I La nuit inexorable

Le soir allait étreindre la forêt des vieux âges et la peur, faite de peurs accumulées par les générations sans nombre, agitait les bêtes herbivores. Après tant de millénaires, la forêt ignorait presque l’homme. Dans sa persévérance obscure et inlassable, elle refaisait les formes engendrées avant les temps où naquirent les Cromlechs et les Pyramides. Les arbres demeuraient les maîtres de la terre. De l’aube au crépuscule, à travers les jours, à travers les nuits, sous les rayons rouges, sous les rais d’argent, invaincus par les siècles et vainqueurs de l’étendue, ils dressaient leurs royaumes taciturnes.

Dans un district formidable de la sylve, des branches craquèrent. Un être velu, se détachant d’un baobab, s’étendit sur le sol et ses quatre mains noires demeurèrent entre-closes.

Il ressemblait sauvagement à la bête funeste qui, dans les ténèbres antiques, avait allumé le feu, mais ses mâchoires et son torse approchaient ceux des lions.

Longtemps engourdi dans un rêve opaque où le passé s’embrumait, où l’avenir n’apparaissait point, il fit enfin entendre un appel rauque et doux. Quatre créatures surgirent, qui étaient des femelles, avec les mêmes visages noirs, les mêmes mains musculeuses, et d’étranges yeux jaunes qui s’allumaient dans la pénombre. Six petits suivirent, pleins de la grâce joyeuse qui est le don des jeunes êtres.

Alors, le mâle achemina sa horde vers l’occident où mourait, dans les ramures, un soleil vaste et rouge, moins rude que le soleil du jour.

Les gorilles parvinrent à l’orée d’une clairière, creusée par le feu des nuages, où persistaient des moignons d’arbres carbonisés, avec des îlots de gramens et de fougères. À l’autre extrémité de la clairière, quatre têtes monstrueuses se levèrent parmi les lianes. Elles contemplaient un spectacle extraordinaire…

Le Feu ! Quelques créatures verticales y lançaient des branches et des rameaux. Les flammes, blêmes encore, croissaient avec l’agonie du soleil ; dans le bref crépuscule, elles devinrent roses, puis écarlates, et leur vie paraissait toujours plus redoutable… Les lions mâles ayant rugi, avec la force des météores, le grand gorille rauqua sourdement.

Les lions ignoraient le feu. Ils ne l’avaient jamais vu courir le long des herbes sèches ou dévorer les ramures ; ils ne connaissaient que la lueur importune des orages ; mais, au fond de l’instinct, ils redoutèrent la chaleur et la palpitation des flammes.

Le gorille mâle savait. Trois fois, il avait rencontré le feu grondant dans la sylve et croissant incommensurablement. Dans sa mémoire opaque, des images repassaient, une fuite immense, des milliers de pattes, des myriades d’ailes terrorisées. Il portait à ses bras, à sa poitrine, des cicatrices qui avaient été d’intolérables blessures…

Tandis qu’il s’arrêtait, en proie à des souvenirs épars, ses femelles s’étaient rapprochées ; les lions, émus de curiosité et d’incertitude, à pas lourds et légers marchaient vers le spectacle insolite.

Les êtres verticaux regardaient venir les grands fauves.

Dans l’enceinte des feux, quinze hommes noirs comme les gorilles leur ressemblaient par la face pesante, les mâchoires énormes et les bras longs. Sept hommes blancs et une femme de leur race n’avaient d’analogie avec les anthropoïdes que leurs mains. Il y avait des chameaux, des ânes et des chèvres.

L’antique épouvante passait, par rafales :

– Ne tirez pas ! cria un homme blond, de haute stature.

Le rugissement d’un lion passa comme la voix même des âges primitifs ; les masses rudes des deux mâles, leurs crinières, leurs vastes épaules, décelaient une terrifique puissance.

– Ne tirez pas ! reprit l’homme blond. Il est improbable que les lions nous attaquent, et les gorilles moins encore…

– Improbable, sans doute ! répondit un de ceux qui tenaient leurs carabines. Je ne crois pas qu’ils franchissent les bûchers… et pourtant…

Il égalait presque l’homme blond par la taille, il en différait par la structure, par ses yeux d’ambre, sa chevelure noire et dix nuances indéfinissables qui impliquaient une autre race ou une autre civilisation.

– Vingt fusils et le Maxim ! intervint un colosse aux mâchoires de granit, dont les yeux vert malachite se nuaient d’ambre et de cuivre devant la flamme. Sa chevelure avait la couleur des lions. Il se nommait Sydney Guthrie ; il venait de Baltimore.

Les deux lions mâles rugirent ensemble ; les bûchers éclairaient de face leurs têtes compactes ; les anthropoïdes observaient les créatures verticales et peut-être les croyaient captives du feu.

Un Noir avait dégagé la mitrailleuse Maxim. Sydney Guthrie introduisit des balles explosibles dans son fusil qui était un fusil à éléphants ; sûr de son tir, Philippe de Maranges épiait le lion le plus proche. Aucun de ces hommes n’avait positivement peur, mais ils connaissaient une émotion frémissante.

– Chez nous, dit pensivement Maranges, lorsque vivaient encore l’ours des Alpes, le loup de France et d’Allemagne, ils n’étaient qu’un reflet vague des temps du mammouth, du rhinocéros, de l’ours gris. Ici, des lions et des anthropoïdes identiques à ceux-là ont pu se rencontrer, il y a cinquante, il y a cent mille ans !… près d’une chétive famille d’humains, armée de la massue, derrière un feu pitoyable.

L’avance des lions détermina les gorilles à battre, lentement, en retraite :

– Pitoyable ! répliqua Ironcastle. Ils étaient, mieux que nous, exercés à faire des feux. J’entrevois des mâles rudes, adroits et musculeux, derrière des bûchers énormes, qui faisaient trembler les lions… Il put y avoir des soirs misérables… il dut y avoir des soirs magnifiques… Mon instinct préfère leurs âges aux nôtres.

– Pourquoi ? demanda un quatrième interlocuteur, un Anglais, dont le visage rappelait le grand Shelley.

– Parce que, déjà, ils avaient la joie des hommes, sans l’infernale prévoyance, qui gâte chacun de nos jours.

– Ma prévoyance ne me fait pas souffrir ! répondit Sydney… C’est un bâton où je m’appuie… Ce n’est pas un glaive suspendu sur ma tête !

Une exclamation l’interrompit. Hareton montrait du doigt un petit anthropoïde qui s’était sournoisement avancé vers les lions. Il rongeait une herbe, près d’un massif de fougères… Un des lions mâles fit un bond de trois toises, tandis que le grand gorille et deux femelles accouraient en rauquant.

Mais le lion, ayant rejoint sa proie, la terrassa d’un coup de patte…

– Oh ! sauvons-le… sauvons-le !… criait une voix éperdue.

Une jeune fille s’était dressée, une de ces grandes filles blondes qui sont la gloire des races anglo-saxonnes. Philippe de Maranges épaula ; il était trop tard : le gorille mâle attaquait. Ce fut véloce, farouche et formidable ; les mains noires étreignaient la gorge jaune, tandis que le grand fauve, avançant le mufle, plantait ses dents dans la poitrine de l’anthropoïde.

Les bêtes monstrueuses tanguèrent, on entendait leurs souffles, leurs râles, le craquement des muscles énormes. La griffe arrachait des lambeaux de ventre au gorille ; le gorille, sans lâcher prise, planta ses dents dans le cou du Carnivore, près de la jugulaire…

– Splendide ! exclama Guthrie.

– Affreux ! soupira la jeune fille.

Tous contemplaient, hypnotisés, les larges plaies rouges, les rebondissements des organismes colossaux. La passion des Romains dans le cirque emportait Hareton, Philippe, Sydney et sir Georges Farnham. Les bêtes aussi demeuraient spectatrices, les trois lions, les quatre femelles anthropoïdes, dont l’une tenait contre sa poitrine le petit gorille blessé.

Le lion étouffa. Sa vaste gueule cessa de mordre et s’ouvrit démesurément ; sa griffe frappait au hasard ; et les dents du gorille, ayant déchiré la carotide, un jet écarlate ruissela sur les gramens.

Une dernière fois, la griffe fouilla le ventre ; puis, les masses s’écroulèrent ; et les mains noires se détachant de la gorge sanglante, les colosses demeurèrent immobiles…

Emporté par une fureur panique, Sydney Guthrie saisit une branche enflammée et la lança vers les lions. Les Nègres hurlèrent. Une crainte obscure saisissant l’âme des carnivores, effarés par la mort du grand mâle, ils abandonnèrent la clairière, ils disparurent dans la profondeur de la sylve.

Surpris de son propre acte, Guthrie se mit à rire. Les autres demeuraient graves. C’était comme s’ils venaient d’assister, non à la lutte de deux bêtes, mais à la lutte d’un lion et d’un homme. Et la voix de Hareton éveilla des échos au fond des consciences, lorsqu’il remarqua :

– Pourquoi tels de nos ancêtres n’auraient-ils pas eu la force de cet anthropoïde ?

– On dirait, exclama la jeune fille, que le gorille a bougé.

– Allons voir, proposa sir Georges Farnham.

Guthrie examina son fusil à éléphants :

– Allons !

– N’oublions pas de prendre des torches, ajouta paisiblement Ironcastle.

Ils prirent des torches et sortirent par un hiatus des bûchers.

Les femelles anthropoïdes reculèrent devant les êtres armés du feu, et ne s’arrêtèrent qu’à l’orée de la clairière, d’où elles contemplaient avec une obscure angoisse le mâle étendu. Il ne remuait plus ; sa tête reposait sur le ventre du lion, dont la crinière était cramoisie, dont les grands yeux jaunes étaient vitrifiés par la mort :

– Rien à faire ! remarqua Sydney. D’ailleurs, à quoi cela servirait-il ?

– À rien, répondit Maranges… mais de le voir survivre m’aurait fait plaisir.

– J’ai tellement l’impression que c’est un être humain, chuchota Muriel…

Hareton, tirant un petit miroir de sa poche, l’approcha de la gueule du gorille :

– Il n’est pourtant pas mort ! conclut-il en montrant une fine buée sur le verre… Toutefois, comment pourrait-il en revenir ? Il a perdu plusieurs pintes de sang.

– Est-ce qu’on ne pourrait pas essayer ? demanda timidement la jeune fille.

– Nous le ferons, Muriel… La vitalité de ces brutes est incroyable.

Trois Nègres transportèrent le gorille dans l’enceinte flamboyante, où Ironcastle commença d’immuniser et de panser les blessures.

Les femelles étaient revenues ; elles gémissaient étrangement sous les étoiles :

– Pauvres créatures, dit Muriel.

– Leurs mémoires obscures oublieront vite, fit Maranges. Le passé existe si peu pour elles !

Ironcastle continuait à examiner les blessures :

– Il n’est pas impossible qu’il vive, conclut-il en admirant le torse énorme de l’anthropoïde :

– Cette brute est pour le moins un parent éloigné de nos premiers pères…

– Un parent éloigné ! Je ne crois pas que notre ancêtre ait été un singe ni un anthropoïde !

Ironcastle continuait à panser les plaies. La poitrine du gorille palpitait faiblement ; il demeurait abîmé dans l’inconscience :

– S’il y a une chance pour lui de revivre dans les arbres… il faut qu’il reçoive des soins… En l’abandonnant…

– Nous ne l’abandonnerons pas ! se récria Muriel.

– Non, darling, nous ne l’abandonnerons que si notre sécurité l’exige. Tout de même, c’est un fardeau !

Un cri bref et sourd. Le plus âgé des Nègres, un homme couleur de boue, montrait le nord de la clairière ; sa main vacillait :

– Quoi donc, Kouram ? demanda Guthrie.

– Les Hommes-Trapus ! gémit le Nègre.

La clairière semblait déserte ; les hurlements des fauves se décelaient épars et lointains.

– Je ne vois rien, dit Maranges, qui tenait sa longue-vue.

– Les Hommes-Trapus sont là, affirma le vieil Africain.

– Sont-ils redoutables ?

– Ce sont les hommes nés de la Forêt-sans-Pitié, rusés et insaisissables !

– Là-bas ! s’écria sir Georges.

Il venait d’entrevoir une silhouette verticale parmi des fougères. Déjà elle s’était évanouie. Et l’on ne discernait, au-delà du trou lumineux des flammes, que la forêt noire sous un ciel blanc d’étoiles.

– Ces pauvres diables, dit Guthrie, en haussant les épaules, doivent être à peine armés…

– Ils ont des sagaies empoisonnées, reprit Kouram, des haches de pierre, des épieux. Toujours en grand nombre, ils sont habiles à tendre des pièges – et ils dévorent…

Le vieux Nègre hésita :

– Ils dévorent ? fit impatiemment Guthrie.

– Les vaincus, maître.

Les bûchers ronflaient et palpitaient comme des créatures ; par intervalles, on entendait un craquement semblable à une plainte ; les étincelles élevaient un vol de lampyres ; et la forêt envoyait un souffle léger, plein de caresse sournoise et de mystère féroce.

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