VII Muriel dans la nuit

Au centre de la tente, il y avait un trou ovale, où pouvaient passer deux hommes. À côté on voyait un bloc de porphyre vert.

Hareton, poussant une clameur d’alarme, se précipita. Des marches informes s’enfonçaient dans les ténèbres. Sans attendre, Ironcastle descendit. Quand il fut à la dernière marche, il aperçut un couloir souterrain, mais après une douzaine de toises, la route se trouva barrée par un éboulement de terre et de cailloux.

Philippe, Sydney, sir Georges étaient venus.

– Dam’it ! hurla Guthrie, saisi d’une fureur sauvage.

– Il faut s’organiser, dit sir Georges.

Le vertige tournoyait dans le crâne de Philippe et son cœur sonnait le tocsin. Tous tâtaient la terre dans l’espoir d’une issue.

– Kouram, commanda sir Georges, faites venir des pelles et des pioches.

Guthrie, après une minute d’exaspération, revenait au sens pratique de sa race et de sa nation :

– Ma perforeuse ! fit-il.

Il avait prévu, avant le départ, la possibilité d’un obstacle de pierre ou de terre. Accompagné de Dick et de Patrick, il alla chercher l’appareil. C’était une machine ingénieuse, qui pouvait, selon les circonstances, fonctionner à l’essence ou être manœuvrée à la main. Comparativement légère, il ne fallait que deux hommes ordinaires pour la transporter.

Dix minutes plus tard, la perforeuse était en place, et Sydney ayant rempli le réservoir, elle commença son œuvre et traça un passage cinquante fois plus vite que ne l’eussent fait des pioches et des pelles.

Ironcastle s’élança le premier dans le couloir libre. Les lueurs des lampes électriques ne montraient aucune trace du passage de Muriel et des Trapus. Bientôt il fallut se baisser, puis la fissure devint si étroite qu’il fut impossible d’avancer deux de front…

– C’est à moi de marcher en avant ! déclara Guthrie, d’un ton énergique et presque impérieux… Non ! Oncle… non !… ajouta-t-il en attirant Hareton, qui voulait demeurer en tête. Ici, ma force devient notre meilleure sauvegarde. Je briserai plus facilement qu’aucun de vous l’obstacle et j’aurai mieux raison de ceux qui oseraient engager le combat !

– Mais, objecta Hareton, le couloir peut devenir trop étroit pour vous…

– Je me coucherai et vous passerez sur mon corps.

Guthrie discutait tout en avançant. Il était d’autant plus logique qu’il fût en tête que, seul avec sir Georges et Patrick, il avait revêtu le costume imperméable aux sagaies.

Quoiqu’il s’abaissât encore, le couloir ne devint pas plus étroit. Les poursuivants se courbaient tellement qu’un peu plus, il eût fallu ramper… Puis, le plafond s’éleva, le passage s’élargit et sir Georges poussa une exclamation. Il venait de ramasser un petit mouchoir qui appartenait à Muriel.

Hareton s’en empara et le pressa sur ses lèvres.

– C’est du moins la certitude qu’elle a passé par ici ! remarqua Guthrie.

Un faible rayonnement pénétrait dans la route souterraine et, presque subitement, le lac se montra sous la lueur d’un quart de lune…

Pendant plusieurs minutes, les compagnons contemplèrent les eaux où tremblotaient doucement Sirius, Orion, la Vierge et la Croix du Sud… Des chacals glapissaient sur la plaine, de colossales grenouilles élevaient des voix aussi retentissantes que la voix des buffles…

– Rien ! murmura sir Georges.

Trois îles allongeaient leurs masses arborescentes. C’est elles qui attiraient l’attention passionnée de la petite troupe.

– C’est là qu’ils doivent l’avoir enlevée ! exclama plaintivement Hareton.

De grandes larmes coulaient sur ses joues ; tout ce visage impassible se décomposait dans la douleur ; il sanglotait :

– J’ai fait une chose inexpiable… je mérite mille fois les supplices et la mort…

Le désespoir de Philippe égalait celui du père. Une horreur sans nom enténébrait son âme, rendue plus intolérable par son impuissance !

Guthrie, les yeux phosphorescents, tendait les deux poings vers les îles.

– Nous ne pouvons rien faire ! dit sir Georges avec autorité. Nous perdrons toute chance de la sauver si nous continuons à exposer inutilement nos existences.

Il examina le rivage. C’était une falaise presque abrupte. Il ne fallait pas songer à la gravir : presque à coup sûr, des Trapus étaient cachés ; en un moment, ils eussent anéanti tous ceux qui n’avaient pas le vêtement imperméable. Ici, sous une roche en surplomb, et le lac libre jusqu’aux îles, toute surprise était impossible :

– Que faire ? demanda tristement Hareton.

Dans sa douleur, il sentait le besoin de confier le commandement à un esprit plus calme.

– Il n’y a qu’une seule chose à faire : retourner au camp… par où nous sommes venus… équiper les canots et explorer les îles.

– Right ! fit Guthrie dont l’excitation commençait à céder aux instincts positifs du veneur. Ne laissons au hasard que ce qu’on ne peut pas lui enlever. Faisons vite. Je pars le dernier…

– Non ! objecta sir Georges. Pour la retraite, Sydney, il vaut mieux que ce soit moi ! Je me retournerai plus facilement s’il faut faire face à l’ennemi.

Sydney céda ; la petite troupe rétrograda rapidement sous terre. Quand elle parvint auprès de la perforeuse, l’Anglais murmura :

– Nous avons de la chance !… L’issue aurait pu être bloquée !

Il fallut plus d’une demi-heure pour mettre le canot démontable en état de naviguer. Hareton et Philippe vivaient des transes de condamnés à mort, mais une énergie noire coordonnait leurs actes. Comme Guthrie, ils pensaient qu’il ne fallait perdre aucune chance.

Sir Georges devait garder le camp avec Patrick, Dick Nightingale et la plupart des Africains. L’expédition de poursuite comportait donc Ironcastle, Guthrie, Philippe, quatre Noirs y compris Kouram, et l’anthropoïde. Celui-ci remplirait un rôle analogue à celui qu’eussent rempli des chiens.

On avait donné aux Noirs des espèces de manteaux en toile goudronnée qui laisseraient difficilement passer les sagaies, mais le gorille se défendit contre toute espèce d’habillement.

Avant de s’embarquer, on tenta une expérience : Sylvius, laissé libre de ses mouvements, se dirigea tout de suite vers le souterrain. Par suite, il devenait improbable que les Trapus eussent paru à la surface, du moins près du campement.

D’autre part, le transport de Muriel sur la falaise semblait impraticable. Tout convergeait vers l’hypothèse d’une fuite par le lac.

– Embarquons ! conclut Guthrie, puisqu’enfin il faut faire un choix.

Le moteur trépida, l’embarcation silla sur les eaux torpides. Elle s’arrêta à la première île, où Ironcastle, Guthrie et Philippe descendirent avec l’anthropoïde, qui donnait des signes manifestes d’irritation.

– Ils ont passé par ici ! conclut Hareton.

Un saurien sauta dans le lac ; des bêtes furtives glissaient parmi la brume et une roussette aux ailes élargies voletait entre les ramures.

Cependant, l’homme des bois, après avoir flairé le sol, s’élançait à travers l’île. Il était redevenu farouche et formidable. Son âme ancienne renaissait et tous les instincts qui le menaient à travers le mystère des sylves.

– Il est libre ! grommela Guthrie. Qu’il lui prenne seulement fantaisie de grimper sur les arbres et nous ne le reverrons plus.

Le gorille, ayant traversé l’île diagonalement, arriva devant une petite crique. Philippe se baissa et ramassa un objet luisant parmi les roseaux : c’était une épingle en écaille.

– Muriel ! gémit le père.

L’anthropoïde rauquait, mais ne bougeait plus, et quand Hareton lui mit la main sur l’épaule, il eut un geste presque humain.

– Aucun doute, affirma Guthrie. Cette vermine s’est rembarquée. Visitons les autres îles…

Il y en avait trois, plus quelques îlots. Les explorateurs ne découvrirent aucun autre indice du passage des Trapus.

– Seigneur ! priait Hareton, les mains jointes vers les étoiles… Dieu du Ciel et de la Terre, ayez pitié de Muriel !… Prenez ma vie et laissez-lui la sienne !

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