Les hommes du camp sont invincibles ! répondit Kouram par la parole et les signes.

Ouammhà l’Aigle Bleu se mit à rire, d’une manière dérisoire et hautaine. Il poussa deux clameurs qui commandaient, et les guerriers goura-zannkas se dressèrent parmi les buissons, les fougères et dans les hautes herbes. C’étaient des hommes puissants par le courage et par la jeunesse ; ils enveloppaient tout le camp. Hagoun, l’Homme-à-la-Corne-Sonore, souffla vers le soleil levant ; les Fils des Étoiles rugirent formidablement, tous armés de la massue et de la sagaie.

Et Ouammhà dit, par le verbe et par le geste :

– Les Fils des Étoiles ont dix guerriers pour chacun des vôtres. Nous prendrons le camp, avec les bêtes et les trésors. Et nous mangerons les hommes !

Kouram, comprenant que le chef noir voulait la guerre, étendit les bras, les projeta devant lui, puis montra le sol et se courba :

– Les hommes de la forêt mourront comme les insectes qui s’élèvent le soir sur les eaux du lac…

La voix retentissante de l’Aigle Bleu alterna avec la corne de Hagoun.

À mesure les Goura-Zannkas se formèrent en colonnes : il y en avait quatre, chacune d’environ cinquante hommes.

Kouram fit une dernière tentative ; sa voix et ses gestes dirent ensemble :

– Il est temps encore de faire alliance.

Mais l’Aigle Bleu, voyant les colonnes en bataille, conçut ardemment sa puissance. Il donna le signal de l’assaut…

Le camp était prêt à le recevoir. Sur le tertre, Ironcastle et un Noir manœuvraient la mitrailleuse. Sydney vérifiait le fusil à éléphants. Philippe et sir Georges veillaient au sud et au couchant. Les autres hôtes du camp, tous prêts à faire feu, au premier signal, formaient une longue ligne elliptique.

– Ne tuez pas le chef, cria Ironcastle.

Car il espérait faire alliance avec Ouammhà, même après une bataille.

Le mugissement de la corne et des Goura-Zannkas se répandait sur le lac ; Kouram battit en retraite et deux cents hommes farouches prirent leur élan :

– Feu ! ordonna Ironcastle.

La mitrailleuse, tournant sur elle-même, lança son jet de balles, si pressé qu’il semblait que ce fût un jet liquide. Le fusil à éléphants éleva sa voix foudroyante. Sir Georges et Philippe visaient méthodiquement, soutenus par le feu des tirailleurs.

Ce fut épouvantable. Avant que l’avant-garde des Goura-Zannkas eût franchi la moitié de la distance qui la séparait du camp, plus de soixante guerriers gisaient sur le sol. La mitrailleuse les abattait par files ; le fusil à éléphants les éparpillait en gerbes de sang, de chair, d’os et d’entrailles ; chaque coup de Philippe ou de sir Georges abattait un homme.

Le fusil à éléphants détermina une première débandade : la colonne noire qui longeait le lac, à la vue des guerriers déchiquetés, de têtes et de membres projetés dans l’étendue, fut saisie de panique et se sauva parmi les papyrus ; puis la mitrailleuse arrêta le groupe qui venait du sud, tandis que le feu de Philippe et de sir Georges, aidés par Dick, Patrick et les tirailleurs noirs, disloquait la troisième colonne…

Mais, à l’occident, la troupe menée par l’Aigle Bleu était encore redoutable.

Le chef la précédait, brandissant, la hache et la sagaie, et déjà elle n’était plus qu’à deux cents mètres…

Hareton la regardait venir. C’était l’élite : des guerriers jeunes, véhéments, hauts de stature, profonds de poitrine qui, s’ils envahissaient le camp, jetteraient le désordre parmi les Noirs et massacreraient les Blancs…

Ils bondissaient, véloces. Ironcastle n’avait que deux minutes pour éviter la catastrophe.

– Dommage ! grommela-t-il.

À regret, il tourna la mitrailleuse vers l’occident puis, méthodique, il arrosa. Ce fut comme si des lames de feu ou les chocs du tonnerre eussent passé sur les assaillants. Les hommes tourbillonnaient comme des abeilles dans la fumée, oscillaient, s’affaissaient avec des cris de rage ou d’agonie, ou fuyaient au hasard, frappés de vertige… Bientôt, il n’y eut plus que dix guerriers pour suivre Ouammhà. Ironcastle les dispersa d’un seul geste.

L’Aigle Bleu resta seul devant le camp. La mort fut dans son âme. La force immense de sa race, en un moment, était devenue la faiblesse des chacals devant le lion. Tout ce qui avait exalté sa poitrine, toute la légende et toute la réalité, s’évanouissaient devant une puissance mystérieuse. Son orgueil sombra dans une humilité sans bornes ; ses souvenirs glorieux gisaient en lui mutilés, informes et méprisables.

Il leva sa sagaie ; il leva sa massue. Il criait :

– Tuez Ouammhà… mais que ce soit la main d’un guerrier qui lui perce la poitrine… Qui veut combattre Ouammhà ?

C’était le sursaut suprême de sa fierté, et sa voix sonnait lamentable. Kouram, qui se tenait auprès de Guthrie, comprit les gestes du chef noir :

– Il veut combattre ! dit-il.

Guthrie se mit à rire. Il épia l’étendue ; il n’y avait plus que des fugitifs, des cadavres ou des blessés :

– Je vais lui donner cette consolation ! dit-il. Le géant franchit un amas de cendres brûlantes et, armé d’une hache, se précipita au-devant de l’Aigle Bleu. Le chef Goura-Zannka, étonné, le regardait venir. Encore que les clans des Étoiles continssent beaucoup d’hommes de grande taille, aucun n’approchait de cet homme pâle, dont la force semblait comparable à celle des rhinocéros. Une tristesse superstitieuse pesa sur l’âme du chef, tandis que Guthrie criait :

– Tu veux combattre ?… Me voici !

Instinctivement, Ouammhà lança sa sagaie, qui effleura l’épaule de Sydney, sans même déchirer l’étoffe… En peu de bonds, le Yankee se trouva devant le Noir. L’Aigle Bleu poussa un cri sinistre et leva sa massue… Guthrie riait.

La massue s’abattit et simultanément la hache de Sydney qui, enfonçant dans le bois dur, arracha l’arme aux mains du chef.

– Tu as combattu ! ricana Guthrie. Arrive…

Saisissant Ouammhà à l’improviste, il le jeta sur son épaule et l’emporta comme un enfant. Ceux du camp hurlèrent formidablement. Les Goura-Zannkas fugitifs s’arrêtèrent, saisis d’épouvante, et, parmi ceux qui s’étaient cachés dans les roseaux ou les broussailles, beaucoup gémirent, accablés par la stupeur d’un prodige.

– Voilà ! dit Guthrie en déposant son prisonnier sur le sol.

Ouammhà tremblait. Il avait mille fois risqué sa vie ; aucun homme n’eût mieux résisté aux tourments et impassiblement attendu l’heure où il serait dévoré par l’ennemi… La peur qui le sidérait n’était point celle du guerrier qui craint la mort, mais celle de l’homme devant l’Inconcevable. Sur l’épaule de Guthrie, il s’était senti aussi débile qu’un petit enfant – et là-bas, près de cent Goura-Zannkas gisaient, alors qu’aucun des hommes du camp n’avait reçu une éraflure. C’était comme si les sagaies et les massues qui, depuis les origines, avaient tué d’innombrables hommes, buffles, phacochères et parfois terrassé le lion, subitement s’étaient transformées en brins de paille…

Muet, le visage couleur de cendre, Ouammhà demeurait prostré.

Une voix le tira de son anéantissement.

Il leva lentement la tête, il vit Kouram qui parlait en faisant des gestes… Et parce que Kouram était noir, il se sentit moins écrasé.

Kouram, par la parole et le signe, disait :

– Les hommes de la forêt veulent-ils maintenant devenir les amis des hommes qui viennent du nord et de l’orient ?

À mesure qu’il répétait et multipliait les signes, Ouammhà les comprenait. Un étonnement immense le pénétra. Il ne concevait pas que, étant captif, il ne fût pas réservé pour un repas de guerre…

Il considérait Kouram, Ironcastle et surtout le colossal adversaire qui l’avait emporté comme un enfant. Parce qu’il avait de l’imagination, il franchit les limites de ses croyances. Des hommes aussi différents des Goura-Zannkas, si étrangement et si épouvantablement armés, pouvaient avoir des coutumes infinies. En outre, la ruse suggérait que, nomades, les étrangers avaient sans doute intérêt à laisser peu d’ennemis derrière eux. La curiosité aussi, une curiosité aiguë, véhémente, passionnée, agitait l’Aigle Bleu. Que risquait-il ? Sa vie n’était-elle pas aux mains des vainqueurs ? Et Ouammhà estimait que sa vie valait celle de cent guerriers.

Son hésitation tomba brusquement. Il se tourna vers le géant, pour qui croissait en lui une admiration éperdue, il fit le geste de consentement… L’alliance était conclue.

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