VII Muriel dans l’inconnu

La bête n’avait plus qu’un bond à faire pour atteindre Muriel et la horde des chacals, plus proche, attendait le dénouement avec une impatience vorace… La proie était trop grande pour qu’il ne restât pas de la chair, des entrailles et du sang, lorsque le grand fauve serait rassasié : alors, eux auraient leur tour.

Dans cette situation tragique, c’était moins la crainte qui émouvait Muriel qu’une tristesse incommensurable et je ne sais quelle amère humilité. Fille des races dominatrices qui ont asservi la bête et les plantes, elle n’était plus qu’une faible victime, une chair vaincue que convoitaient un félin, une hyène et des chacals… Tout le sens de la vie était renversé, comme si reparaissaient les âges anciens, où le sort de l’homme se confondait avec celui des autres animaux. La brute inconnue feula et Muriel, à la fois résignée et combative, ne perdait pas un seul de ses mouvements. Tentant encore de surprendre la proie, le félin la contourna, puis il se rapprocha tellement que la jeune fille crut qu’il attaquait et se décida à tirer…

Deux détonations retentirent : la bête, blessée et furieuse, bondit sur Muriel et la renversa… Une gueule aux canines aiguës s’ouvrit auprès de la gorge blanche…

Dans ce moment, un cri rauque, une clameur fantastique, qui rappelait à la fois le bruit des torrents et le hurlement du loup, s’éleva sur la plaine. Deux animaux singuliers parurent sur un tertre. Leurs corps squameux avaient quelque analogie de forme avec le corps des terre-neuve, leurs têtes cubiques étaient presque aussi grosses que des têtes de lions.

Le félin reculait : les chacals et l’hyène battaient en retraite et les bêtes monstrueuses accoururent… Quand elles ne furent plus qu’à quelques coudées, le félin s’enfuit éperdument et Muriel se releva… Un danger plus mystérieux la menaçait. Elle contemplait avec stupeur ces créatures aussi chimériques que les taureaux ailés, les licornes, les faunes et les sirènes : toute résistance paraissant vaine, Muriel se croisa les bras et attendit l’attaque…

Il n’y eut pas d’attaque.

À deux pas de la jeune fille, les bêtes s’arrêtèrent. Presque aussitôt de nouveaux êtres parurent… Mais cette fois, ils appartenaient à l’univers connu : c’étaient trois hommes noirs, de haute stature, armés de carabines, et si pareils aux Noirs de la caravane qu’un moment Muriel pensa qu’ils étaient à sa recherche. Rien qu’à leur accoutrement, elle reconnut qu’elle se trompait : on les eût crus vêtus de verre dépoli, mais un verre aussi souple que le lin ou le chanvre. Une manière de justaucorps, une draperie courte, tombant de la taille jusqu’au milieu des cuisses, des chapeaux aux bords plats, une ceinture où l’on discernait un couteau et une hache, tels étaient leurs vêtements et leur attirail. Ils agitèrent leurs mains et l’un d’eux exclama :

– No fear  ! Friends  ! (« N’ayez pas peur ! Amis ! »)

Elle attendit, abasourdie, tandis qu’ils descendaient du tertre.

Lorsqu’ils furent proches, celui qui avait parlé et qui ressemblait confusément à Kouram, demanda :

– American  ?

– Oui, dit-elle, effarée.

L’homme avait des yeux tranquilles et même doux.

– Me too  ! (« Moi aussi ») fit-il.

Il y eut un silence. Les animaux écailleux rôdaient autour de la jeune fille : les Noirs examinaient attentivement Muriel. Tout à coup, elle eut une inspiration, elle murmura :

– Connaissez-vous Mr Samuel Darnley ?

– C’est mon maître.

– Nous sommes à sa recherche.

– Je le pensais, exclama le Noir avec un rire, en frappant ses mains l’une contre l’autre. Alors, Miss… ou Mrs… ?

– Miss Ironcastle.

– Venez… Il est là-bas.

– Loin ?

– Deux heures de marche.

C’était l’une de ces heures où il faut fatalement jouer sa vie. Elle n’hésita pas, elle suivit les Noirs…

Ils la menèrent par une savane, puis ils traversèrent, avec des précautions minutieuses, une forêt où des baobabs et des banians alternaient avec des mimosées. D’ailleurs la marche était facile, les arbres étant espacés ou formant des îlots qu’on contournait.

Une rivière se présenta dont les Noirs suivirent le bord jusqu’à un endroit où d’énormes pierres, peu distantes les unes des autres, permettaient le passage…

– Nous arrivons ! dit celui qui avait accosté Muriel.

Les plantes devinrent rares, une terre rouge s’étendit que bornait une muraille rocheuse…

En ce moment, les bêtes écailleuses firent entendre leurs voix fantasmagoriques.

Un homme de haute taille parut à l’ombre des roches. Son teint basané, au point de paraître noir, rendait saisissantes sa barbe et sa chevelure aussi blondes que les cheveux de Muriel… Ses yeux outremer fixés sur la jeune fille, il exclama, stupéfait :

– Miss Ironcastle !

– Mr Darnley ! cria-t-elle.

Une telle émotion la saisit qu’elle faillit s’évanouir. Samuel Darnley, s’étant avancé vers elle, lui prit les mains et les serra avec attendrissement. Puis, une inquiétude plissa la face hâlée :

– Hareton ? demanda-t-il.

– Il est là-bas… avec l’expédition, gémit-elle… plongé dans un sommeil léthargique… Depuis hier, nous ne pouvions plus avancer…

Darnley secoua la tête et ses sourcils se froncèrent.

– Ce sont elles ! grommela-t-il. Vous avez pénétré sur une terre momentanément interdite… Elles se sont défendues…

– Qui ? demanda Muriel.

– Les mimosées… Il faut les connaître et leur obéir…

Muriel écoutait, craintive, mais non étonnée… Soudain ses yeux se dilatèrent…

Deux autres Noirs venaient de surgir et, en même temps, des créatures indéfinissables. À cause de la stature verticale, elles évoquaient grossièrement des hommes, mais leurs pieds de pachydermes, leurs jambes de sauriens, les écailles dont elles étaient couvertes mêlées à des poils rêches, leur tête pareille à un cylindre d’écorce que surmontait une sorte de cône moussu, leur bouche en triangle, les yeux enfoncés dans des creux et qui dardaient des phosphorescences versicolores ne rappelaient exactement aucune forme animale ni humaine… Malgré tant d’événements et de spectacles extraordinaires, Muriel eut un moment de stupeur.

– Ce sont des hommes ! dit Darnley en réponse au regard de la jeune fille. Ou plutôt ils jouent sur cette terre le rôle d’hommes… Exactement, leurs organismes sont plus différents des nôtres que ceux d’un babouin et peut-être d’un chien… Ne craignez rien, Miss… ce sont mes alliés, parfaitement sûrs, incapables de la moindre trahison. Il faut seulement craindre ceux avec qui je n’ai pu faire encore alliance.

Il s’interrompit, les sourcils froncés :

– Songeons à Ironcastle et à ses amis ! Puisque vous avez pu, malgré tout, sortir du territoire condamné, c’est que l’énergie accélératrice avait déjà diminué. Je pense donc que nos amis sont actuellement éveillés et sur pied… Allons à leur recherche.

Il donna rapidement des ordres aux quatre Nègres, puis il s’adressa aux Hommes-Écailleux, tantôt par des signes, tantôt par d’étranges sifflements auxquels ils répondaient.

En un quart d’heure, l’expédition fut prête, les Noirs armés de fusils, les Écailleux d’une sorte de harpon rouge et d’une plaque en forme de demi-cercle. Un sac de cuir était suspendu à leur taille.

– En route ! ordonna Darnley.

Et tandis que la troupe quittait la terre rouge, il dit à la jeune fille :

– Il n’y a pas lieu d’être inquiet… C’est un fait qu’Elles ne sont pas meurtrières… Même lorsque l’accélération ou le sommeil se prolongent, il n’y a pas grand mal. J’ai vu des animaux appesantis ou endormis pendant trois et quatre jours sans souffrir aucun dommage.

– Mais, objecta Muriel, si, pendant leur sommeil, des bêtes carnivores envahissaient le camp ? Vos sauriens sont effroyables et aussi vos léopards géants.

– Ne craignez rien ! Nos amis s’éveilleront automatiquement avant qu’aucun animal ait pénétré jusqu’au camp… La rupture du sommeil suit d’une heure environ la fin de « l’accélération »… et pendant cette heure, toute terre soumise au phénomène est respectée… sauf par ceux qui remplissent le rôle d’hommes et qui obéissent moins à l’instinct… Mais presque toutes les tribus des environs sont parmi mes alliés.

Hommes et pseudo-hommes suivaient la piste. Ils y étaient puissamment aidés par les animaux écailleux.

– Que feraient-ils ? demanda Muriel avec tremblement… Je veux dire ceux qui ne sont pas vos alliés…

– Je ne sais pas au juste. Les diverses tribus n’ont pas les mêmes mœurs. Et d’ailleurs, il y a deux races. La moins nombreuse est la plus dangereuse.

Il secoua la tête, une ombre passa sur ses yeux ; mais, avec un sourire :

– Il est presque certain que nous allons retrouver la caravane saine et sauve. Allons !

Muriel ne reconnaissait guère les sites par où elle avait passé ; elle parlait à Darnley de la forêt des mimosées géantes.

– Est-il dangereux d’y pénétrer ? demanda-t-elle.

– Le pays contient plusieurs de ces forêts : si l’on ne commet aucune déprédation ni aucune imprudence… et si l’on ne franchit aucune zone défendue, on peut y circuler.

– Comment reconnaître les zones défendues ?

– On s’en aperçoit, mon enfant… L’accélération est un signe… Dès qu’elle se produit, il faut s’arrêter et attendre… ou tourner l’obstacle. Une angoisse mystérieuse est un autre signe : on étouffe et l’on est saisi de crainte. Parfois, c’est de la fièvre. Elle s’aggrave à mesure qu’on avance dans la région interdite. Il arrive aussi qu’on est simplement repoussé…

– Y a-t-il des limites qu’on ne doit jamais franchir ?

– Non. Il y a seulement des actes dont il faut toujours s’abstenir. Vous apprendrez vite à les connaître.

On avait dépassé le tertre où le fauve bleu avait attaqué Muriel. Il fallait désormais suivre une piste inconnue, car la jeune fille ne pouvait qu’imparfaitement renseigner ses compagnons. Les Hommes-Écailleux et les pseudo-chiens s’y employèrent avec un flair surprenant…

À la fin, tous s’arrêtèrent. Puis ils explorèrent en tous sens une bande de terre.

– La caravane s’est arrêtée ici ! fit Darnley. D’ailleurs, voici des preuves.

Il montra les traces laissées par les piquets des tentes, une boîte de conserves qui avait roulé sur le sol, une corde à moitié usée.

L’un des Noirs poussa une exclamation bientôt répétée par les autres ; les Hommes-Écailleux fouillaient la terre.

– Maître, dit celui des Noirs qui parlait anglais… Eux venus ici… voyez la trace des pieds.

L’inquiétude roidit la face de Samuel Darnley.

– Pas de traces de lutte ? demanda-t-il.

– Aucune, maître.

Le Noir regarda alternativement Darnley et Muriel.

– Parlez, je vous en supplie ! dit la jeune fille. Samuel eut un geste fataliste ; rien ne servirait de biaiser ; la jeune fille supposerait toujours le pire :

– Oui, parlez, dit-il à son tour.

– Eux faire la caravane prisonnière.

– Qui eux ?

– Ceux qui sont comme des hommes.

Une peur obscure glaça Muriel et des visions de mort la hantèrent. Samuel la voyait pâlir.

– Je ne crois pas qu’ils les tuent ! dit-il. Du moins pas avant longtemps…

Il sembla regretter d’avoir dit ces dernières paroles :

– Ne perdons pas notre temps ! reprit-il. En route !

Les Noirs, les bêtes et les Écailleux suivaient maintenant la piste aussi facilement que si les ravisseurs et les prisonniers eussent été visibles. On passa par la lande des pins, des fougères et des mousses chevelues. Celles-ci devinrent gigantesques et les hautes fougères arborescentes bruissaient au souffle de la brise, abritant une population de didelphes…

Darnley ne parlait guère.

On atteignit ainsi le défilé rouge. Les poursuivants avançaient avec prudence ; souvent l’un ou l’autre Nègre collait son oreille contre le sol. Les Hommes-Écailleux s’arrêtaient par intervalles. Darnley savait qu’ils interrogeaient l’étendue, doués d’une sorte de sens comparable à celui des chéiroptères.

– Croyez-vous que nous approchons ? demanda timidement Muriel.

– Pas encore, fit Samuel. Ils ont des heures d’avance. Nous ne devons pas compter les atteindre avant le crépuscule, s’ils s’arrêtent !

– Et s’ils ne s’arrêtent pas ?

Darnley haussa dubitativement les sourcils.

– Mais, reprit Muriel avec tremblement, espérez-vous délivrer nos amis ?

– Je l’espère fermement.

Voyant le visage éploré de la jeune fille, il jugea bon de donner quelques précisions :

– Selon toute probabilité, c’est la tribu du Cirque Rouge. Elle dispose d’environ cent cinquante combattants… Nous ne sommes que quarante, mais j’ai envoyé chercher du renfort. Donc ne vous inquiétez pas. Ah !…

Un des Noirs venait signaler la première halte des ravisseurs. Le terrain, exploré en tous sens, n’ayant rien révélé de caractéristique, la poursuite continua. On atteignit le défilé rouge où l’on s’arrêta. Les Noirs et Darnley firent un repas sommaire. Muriel avala péniblement quelques bouchées d’une sorte de biscuit. Quant aux Hommes-Écailleux, ils se nourrirent de racines de fougères et d’une pâte mucilagineuse faite avec des lichens.

Dans ce moment, un Écailleux parut jaillir d’une pierre rocheuse et siffla doucement.

– Les renforts arrivent, fit Darnley.

– Mon Dieu ! murmura la jeune fille… ce sera donc un combat ?

– Peut-être pas… Ceux du Cirque Rouge nous connaissent ; ils savent que nous sommes mieux armés qu’eux.

– Ils auront les armes des prisonniers.

– Ils sont incapables de s’en servir.

L’expédition avançait avec des précautions croissantes, précédée par une garde de Noirs, de molosses et de quelques Hommes-Écailleux. Deux heures avant le crépuscule, les éclaireurs se replièrent. Darnley conféra un moment avec eux et revint vers Muriel. Il était très grave.

– Ce sont bien ceux du Cirque Rouge ! dit-il. Nos éclaireurs pensent n’avoir pas été aperçus. D’ailleurs, quoi qu’il arrive, c’est dans le Cirque que se décideront les circonstances. Ils ne peuvent pas l’abandonner, à cause de leurs femmes et de leurs enfants : et c’est là aussi qu’ils se sentent les plus forts ! Prenons nos précautions !

Il tira un flacon de sa poche, versa quelques gouttes dans un gobelet minuscule et dit à Miss Ironcastle :

– C’est un antidote. Prenez !

Muriel avala la liqueur sans hésitation, bientôt imitée par Darnley. Elle put voir que les Noirs et les Hommes-Écailleux faisaient de même.

Les Noirs usaient de gobelets comme Darnley. Les autres se servaient d’une sorte de chalumeau qui contenait le liquide.

– Nous voilà cuirassés ! En route ! fit Darnley. On avançait plus rapidement, sans toutefois omettre les précautions utiles.

Darnley disait :

– Les tribus possèdent toutes l’art de provoquer le sommeil, par l’incinération ou par l’évaporation de certaines substances, mais elles connaissent aussi le remède, c’est celui que nous venons d’employer. Il faut le prendre au moins une demi-heure d’avance pour qu’il ait le temps de produire ses bons effets.

– Quand arriverons-nous ? redemanda Muriel.

– Nous ne sommes pas à trois kilomètres du Cirque Rouge. Permettez que je donne les derniers ordres.

Il fit venir deux des Noirs et des alliés. Pendant quelques minutes, les paroles et les sifflements alternèrent.

– Nous sommes prêts ! dit l’explorateur en revenant à Muriel. Il nous faut maintenant un peu de chance.

… Muriel fut surprise de voir une quinzaine d’Hommes-Écailleux gravir les rochers. À mesure qu’ils atteignaient les cimes, ils disparaissaient.

– Ce sont de véritables techniciens de la Pierre, expliqua Samuel. Ils connaissent les issues du Cirque Rouge.

De nouveau, la marche se ralentit. Hommes et bêtes marchaient dans un profond silence. Darnley s’était rapproché de l’avant-garde, après avoir recommandé à Muriel de le suivre à distance.

Une demi-heure environ se passa, puis des sifflements éclatèrent : Darnley et ses hommes se précipitèrent au trot, Muriel ne put s’empêcher de les imiter.

Le Cirque Rouge fut là. Une fumée s’élevait qui répandait une odeur aromatique. Et l’on voyait plusieurs centaines de créatures affolées qui tourbillonnaient, tandis que, sur le sol, gisait un groupe d’hommes blancs et d’hommes noirs.

– Mon père ! exclama Muriel.

Et plus bas :

– Philippe !

Darnley, ses Noirs et ses alliés barraient la sortie du Cirque. Des Hommes-Écailleux semblaient surgir des rocs ; ils lançaient des projectiles enflammés qui brûlaient vivement, en produisant une fumée verte… Parmi la troupe massée à la sortie du défilé, une vingtaine d’Hommes-Écailleux accomplissaient une besogne identique.

À mesure, la masse tourbillonnante ralentissait son mouvement. On discernait deux espèces d’adultes : les uns, identiques à ceux qui accompagnaient Darnley, étaient vraisemblablement les mâles : les autres, plus trapus et plus bas de stature, avec d’étranges poches de peau sur la poitrine, devaient être les femmes. Enfin des êtres plus grêles, parmi lesquels de tout petits, ne pouvaient être que les enfants.

Un moment, les hommes se massèrent et Darnley les considéra avec une certaine anxiété.

– Ils sont vaincus ! dit-il à Muriel, qui venait de le rejoindre ; dans quelques minutes, ils seront impuissants, mais un moment de désespoir est possible et coûterait inutilement des existences.

Aucune attaque ne se produisit. Les enfants commençaient à s’ébattre ; puis quelques femmes tombèrent et les hommes se mirent à vaciller.

– Loué soit le Seigneur ! murmura Darnley. Nous les tenons et nous sommes arrivés à temps !

– Mon père et ses amis ? gémit Muriel.

– Rien à craindre. Si même je n’avais pas de quoi les réveiller, il suffirait d’attendre que le narcotique ait cessé d’agir. Mais je suis armé de longue date.

Maintenant, les hommes du Cirque Rouge tombaient l’un après l’autre, si rapidement qu’au bout de dix minutes, aucun d’eux n’était debout.

– Ils en ont pour plusieurs heures, fit encore Darnley.

Déjà Muriel s’était précipitée auprès de son père, qu’elle étreignait convulsivement. Darnley tira d’une de ses poches un flacon translucide, le déboucha et y plongea une fine seringue.

Il fit successivement des piqûres à Ironcastle, à Maranges, Farnham, Guthrie, Dick et Patrick, puis aux Noirs, pendant que ses compagnons dénouaient les entraves.

Muriel attendait, le cœur battant.

Ironcastle s’éveilla d’abord, puis Maranges et sir Georges. Pendant quelques minutes, leur pensée demeura brumeuse et tardive. Enfin, les yeux de Hareton luirent : il vit sa fille et poussa un grand cri de joie ; il vit Darnley et les souvenirs d’antan affluèrent.

– Qu’est-il arrivé ? murmura-t-il. Nous étions captifs.

– Vous être délivrés ! fit Darnley, en lui donnant l’accolade.

À leur tour, Philippe et sir Georges reprenaient conscience. La vue de Muriel éblouit Philippe :

– Sauvée ! vous êtes sauvée !

Guthrie s’éveilla le dernier. Quand son âme jaillit de la brume, il poussa un cri de fureur. La vue d’un groupe d’Hommes-Écailleux étendus sur le sol le fascina. Il se précipita vers eux ; il en éleva deux dans les airs avec un han farouche :

– Arrêtez ! clama Hareton. Ils sont vaincus !

Guthrie, confus, reposa par terre les corps inertes.

– Voici mon ami Darnley, dit Ironcastle. C’est grâce à lui que nous échappons à…

Il s’arrêta, tandis que sir Georges demandait :

– À quel péril nous a-t-on arrachés ? À la mort ?

Darnley se mit à sourire :

– Je l’ignore. En tout cas, pas à une mort immédiate. Au moment où nous sommes intervenus, vous alliez leur servir de proie… d’une façon bien particulière. Ils ne mangent pas la chair… Mais ils boivent le sang. Quand il s’agit de leurs semblables ou d’animaux du pays, il est rare que cela détermine la mort. Mais peut-être auriez-vous été trop affaiblis… et par suite incapables de vous reconstituer. Sur cette terre, les êtres sont adaptés à des jeûnes très longs et à des pertes de sang considérables.

– Ces brutes sont donc des vampires ! grogna Sydney avec dégoût.

– Pas au sens légendaire, fit Darnley en riant.

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