VI La poursuite latente

La vie réparait ingénieusement les fibres obscures du gorille et les cavernes de chair où la mort avait travaillé dans les décombres. Sous les voûtes dures, au fond des orbites blêmies, les yeux recommençaient à scruter l’univers. Une défiance amère persistait dans l’âme du fauve. Il se savait captif de créatures équivoques et presque à sa ressemblance. Parfois son front se plissait étrangement ; des images flottaient, qui recréaient les sites abolis et les silhouettes de ses compagnes… À l’approche des hommes, son poil se hérissait ; l’instinct élevait ses bras contre le danger mortel que peut devenir toute créature.

Il en était une pourtant qu’il accueillait avec douceur. Quand Hareton paraissait, l’homme des bois dressait sa tête lourde, avec un scintillement dans les pupilles. Il considérait patiemment ce visage pâle, ces cheveux clairs, ces mains qui avaient calmé sa souffrance et qui le nourrissaient. Malgré des retours d’inquiétude et des remous de méfiance, l’habitude souveraine, la salutaire répétition, origine de toute sécurité, peu à peu enveloppait les gestes d’Ironcastle.

Le gorille eut la foi. Chaque geste de l’homme devint rassurant. La bête sut qu’il y avait, dans le vaste monde, quelqu’un de qui elle pouvait chaque jour attendre l’aliment, source de vie. Parce qu’elles renaissaient, ces impressions furent plus profondes et presque méditées. Il y eut un vague échange entre les mentalités dissemblables.

Bientôt, la présence d’Ironcastle fut de la joie. Quand l’homme paraissait, la bête, rassurée, subissait la présence des autres. Mais dès qu’Hareton s’éloignait une défense sauvage grondait dans la large poitrine.

Les Trapus ne s’apprivoisaient pas. Une hostilité indomptable luisait au fond de leurs pupilles. Leurs mufles opaques, ou demeuraient étrangement roides, ou exprimaient en éclair une aversion homicide. Ils acceptaient les soins et la nourriture, sans aucune lueur de gratitude. Leur défiance se manifestait par de longs préliminaires qui précédaient leurs repas. Ils flairaient, tâtaient interminablement les aliments. Muriel, seule, semblait ne pas éveiller leur haine. Ils la considéraient inlassablement et, par intermittence, quelque chose d’indicible agitait leurs lèvres pesantes…

On les sentait perpétuellement aux aguets. Leurs yeux cueillaient toutes les images ; leur ouïe absorbait les moindres frémissements des choses.

Après l’aventure des lions, leur vigilance parut plus intense. Kouram dit un matin :

– Leur tribu est très proche… Elle leur parle.

– Tu as entendu des voix ? demanda Ironcastle.

– Non, maître… Ce ne sont pas des voix… ce sont des signes sur l’herbe, sur la terre, sur les feuilles et sur l’eau…

– Comment le sais-tu !

– Je le sais, maître, parce que l’herbe est coupée avec des intervalles ou bien tressée, parce qu’il y a des sillons sur la terre, parce que les feuilles sont relevées ou arrachées comme ne le font pas les bêtes… parce qu’il flotte des brindilles croisées sur l’eau… Je le sais, maître !

– Tu ne sais pas ce que cela signifie ?

– Non, maître !… Je ne connais pas leurs signes… mais ils ne peuvent penser qu’à nous faire du mal ! Et ceux que nous avons pris deviennent dangereux pour nous. Il faut les tuer ou les torturer.

– Pourquoi les torturer ?

– Pour qu’ils dévoilent leurs secrets…

Ironcastle et ses compagnons écoutaient avec stupeur.

– Mais que peuvent-ils faire ? demanda Guthrie.

– Ils peuvent aider à nous dresser des pièges…

– Il n’y a qu’à les surveiller davantage et les enchaîner.

– Je ne sais pas, maître. Même enchaînés, ils sauront aider leur tribu.

– Si on les torturait, parleraient-ils ?

– Peut-être… l’un d’entre eux est moins brave que les autres ! Pourquoi ne pas essayer ? demanda ingénument Kouram. On les tuera ensuite.

Les Blancs ne répondirent pas, connaissant l’incompatibilité de leurs mentalités et de celle du Noir.

– Il faut écouter Kouram, dit pensivement Ironcastle, quand leur guide se fut retiré. Dans son genre, c’est un homme très intelligent.

– L’écouter, sans doute ! marmonna Guthrie. Mais que pouvons-nous faire de plus que nous faisons ? Son conseil, au fond, est le seul sage. Il faudrait les torturer et les tuer ensuite.

– Vous ne le feriez pas, Guthrie ! exclama Muriel avec horreur.

– Non, je ne le ferais pas, mais il serait légitime de le faire… quand ce ne serait que pour vous, Muriel. Ces hommes sont une infernale vermine… prête à tous les forfaits… une collection de criminels, et vous pouvez être sûre qu’ils n’hésiteraient pas à nous cuire et à nous manger…

– Paroles inutiles. Nous ne les tuerons pas, et moins encore les torturerons-nous, intervint Ironcastle. D’ailleurs, ils ne pourraient rien nous révéler… puisque nous ne les comprenons pas.

– Kouram les comprend peut-être.

– Non. Il ne peut que deviner. C’est insuffisant.

– Vous avez raison, dit Philippe. Nous ne nous avilirons pas ! Toutefois, que faire d’eux ? Leur présence est un danger.

– Votre question est une réponse, remarqua sir Georges. Les libérerons-nous ?

– Non ! pas encore… Est-il impossible, en alliant la ruse des Noirs à nos ruses de Blancs, de déjouer leur astuce ?

Ironcastle leva les sourcils, puis regarda fixement Philippe.

– Puisque la terre, l’herbe, les feuilles et l’eau parlent, ne peut-on déformer les signes ?

– J’y pensais, fit Ironcastle. À coup sûr, on le pourrait. De plus, c’est une précaution élémentaire de bander les yeux des captifs pendant la marche ou, mieux, de leur envelopper la tête. La nuit, on peut les maintenir dans une tente…

– Il faudrait aussi les bâillonner, ajouta Guthrie. Et boucher leurs oreilles…

– Ils seront bien malheureux ! soupira Muriel.

– Pas longtemps. Kouram prétend qu’ils ne quittent pas la forêt. Jamais on ne les a vus s’avancer dans la plaine à plus d’une journée de marche. Eh bien ! cette forêt n’est pas sans bornes !

– Rappelons Kouram, dit sir Georges.

Kouram écouta parler les Blancs en silence.

– C’est bien ! répondit-il, Kouram veillera ; les compagnons aussi… Mais la ruse des Trapus est inépuisable. Il faudra toujours craindre une évasion. Voici ce que je viens de trouver.

Il montra des feuilles de figuier liées par des brins d’herbe ; les pointes de plusieurs feuilles étaient enlevées ; d’autres feuilles se trouvaient percées symétriquement.

– Un des captifs a laissé tomber ce signe près d’un buisson… Et cela veut certainement dire plus d’une chose. Pourquoi ne pas les tuer ? soupira-t-il en levant les mains vers son visage.

La surveillance devint plus minutieuse et plus sévère. Tout le jour, on tenait voilés les visages des captifs ; la nuit, un veilleur se tenait dans leur tente ; et lorsqu’on leur permettait de faire quelques pas dans le campement, ils avaient les jambes entravées. Malgré tout, ils étaient un incessant sujet d’inquiétude.

À travers leur impassibilité, Ironcastle, Philippe et Muriel commençaient à discerner la ruse de leurs yeux et les légers frissons de la bouche ou des paupières, par quoi ils décelaient leurs haines ou leurs espérances. Lorsqu’ils ne purent plus épier pendant le jour, leur rage fut manifeste. Une menace sournoise émanait de leur attitude ; le moins patient avait proféré des paroles que l’on devinait injurieuses…

Puis, ils parurent résignés. Au bivouac, à la lueur des bûchers, ils rêvaient mystérieusement, aussi immobiles que des cadavres.

– Eh bien ! demanda, un soir, Philippe à Kouram… Parlent-ils toujours aux leurs ?

– Toujours ! répondit gravement Kouram. Ils entendent et ils répondent.

– Mais comment ?

– Ils entendent par la voix des chacals, des corbeaux, des hyènes, des léopards… Ils répondent par la terre.

– Vous n’effacez donc pas leurs signes ?

– Nous les effaçons, maître. Pas toujours, parce que nous ne savons pas… Les Trapus sont plus rusés que nous !

Cette nuit était rendue plus charmante par une brise qui soufflait de la terre vers le lac. Les brasiers élevaient leurs lueurs écarlates ; on entendait la vie gronder dans les profondeurs de la sylve ; Philippe considérait la figure de la Croix du Sud qui se répétait en tremblant dans les eaux… Un instant, Muriel se tint auprès de lui. Enveloppée de lumière rouge mêlée à la pénombre bleue, elle était une apparition presque fluide dans la vie profonde du désert. Il la respirait avec une douceur qui, par intervalles, devenait angoissante ; elle éveillait tout ce qu’il y a de mystérieux dans le cœur des hommes. Bientôt, l’heure devint si émouvante que Philippe sentit qu’il ne l’oublierait jamais.

– Rien ne ressemble moins que cette nuit à une nuit de Touraine, dit-il… et cependant c’est à une nuit de Touraine que celle-ci me fait songer… une nuit au bord de la Loire, près du château de Chambord… et aussi rassurante que celle-ci est redoutable.

– Pourquoi redoutable ? fit Muriel.

– Ici, toutes les nuits sont redoutables. La nature n’a perdu aucun de ses noirs prestiges.

– C’est vrai ! chuchota la jeune fille avec un frémissement, car elle se revit dans les anneaux du python. Mais je crois que nous regretterons ces nuits.

– Profondément ! La vie nous a été de nouveau révélée… et avec quelle puissance !

– Nous avons revu le Commencement dont parle le Livre.

Il inclina la tête, sachant qu’il ne fallait pas prononcer une seule parole qui choquât Muriel dans la croyance qu’elle avait reçue d’une longue génération de femmes et d’hommes mystiques. Elle vivait, comme Hareton, deux existences isolées : dans l’une était sa foi, à laquelle sa raison ne touchait jamais, dans l’autre s’accomplissait un destin terrestre où elle pensait librement et selon les circonstances.

– Puis, ajouta-t-il, avec un peu d’angoisse, vous avez rayonné sur nous la vie de votre beauté ! Il ne pouvait pas y avoir une douceur plus profonde ! Avec vous, Muriel, nous n’avons jamais tout à fait quitté le monde où les hommes dominent… avec vous nos tentes sont des demeures… nos feux du soir sont un foyer… vous êtes l’image de ce que l’humanité a fait de plus charmant et de plus consolant… notre meilleure espérance et notre plus tendre inquiétude !

Elle l’écoutait, curieuse, finement émue et sachant qu’elle était aimée. Mais quoiqu’il y eût du trouble dans son cœur, elle ignorait encore si elle préférerait Philippe à tous les hommes et elle réservait ses paroles :

– Il ne faut pas exagérer ! dit-elle… Je n’ai pas tant d’importance… et je suis plus souvent un fardeau qu’une consolation.

– Je n’exagère pas, Muriel. Même si vous n’étiez pas aussi brillante, ce serait déjà une grâce incomparable de vous voir assise parmi nous, si loin de la patrie blanche !

– Eh bien ! murmura-t-elle, c’est assez parler de moi, un même soir. Regardez plutôt comme les étoiles tremblent gentiment dans les eaux frisées du lac.

Elle chanta à mi-voix ;

Twinkle, twinkle, little star,

O I wonder what you are !

– Je me revois petite fille, dit-elle, devant un lac de mon pays… un soir aussi… tandis qu’une voix chantait cette petite chanson innocente.

Elle s’interrompit, elle tourna la tête et tous deux virent une forme trapue qui rampait, franchissait la zone des feux et se précipitait dans le lac.

– Un des prisonniers ! exclama Philippe.

Déjà Kouram, deux Nègres et sir Georges se précipitaient. Ils demeurèrent les yeux fixés sur la plaine des eaux ; des formes obscures évoluaient, reptiles, batraciens, poissons, mais aucune forme humaine n’était visible.

– Les canots ! ordonna Hareton.

C’étaient des canots démontables qui furent prêts en un moment. Deux équipes protégées par les vêtements-armures sillèrent sur le lac. Mais toutes les recherches furent vaines : le Trapu avait réussi son évasion ou s’était noyé. On ignorait comment il s’était sauvé, car il avait emporté ses liens et complètement déjoué la vigilance des deux veilleurs qui gardaient la tente aux captifs.

– Vous voyez, maître, fit Kouram, lorsque les canots furent rentrés…

– Je vois, répondit mélancoliquement Ironcastle, que vous aviez raison ! Ce Trapu a été plus rusé que nous.

– Pas lui seulement, maître. C’est la tribu qui l’a délivré.

– La tribu ? exclama railleusement Guthrie.

– La tribu, maître. Elle a donné l’arme pour couper les cordes… et peut-être l’eau qui brûle.

– Qu’est-ce que l’eau qui brûle ? demanda Hareton avec anxiété.

– C’est une eau qui sort de la terre, maître… Elle brûle les herbes, le bois, la laine et la peau… Si les Trapus en ont versé dans le creux d’une pierre, le fugitif a pu s’en servir…

– Nous allons bien voir !

Le sol de la tente n’avait gardé la trace d’aucune substance corrosive.

– Kouram aime les légendes ! grogna Guthrie.

– Non ! dit sir Georges… car voici un fragment de corde évidemment brûlé.

Il montrait un brin à peine long d’un demi-centimètre, dont un bout était calciné.

Ironcastle haussa les sourcils :

– Capital ! Kouram n’exagère rien.

– Qu’est-ce qui prouve que la corde a été brûlée par un corrosif ? dit Sydney. Le captif a peut-être profité d’un tison égaré.

– Non ! affirma sir Georges, qui continuait à examiner le fragment de corde. Ce n’est pas ici la brûlure d’une flamme.

– Alors, pourquoi ont-ils tardé si longtemps à se servir de leur damné liquide !

– Parce que l’eau qui brûle ne se trouve pas partout, maître ! dit Kouram qui avait entendu. On peut marcher des semaines et des semaines… même des mois sans la rencontrer !

– Nous avons eu tort de ne pas emmener des chiens ! dit Philippe.

– Avant le départ, nous aurions dû les faire venir des Antilles ou de la Vera-Cruz… mais nous n’avions pas le temps, dit Hareton.

– Nous dresserons des chacals ! dit Guthrie mi-grave et mi-facétieux…

– Je préférerais me fier au gorille ! reprit Ironcastle… Il déteste particulièrement ces Trapus.

– Vous avez raison, maître, intervint Kouram. L’Homme-qui-ne-parle-pas est l’ennemi des Hommes-Trapus !

– Croyez-vous qu’on puisse le dresser ?

– Vous le pouvez, maître… vous seul !…

Hareton s’efforça de dresser l’anthropoïde. Les premiers jours, rien ne parut pénétrer dans le crâne de granit. Lorsqu’on mettait le gorille en présence des Trapus captifs, une agitation extraordinaire faisait palpiter le fauve et ses yeux plus ronds, fluorescents, verdissants, exprimaient une fureur menaçante et une crainte mystérieuse.

Après quelques jours, il y eut, dans la mentalité de la brute, une sorte d’explosion pareille aux éclosions subites de telles fleurs tropicales. L’intelligence scintillait par sursauts. Puis la bête parut positivement comprendre qu’elle devait surveiller les prisonniers.

Elle s’accroupissait devant leur tente, flairait les émanations odieuses, épiait l’espace. Un soir, tandis que Hareton contemplait le feu, Kouram parut devant lui :

– Maître, l’Homme-sans-Parole a senti venir les Trapus. Ils sont près du campement.

– Tout le monde est à son poste ?

– Oui, maître… D’ailleurs, ce n’est pas une attaque qui est à craindre.

– Quoi, alors ?

– Je ne sais pas. Il faut veiller sur les aliments, sur les captifs et sur la terre…

– Sur la terre ? Pourquoi ?

– Les Trapus connaissent des cavernes que leurs ancêtres ont creusées…

Hareton comprit ce que le Noir voulait dire et, pensif, il se rendit auprès de l’anthropoïde. Il était violemment agité ; il écoutait et flairait ; les poils qui couvraient la crête de son crâne se hérissaient par intervalles.

– Eh bien, Sylvius ?

Hareton passa doucement la main sur l’épaule de la bête. Sylvius répondit par un mouvement indécis, ébauche d’une caresse et fit entendre un cri sourd.

– Va, Sylvius !

La bête se dirigea vers l’extrémité ouest du campement. Là, son agitation devint frénétique et, s’accroupissant, elle se mit à creuser la terre.

– Vous voyez, maître ! fit Kouram, qui était venu. Les Trapus sont dans la terre.

– Alors, le campement est situé au-dessus d’une caverne ?

– Oui, maître.

Hareton demeura un long moment soucieux. Kouram s’était couché, il collait son oreille contre le sol.

– Ils sont là ! dit-il.

Le grondement de Sylvius parut acquiescer à ces paroles.

Un cri d’effroi traversa la nuit, un cri de femme qui fit trembler Hareton.

– C’est Muriel ! exclama-t-il.

Il bondit vers la tente de la jeune fille. Le Noir qui la gardait gisait sur le sol, immobile… Hareton leva la portière de toile qui fermait la tente et darda la lueur de sa lampe électrique.

Il ne vit pas Muriel.

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