II Les Hommes-Trapus

Kouram conta la légende des Hommes-Trapus, nés de la Forêt, du Marécage et d’une bête venue des Nuées.

On n’est pas sûr que ce soient des hommes. Leurs yeux jettent une lueur verte dans la nuit et voient à travers les ténèbres ; leur poitrine est large, leurs membres courts ; leurs cheveux ressemblent au poil des hyènes ; ils n’ont pas de nez, mais deux trous noirs au-dessus de la bouche ; ils vivent par tribus, dont la moindre compte cent guerriers ; ils allument mal le feu, cuisent à peine leurs aliments et ignorent les métaux ; leurs armes sont en bois et en pierres.

Les Hommes-Trapus ne savent pas cultiver la terre, ni tisser des étoffes, ni cuire des poteries ; ils se nourrissent de chair, de noix, de pousses tendres, de jeunes feuilles, de racines et de champignons. Ils se font une guerre implacable, dévorent les blessés et les captifs, même les femmes, surtout les enfants. Une haine inextinguible anime les Trapus du Nord qui ont le poil rouge, contre ceux du Midi, qui ont le poil noir et ceux de l’Occident qui s’enorgueillissent de leurs poitrines bleues.

Ils ne s’accroissent pas, ils diminuent de génération en génération. Leur courage méprise la mort et ne défaille pas devant les supplices. Par le visage, ils ressemblent autant à des buffles qu’à des hommes ; ils répandent une odeur qui ressemble à l’odeur des chairs brûlées.

Quand Kouram eut fini, Maranges demanda :

– Tu as vu les Trapus ?

– Oui maître. J’avais à peine l’âge d’homme lorsqu’ils m’ont fait prisonnier. Je devais être dévoré. Le feu était prêt pour me cuire. Ceux qui me tenaient avaient le poil rouge. Ils riaient parce qu’ils avaient d’autres prisonniers et des morts dont les blessures saignaient encore. On nous avait enchevêtrés avec des lianes. Les sorciers chantaient lentement, dans une langue inconnue. Ils agitaient des haches et des branches en fleurs… Des hurlements ont passé sous les ramures, puis, des sagaies pointues. Les Trapus aux poitrines bleues étaient venus. Il y eut une bataille. J’ai dégagé les lianes et je me suis enfui vers la plaine…

Kouram se tut, rêveur. Les temps de sa jeunesse se pressaient dans sa cervelle séchée. Il y eut de la consternation dans le regard de Hareton fixé sur la chevelure étincelante de Muriel. Maranges, avec un long soupir, épiait la jeune fille. Mais Sydney Guthrie considérait les ténèbres sans crainte et sans souci. Sa jeunesse, sa sève, une joie qui lui était naturelle, lui dissimulaient l’avenir. À force de voyager en Orient, sir Georges Farnham avait contracté un peu du fatalisme des Arabes et des Mongols.

– Que feraient ces misérables ? dit le colosse. La mitrailleuse seule suffirait à anéantir une tribu, le fusil à éléphants les réduirait en miettes, Maranges et Farnham, aussi adroits que Bas-de-Cuir, possèdent des fusils qui débitent vingt balles à la minute, Muriel même est presque bonne tireuse, tous nos hommes sont bien armés. À vingt fois la distance où atteignent les sagaies, nous les exterminerions.

– Ils savent se rendre invisibles, répliqua Kouram. Lorsqu’une sagaie frappera les hommes ou les bêtes, nous ne saurons pas d’où elle est partie.

– La terre est nue autour de nos feux… à peine s’il pousse des fougères et des herbes…

Quelque chose siffla dans la nuit ; un trait long et fin passa sur les flammes, et l’on vit tressauter une petite chèvre noire : la sagaie s’était enfoncée dans son flanc.

Alors, la grande nuit d’étoiles devint hostile. Hareton, Guthrie, Farnham et Maranges scrutaient les ténèbres. On ne voyait que les femelles anthropoïdes dont les yeux luisants fouillaient les pénombres.

Le vieux Kouram avait poussé une faible plainte.

– Tu ne vois rien ? demanda Maranges.

– Maître, je ne vois que ce bouquet de fougères.

Philippe épaula et tira trois fois, à trois hauteurs différentes. On entendit deux cris rauques ; un corps sombre bondit, retomba, et se mit à ramper parmi les herbes basses… Maranges hésita avant d’achever le fugitif. Celui-ci disparut, comme s’il avait été englouti par la terre. De longs cris sinistres, des clameurs qui rappelaient le hurlement du loup et le ricanement de l’hyène se répercutèrent sur la clairière et dans la forêt :

– Nous sommes enveloppés, remarqua Hareton.

Le silence se refit d’un bloc. La Croix du Sud marquait la huitième heure du soir. Et la petite chèvre noire, poussant un bêlement désespéré, s’affaissa et mourut.

Kouram, ayant retiré la sagaie, la tendit à Ironcastle. L’Américain l’examina attentivement et dit :

– La pointe est en granit… Faites dresser les tentes, Kouram…

Les tentes furent dressées, dont une assez grande pour servir de salle à manger ou de parloir à toute l’expédition. Toutes étaient d’une toile épaisse, solide, imperméable :

– Nous n’y serions pas à l’abri des balles ! remarqua Hareton, mais ces sagaies s’arrêteront à la surface.

Quand les Blancs se trouvèrent réunis dans la grande tente, les Nègres servirent du millet et du cercopithèque rôti. Ce repas fut mélancolique ; Guthrie seul gardait un large optimisme.

Il savoura le rôti, le millet saupoudré de poivre rouge, et remarqua :

– Il sera nécessaire de faire une battue !

– Une battue ? exclama Maranges.

– Les abords du campement doivent être libres, jusqu’à une distance qui dépasse la portée de leurs damnées machines… L’important est de dormir sans trouble…

On l’écoutait avec une sorte d’ébahissement :

– Mais, remarqua Ironcastle, une sortie nous exposerait aux sagaies.

– Pourquoi ? demanda Guthrie. Ce n’est pas nécessaire.

– Voyons, Sydney !… Il n’est pas possible que vous plaisantiez.

– C’est vous qui ne vous souvenez pas, oncle Hareton. J’ai prévu les flèches empoisonnées… J’ai fait venir de New York les vêtements nécessaires…

– C’est vrai… vous m’aviez parlé de ça… et je n’y songeais plus.

Guthrie se mit à rire tout en achevant une tranche de cercopithèque.

– Hallo ! dit-il… Kouram, fais apporter la malle jaune.

Dix minutes plus tard, deux Nègres apportaient une malle assez plate, en cuir fauve, que tous considéraient avec une curiosité ardente. Sydney ouvrit la caisse avec méthode, montra une pile épaisse de vêtements qui ressemblaient à des mackintosh.

– Étoffe nouvelle, dit-il… Métallique… aussi souple que du caoutchouc. Voici les gants, les masques, les jambières, les capuchons.

– Vous êtes sûr que cela résistera aux flèches ?

– Tenez…

Il développe un des mackintosh, le fixa à une paroi de la tente et dit à Ironcastle :

– Voulez-vous jeter la sagaie ?

Hareton saisit l’arme et visa. La sagaie rebondit contre le vêtement.

– L’étoffe reste intacte ! constata Maranges. La pointe de granit a seulement causé une dépression.

– Il ne pouvait y avoir aucun doute, reprit l’Américain de sa voix tranquille. Padding et Mortlock ont fourni la marchandise… La première maison du monde dans son genre !… Les Trapus perdront leur venin… Malheureusement, il y a les chameaux, les ânes et les chèvres… S’ils périssaient, ce serait irréparable… Voilà pourquoi je veux abattre tout ce qui, autour de l’enceinte, peut cacher des hommes.

– Un tronçon d’arbre et trois ou quatre bouquets de fougères ! remarqua sir Georges.

Sydney revêtit le plus volumineux des vêtements, se fixa un masque flexible sur le visage, enroula les jambières depuis la cheville jusqu’au genou, et dit :

– Allons régler les circonstances !

Farnham, Ironcastle, Maranges, Muriel, Kouram et deux serviteurs blancs, qui se nommaient Patrick Jefferson et Dick Nightingale, l’imitèrent.

– Marchons du côté opposé à celui qu’occupent les bêtes, dit Ironcastle.

La lune, écornée, couleur d’écarlate, gravissait le fond de la clairière et les rais, comme une onde impondérable, imbibaient la sylve millénaire.

– Il est étonnant, dit Maranges, que ces brutes n’aient pas lancé une autre sagaie.

– Les Trapus sont patients, répondit Kouram. Ils ont compris que nous avions des armes redoutables et ils ne nous attaqueront directement que s’ils y sont contraints… Si bien qu’ils se cachent, il y a peu d’abris autour du feu…

– Alors, tu crois qu’ils n’abandonneront pas leurs projets ?

– Ils sont plus opiniâtres que les rhinocéros ! Ils nous suivront jusqu’à la fin de la forêt. Rien ne pourra les décourager… et si nous leur tuons des guerriers, plus nous en tuerons, plus augmentera leur haine !

Farnham, Hareton et Muriel, armés de longues vues, examinaient les recoins du site.

– Rien ! fit Hareton.

– Non, rien, acquiesça Farnham… Nous pouvons marcher.

Il avait pris une hache assez longue, très affilée, qui pouvait remplir l’office de faux.

Muriel se penchait sur le gorille. Il n’était pas sorti du coma et ressemblait à un cadavre.

– Il s’en tirera, fit doucement Maranges.

La tête blonde se redressa, les jeunes gens se regardèrent. Une émotion imprécise comme les ramures nocturnes soulevait la poitrine de Philippe. Muriel était calme, un peu méfiante :

– Croyez-vous ? dit-elle. Il a perdu presque tout son sang…

– La moitié tout au plus…

Une voix gémissante leur fit tourner la tête ; les femelles anthropoïdes étaient toujours là. Les petits et l’une des mères s’étaient endormis. Les autres veillaient.

– Elles sont inquiètes, dit Kouram. Elles savent que les Hommes-Trapus nous enveloppent… Elles savent aussi que le mâle est parmi nous.

– Est-ce qu’elles ne nous attaqueront pas ? demanda Ironcastle.

– Je ne crois pas, maître ; vous n’avez pas achevé le gorille… elles le sentent !

– En route ! fit Guthrie.

La petite troupe franchit un défilé et se trouva hors de l’enceinte. Guthrie se dirigea d’abord vers le plus proche des bouquets de fougères et l’abattit en quatre coups de hache. Ensuite, il supprima des herbes hautes, fit tomber un moignon de palmier et se dirigea vers le buisson sur lequel avait tiré Maranges. Quand il l’eut fait disparaître, il n’y avait plus, à portée de sagaie, aucun abri où les Trapus pussent se rendre invisibles.

– Mais, demanda Philippe, comment donc le blessé a-t-il pu disparaître ?

– Dans une crevasse, répondit Kouram. Il précédait Maranges et Guthrie :

– Le voici.

En deux bonds, Guthrie, Maranges et Farnham le rejoignirent.

Dans une crevasse, ils aperçurent un homme étendu et complètement immobile. Un poil aussi rouge que le poil du renard couvrait son crâne et se groupait en îlots sur ses joues. Il avait une tête en cube, tronquée à la mâchoire, qui semblait directement posée sur les épaules ; un teint de la couleur des tourbes, des bras aplatis qui se terminaient par des mains extraordinairement courtes, dont la forme générale évoquait la carapace des crabes ; les pieds plus courts encore, avec des orteils vagues, à peine existants, semblaient recouverts d’une substance cornée.

D’amples épaules, un torse épais et large justifiaient le nom de la race.

L’homme était à peu près nu ; du sang se coagulait sur le ventre et sur la poitrine ; une ceinture de peau écrue maintenait une hache verte, un couteau de pierre. Deux sagaies gisaient dans la crevasse.

– Les trois balles l’ont atteint, remarqua Kouram… Mais il n’est pas mort. Faut-il l’achever ?

– Garde-t’en bien ! cria Maranges, avec horreur.

– C’est un otage, dit flegmatiquement Guthrie.

Il se baissa, il souleva l’Homme-Trapu comme il aurait soulevé un enfant. Une sorte de grondement retentit ; six ou sept sagaies sifflèrent, dont deux atteignirent Kouram et Guthrie. Le colosse se mit à rire, tandis que Kouram, par ses gestes, apprenait aux ennemis invisibles que leur attaque était vaine.

L’œil lucide de Farnham scrutait les abris. Il y en avait peu. Cependant, à cinquante mètres environ, on discernait un buisson qui pouvait dissimuler deux ou trois hommes.

– Que faire ? demanda sir Georges.

– Il est indispensable qu’ils nous redoutent !… Aucune attaque ne peut rester sans riposte. Feu !

Guthrie, épaulant sa carabine à éléphants, tira vers un bloc qui émergeait au centre du buisson.

La détonation fut suivie d’une explosion et d’une clameur furieuse ; un corps se dressa et retomba inanimé…

– Pauvre brute ! soupira Philippe.

– Ne gaspillons pas la pitié, répliqua Sydney. Les pauvres brutes sont des assassins par destination et des anthropophages par principe. Il n’y a pas deux moyens de leur enseigner notre force…

Il mit sous son bras le corps de l’homme évanoui et reprit le chemin du campement. Les serviteurs blancs avaient fait disparaître tous les refuges auxquels ne s’étaient pas attaqués Maranges et Guthrie.

Dans un rayon de cent mètres, aucun homme ne pouvait se dissimuler, quelle que fût sa ruse.

Sydney déposa le Trapu près du gorille ; Hareton se chargea des pansements ; à deux ou trois reprises, sans sortir de sa pâmoison, le blessé fit entendre une plainte :

– Il est moins dangereusement atteint que l’anthropoïde.

Kouram considérait le Trapu avec une appréhension haineuse :

– Mieux le tuer, dit-il. Il faudra le surveiller continuellement.

– Nous avons des cordes ! fit Guthrie, en boutant le feu à sa pipe. La nuit sera tranquille… et demain, il fera jour.

Ayant ôté son masque et son manteau métallique, Muriel rêvait devant le grand Orion, constellation de la terre natale, et la Croix du Sud qui symbolisait la terre inconnue. Philippe s’enchantait auprès de cette fille pareille aux oréades, aux napées qui se lèvent dans l’aube des forêts, aux ondines qui jaillissent des lacs crépusculaires. Dans la solitude sinistre, elle concentra les songes de l’homme. L’heure en était plus redoutable. Philippe pâlissait à la pensée que le péril qui menaçait les mâles la menaçait bien plus encore…

– Ne pouvons-nous rien pour ces pauvres bêtes ? dit-elle en montrant les femelles anthropoïdes.

– Elles n’ont aucun besoin de nous, fit-il en souriant… La forêt entière est leur royaume, où croissent en abondance tous les biens qui sont le bonheur pour les gorilles.

– Mais voyez qu’elles ne s’éloignent pas. Leur inquiétude est visible… elles doivent avoir peur des Trapus-Rouges… Ceux-ci, pourtant, ne les ont pas attaquées ?

Muriel parlait presque mystérieusement, plus séduisante d’être perdue dans la sylve originelle, au sein des mêmes pièges qui menaçaient, à l’aurore humaine, les ancêtres dont sa forme précieuse l’éloignait plus encore que les millénaires.

– Ils ne les ont pas attaquées, dit-il, parce qu’ils doivent réserver leurs armes…

– Pour nous ! fit-elle avec un soupir, et tournant la tête vers Ironcastle qui achevait de panser le Trapu.

Le cœur plein d’une douceur tragique, Philippe goûtait ensemble l’espace stellaire, les cendres lumineuses qui imbibaient les confuses contrées du sous-bois et la flexible fille d’Amérique, pareille aux filles de l’île pâle où jadis vivaient ces Angles païens, dont la beauté charmait saint Grégoire.

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