Épilogue La légende végétale

– Ce poisson ressemble étonnamment à une truite saumonée ! remarqua Guthrie, qui mangeait avec enthousiasme.

– Oui, répondit Darnley, comme chair, c’est incontestable, comme espèce et même comme genre, c’est tout autre chose : il se rapprocherait plutôt des cyprins… Mais, en fait, il n’a pas de place dans les classifications connues.

– Je lui donnerai en toutes circonstances une bonne place dans mon estomac ! se réjouit Guthrie.

Les convives lunchaient dans une salle de granit dont le mobilier était dû au génie des Nègres, des Écailleux et à l’industrie de Darnley. Le confort n’en était pas absent : les sièges étaient rembourrés. Quant aux couteaux, fourchettes, cuillères, assiettes et plats, la caravane, ramenée saine et sauve, avait fourni les compléments utiles.

Par les baies ouvertes, on voyait un site de pierre rouge suivi d’un site de pins, de fougères, de mousses géantes et de lichens monstrueux.

Les voyageurs, rentrés trois ou quatre heures avant l’aube, et affreusement las, avaient dormi comme des ours.

– Pas de mimosées par ici ? fit Hareton.

– Non ! nous sommes chez nous, répondit Darnley… Car ces pins, ces fougères, ces mousses, ces lichens sont aussi désarmés que dans nos vieilles patries. La prééminence des végétaux commence aux angiospermes et, comme vous le savez déjà, atteint toute son ampleur chez les mimosées.

Les Noirs apportaient deux cuisses d’antilope rôties, qui obtinrent les égards empressés et irrespectueux de Sydney.

– Est-ce que, demanda sir Georges, les animaux, et cette sorte d’hommes qui nous firent prisonniers, n’ont aucun moyen de défense contre les végétaux ?

– Contre les végétaux supérieurs, du moins ceux qui sont supérieurs ici, ils n’ont de ressource que l’éloignement ou une stricte obéissance aux lois et aux décrets… Toute licence, comme je l’ai déjà dit, pour les plantes gymnospermes et, a fortiori, les cryptogames, mais dès qu’on arrive aux monocotylédones, le danger commence et va s’aggravant ensuite, selon une norme assez irrégulière. J’ignore pourquoi les végétaux tout-puissants sont les mimosées, plutôt que telles plantes gamopétales ! A priori, on serait tenté de croire que les plantes inférieures doivent périr. Or, elles demeurent prospères, elles occupent presque autant de territoires que les autres. Je crois en avoir découvert la cause. Les plantes supérieures épuisent la terre ; elles ont besoin d’alterner avec les plantes inférieures. Celles-ci refont un sol propice, tantôt en remplaçant graduellement les plantes dominatrices, tantôt en croissant sur le même terrain. En retour, les plantes dominatrices s’emparent des terrains amendés par les autres. C’est surtout lorsqu’il s’agit de grands arbres, à longue durée, que les végétaux primitifs poussent à l’entour : dans ce cas, leur présence sert à maintenir perpétuellement un sol efficace.

– Ç’aurait été de quoi remplir d’admiration les écrivains qui célébraient les harmonies de la nature, remarqua Philippe.

– Oui, répondit Darnley, et cette fois, ils n’auraient pas eu tort.

– Ce qui m’intéresse le plus, dit Guthrie, en se servant une vaste tranche d’antilope, c’est de savoir les rapports des végétaux avec les animaux… et particulièrement avec les monstres qui faillirent boire notre sang… Après tout, les bêtes ont pu vivre…

– Pour maintes raisons, dont deux majeures. D’abord, sur les territoires à cryptogames et à gymnospermes, hommes et bêtes vivent comme chez nous : ils usent des plantes à leur gré. Ceux qui remplissent le rôle d’hommes pourraient même se livrer à la culture – avec cette restriction que leurs terrains sont toujours sous la menace d’un envahissement par les plantes indomesticables et invincibles.

La seconde raison, c’est que, en obéissant aux lois, il ne leur est pas interdit de circuler parmi les plantes supérieures, ni même d’emprunter à celles-ci quelque nourriture… Il y a des périodes où les herbivores peuvent paître les gramens aussi impunément que les mousses, les lichens, les fougères, les jeunes pins. Ils sont avertis, quand ils ne peuvent pas le faire, par le goût même des plantes qui leur cause une invincible répugnance, et, complémentairement, par le poison qu’elles sécrètent in tempore opportuno. Enfin, il y a des fruits sacrifiés, j’ignore pour quelle cause : on les reconnaît au contact et à l’odeur… Les grains et les fruits interdits causent immédiatement une impression de malaise et répandent une odeur très acre. Aucune bête ne s’y trompe ! Tout compté, la vie des animaux est moins précaire ici que sous le régime humain. Elle est seulement soumise à d’autres restrictions, compensées par de réels avantages.

– Nous voyons déjà, dit sir Georges, que les lois ont d’autant plus de chances d’être observées, que certaines sont intransgressibles sous peine de mort !

– Dans certains milieux, toutes sont intransgressibles, fit Darnley. Partout où pullulent les mimosées, les règles ne supportent aucune dérogation ; même ailleurs, la transgression entraîne un châtiment assez dur et assez rapide pour que les animaux et les Écailleux obéissent… Toucher une mimosée quelconque cause un malaise ou une souffrance ; si la mimosée est de grande taille, elle sait vous tenir à distance, par une force répulsive dont je ne connais pas la nature. Vous avez vu que, à l’aide d’une énergie « accélératrice » (je l’appelle ainsi parce qu’elle ressemble à la pesanteur, et que la pesanteur est certainement causée par une accélération) vous avez vu, dis-je, qu’elles pouvaient rendre tout mouvement impossible. Elles disposent encore, et vous l’avez constaté aussi, de pouvoirs soporifiques. Elles savent parfaitement coordonner leurs énergies : aucune plante isolée, fût-ce une mimosée géante, n’aurait réussi à paralyser votre caravane à distance. Enfin, lorsque les mimosées sont dans le voisinage de plantes angiospermes en danger, elles peuvent souterrainement les secourir, en les chargeant de radiations ou de fluides défensifs.

– Dans le mémoire que vous m’avez envoyé, remarqua Ironcastle, vous dites ne pas savoir si les actes de vos végétaux ressortissent à l’intelligence. Il me semble pourtant que tout cela s’y rattache étroitement ?

– Peut-être oui… et peut-être non. Il y a dans les actes végétaux une logique certaine, mais cette logique correspond si étroitement aux circonstances, elle est tellement identique à elle-même, en qualité et en quantité, lorsqu’il faut parer à des périls identiques, enfin elle est si peu capricieuse, que je ne puis la comparer en soi à l’intelligence humaine !

– Alors, ce serait une sorte d’instinct ?

– Non plus. L’instinct est cristallisé ; sa prévoyance aboutit à des actes répétitifs, tandis que les actes des végétaux dominateurs se manifestent suivant la diversité des incidences. Elle répond à l’instantané, quel que soit cet instantané, pourvu qu’il soit une menace. En un sens, la réaction végétale ressemble à un phénomène minéral, mais avec une spontanéité et une diversité qui ressemblent à l’intelligence… C’est donc un phénomène inclassable.

– Vous croyez, sans restriction, que le rôle des plantes domine infailliblement celui des animaux et des hommes ?

– J’en suis sûr. Ici tout est asservi aux besoins des plantes souveraines. La résistance animale serait vaine. Je n’ai, pour ma part, découvert aucun moyen d’échapper à la norme…

– Cependant, si une race énergique et créatrice comme la race anglo-saxonne s’établissait ici ?

– Ma conviction est qu’elle devrait se soumettre. D’ailleurs, comme vous avez pu le pressentir, l’observer même partiellement, le règne des plantes supérieures n’a pas le caractère destructeur du règne humain. L’animal n’est pas menacé brutalement, il peut vivre en observant les lois, il n’est contraint à aucun travail.

– Et son évolution ?

– Vous avez vu qu’elle diffère beaucoup de ce qu’elle est ailleurs. Ainsi, les reptiles ne sont pas inférieurs aux mammifères. Ils sont presque vivipares, souvent intelligents et souvent velus. Quant aux pseudo-humains, ils présentent quelque analogie avec les marsupiaux… Les femmes possèdent une poche où des enfants achèvent de se développer… Mais cette poche a une autre origine que la poche des didelphes. Ainsi que vous l’avez constaté, le corps de ces êtres est à la fois écailleux et velu. Ils ont un sens que nous n’avons pas, que j’appellerai le sens spatial, et qui complète l’œil. Leur organisme ne comporte pas la parole articulée : mais ils s’expriment parfaitement à l’aide de leurs modulations sifflantes, qui comprennent à la fois la hauteur du son, les harmoniques, certaines alternances, certaines répétitions et aussi, des notes brèves et des notes longues. Le nombre des combinaisons dont ils disposent est, à vrai dire, indéfini et dépasserait les combinaisons de nos syllabes, si c’était nécessaire. Ils ne semblent avoir aucun sens de la beauté plastique : femmes et hommes, si j’ose les appeler ainsi, ne sont séduits, entre eux, que par les qualités sonores.

– Ce serait la musique qui présiderait à la sélection ?

– Une étrange musique qui n’a aucun sens pour nos oreilles… et qui n’en aurait aucun non plus pour celles des oiseaux. Cependant, il doit y avoir là des beautés insoupçonnables pour nous… des rythmes sans analogie avec les nôtres… J’ai essayé de m’en faire une idée… une notion, si vague fût-elle… j’ai dû y renoncer. Il m’a été impossible de découvrir rien qui ressemblât à une mélodie, à une harmonie ou à une mesure. Quant à leur degré de développement social, il ne dépasse pas le stade de la tribu – une tribu composée de plusieurs clans distincts. Je n’ai pu découvrir aucune trace de religiosité. Ils savent fabriquer des armes et des outils, des poisons très subtils, des soporifiques puissants, des étoffes minérales, plus analogues à des feutres souples qu’à des tissus ; ils vivent dans les rocs où ils creusent des cités de cavernes, très ramifiées…

– Vous conversez avec eux ?

– Par gestes. Nos sens sont trop obtus pour pouvoir s’adapter à leur langage. J’ai perfectionné un vocabulaire de signes à l’aide duquel nous pouvons échanger toutes les idées pratiques : il m’a été impossible de dépasser la pré-abstraction, je veux dire l’abstraction qui se rapporte aux événements quotidiens. Pour l’abstraction « idéenne », néant.

– Êtes-vous en sécurité parmi eux ?

– Complètement. Ils ignorent le crime, c’est-à-dire l’infraction aux règles de la race ou aux conventions acceptées, d’où une loyauté singulière, aussi sûre, aussi infaillible que l’action de la pesanteur. Toute alliance avec eux est irrévocable.

– Alors, déclara Guthrie, ils valent mieux que nous !

– Moralement, sans aucun doute. Du reste, la moralité générale du terroir est supérieure à la moralité de notre monde… car il y a une sorte de morale automatique dans l’hégémonie mimoséenne, grâce à laquelle toute destruction est limitée au strict nécessaire. Même chez les bêtes carnivores, vous ne rencontrerez nulle part des gaspilleurs de chair. Au reste, beaucoup de carnivores sont simplement des sanguinivores ; ils prennent du sang aux victimes sans les tuer, ni les épuiser.

Il y eut un silence, tandis que les Noirs apportaient des fruits inconnus, qui évoquaient les fraises, mais des fraises grosses comme des oranges.

– En somme, demanda Philippe, vous n’avez pas été malheureux ici ?

– Je n’ai pensé ni au bonheur ni au malheur. Une curiosité permanente tient en éveil ma pensée, mes sentiments et mes impressions. Je ne crois pas que j’aurai jamais le courage de quitter cette terre.

Hareton soupira. En lui aussi s’éveillait une curiosité dévorante, mais ses yeux se tournèrent vers Muriel et vers Philippe : le destin de ces jeunes créatures était ailleurs.

– Vous serez fatalement mes compagnons pendant quatre mois, fit Darnley… la saison des pluies commence dans quelques semaines : elle rendrait votre voyage impraticable.

Hareton, à demi consolé, songea qu’en quatre mois, il pourrait réunir les plus précieuses observations et réaliser d’incomparables expériences.

– D’ailleurs, reprenait Samuel, en s’adressant plutôt à Sydney, sir Georges et Philippe qu’à Hareton, dont il connaissait le désintéressement, vous ne repartirez pas ruinés ! Il y a dans cette terre rouge assez d’or et de pierres précieuses pour faire mille fortunes…

Guthrie aimait trop de choses en ce monde périssable pour être insensible aux richesses ; sir Georges rêvait depuis longtemps de faire restaurer ses châteaux de Hornfield et de Hawktower, menacés d’une ruine prochaine ; Philippe songeait à la fois à Muriel et à Monique, créées pour une vie lumineuse.

– Je vais, fit l’hôte, vous montrer les vains trésors que les convulsions géologiques ont formés dans ce sol…

Il appela l’un des Noirs et ordonna :

– Apporte les boîtes bleues, Darnis.

– Est-ce que, fit Guthrie, ce n’est pas exposer ce brave garçon à la tentation ?

– Si vous le connaissiez, vous n’auriez pas demandé cela. Darnis a l’âme d’un bon chien et l’âme d’un bon Nègre unies dans une même créature. Il sait d’ailleurs que, si je le ramène un jour en Amérique, – car c’est un Noir de la Floride – il sera aussi riche qu’il le désirera. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute dans son esprit. En attendant, il est très content de son sort. Voici les échantillons !

Darnis avait reparu, avec trois cassettes assez spacieuses, qu’il déposa sur la table desservie.

Samuel les ouvrit nonchalamment, et Guthrie, Farnham, Maranges frissonnèrent… En diamants, en saphirs, en émeraudes, en or vierge, les boîtes contenaient d’immenses fortunes. Ces trésors n’avaient rien d’éclatant : les gemmes brutes semblaient des minéraux quelconques, mais Sydney et sir Georges s’y connaissaient, et Philippe ne doutait pas de la compétence de Darnley…

Après un petit saisissement, et tandis que tous les rêves de l’homme éblouissaient son imagination, Guthrie se mit à rire :

– À nous la baguette des fées ! dit-il.

Hareton et Samuel Darnley considéraient ces pierres avec une sincère indifférence.

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