I Le royaume des plantes

– Quel monde étrange ! s’écria Guthrie.

L’expédition avançait lentement dans une savane dont les herbes étaient bleues et violettes. Hautes et drues, ces herbes, au passage de la caravane, faisaient entendre un bruissement euphonique qui rappelait confusément la voix des violons. Par intervalles, un bouquet de palmiers au feuillage indigo ou des banians aux feuilles améthyste… Une vapeur jaune couvrait le soleil et s’harmonisait avec la teinte des feuillages et des herbes.

– Nous sommes entrés dans l’Empire des Plantes ! répéta Hareton, qui observait avidement cette plaine fantastique…

Il avait donné des ordres pour qu’on empêchât les bêtes de paître. Mais ces ordres étaient inutiles. Les chameaux, les chèvres et plus encore les ânes flairaient les gramens bleus et les sainfoins violets avec méfiance. Le gorille manifestait une farouche inquiétude : ses yeux ronds observaient le site avec une vigilance ardente.

– Les bêtes mourront de faim ! grommela sir Georges.

– Pas encore ! répondit Hareton en montrant le fourrage dont étaient chargés les chameaux et les ânes.

– Oui, vous aviez prévu, fit Guthrie, mais il y a là tout au plus un repas du soir et un repas du matin…

– Ce sont des bêtes du désert… en les rationnant, elles ne souffriront guère pendant plusieurs jours.

Guthrie haussa insoucieusement les épaules. Une brise s’était mise à souffler, très douce et très lente ; de toute la plaine montaient des voix frêles, voix de violons minuscules, voix de harpes naïves, voix évanescentes de mandolines qui formaient on ne sait quelle symphonie charmante et confuse.

– On dirait un concert de Trilbys ! remarqua Muriel.

– De Farfadets ! ajouta Maranges.

Quand ils approchaient d’une île de palmiers ou de banians, les voix s’enflaient un peu, pareilles à des orgues voilées.

Les vapeurs jaunes, épaisses au couchant, semblaient prolonger une plaine d’améthystes et de saphirs par une plaine de topazes. De-ci, de-là, une bande de terre nue, une terre pourpre, douée de l’éclat métallique, qui ne produisait pas même de lichens.

Des mouches passaient, énormes, dont les plus grosses atteignaient la taille des mésanges. Leurs essaims roussâtres suivaient la caravane et tournoyaient autour des animaux en bourdonnant comme des coléoptères.

Plusieurs s’abattirent sur les ânes et les chameaux. Elles couraient sur les pelages avec une vitesse fantastique, mais on constata qu’elles étaient inoffensives. Des oiseaux minuscules jaillissaient des herbes, guère plus gros que des carabes ; penchés sur une tige de gramen, quelques-uns pépiaient d’une voix aiguë. Les mouches les poursuivaient. Elles étaient moins agiles. Parfois, cependant, elles s’emparaient d’une des bestioles et disparaissaient avec leur proie, dans la profondeur des hautes herbes.

– C’est affreux ! s’écria Muriel qui venait de voir une mouche saisir un oisillon.

Guthrie se mit à rire :

– C’est bien leur tour ! Depuis le temps que les oiseaux gobent des mouches ! Et ça vaut mieux pour nous que si elles étaient venimeuses…

La plaine s’étendait toujours, brillante et redoutable.

– Nous pouvons braver longtemps la faim ! remarqua sir Georges, mais la soif ?

– Un fleuve passe de l’orient à l’occident, répondit Hareton. Nous devons donc le rencontrer… Nous atteindrons le fleuve cette nuit ou demain… Nos outres sont plus qu’à moitié pleines.

La caravane s’arrêta au milieu du jour sur une de ces bandes de roc rouge d’où les plantes étaient bannies.

– Ici, nous sommes sûrs de ne transgresser aucune des lois mystérieuses ! remarqua Hareton, pendant que les Noirs préparaient le déjeuner.

Grâce à la nuée qui couvrait le soleil, on pouvait se tenir hors de la tente. L’inquiétude planait. Cette terre semblait plus étrange que tout ce qu’ils avaient imaginé.

– Oncle Hareton, fit Guthrie, lorsqu’on eut servi le lunch, si l’on ne peut manger les plantes, que deviendrons-nous ? J’ai l’impression que nous courons un danger pire qu’avec les Trapus.

Il engloutit une vaste tranche de viande fumée et se mit à rire, car rien ne pouvait le dépouiller d’une part de joie.

– Rassurez-vous ! répondit Hareton. Nous trouverons des plantes vertes… ou bien des plantes en partie rouges et vertes… et nos bêtes mangeront. Si toutes les plantes ou les parties des plantes étaient « tabou », comment vivraient les animaux de cette terre ?

– En attendant, nos chameaux, nos ânes et nos chèvres ne peuvent pas brouter une seule tige de cet immense pâturage.

– Oh ! exclama Muriel.

Sa main tendue désignait une étrange créature qui observait visiblement les convives. C’était un crapaud aussi grand qu’un chat, dont les yeux de béryl doré se fixaient sur les voyageurs, un crapaud velu. Plus encore que par sa taille et son pelage, les voyageurs étaient fascinés par un troisième œil, qui occupait le haut du crâne et qui pouvait se mouvoir en tous sens…

– Prodigieux ! exclama Philippe.

– Pourquoi ? fit Hareton. Ne trouve-t-on pas un œil rudimentaire, caché il est vrai, chez la plupart des reptiles ? Vraisemblablement, cet œil atrophié fonctionnait chez les reptiles ancestraux ? Et les batraciens sont proches parents des reptiles.

Le crapaud avait bondi, d’un bond aussi ample qu’un bond de lièvre. On le vit disparaître dans une fente de la terre rocheuse :

– Il y a sûrement de l’eau sous terre, remarqua sir Georges, ce qui expliquerait la prospérité des herbes violettes et bleues…

Les oiseaux minuscules passaient par intervalles, avec de petits cris. L’un d’eux s’était posé non loin de Muriel. Hypnotisé par la présence des hommes, il n’entendit pas le vol d’une mouche géante qui, soudain, se laissa tomber sur lui et s’apprêta à le dévorer.

– Oh ! non… non ! exclama la jeune fille avec horreur.

Elle s’élança, elle effraya l’insecte. Mais l’oisillon, blessé à l’insertion d’une aile où jaillissaient des gouttes de sang, faisait entendre un faible pépiement. Muriel le prit doucement dans sa main…

Dans l’étroite étendue de son corps, la bestiole avait la beauté d’un crépuscule, l’éclat des nuages de béryl, de pourpre, d’améthyste et de topaze… Aucune vanesse n’a les ailes plus finement nuancées, et la tête écarlate, semée de points malachite, semblait d’une matière inconnue, infiniment précieuse :

– Quels brodeurs, quels aquarellistes, quels orfèvres auraient réussi, en si peu d’espace, un tel chef-d’œuvre ?

– Et que la cruelle nature laisse dévorer par des mouches ! dit Philippe…

Toute cette journée la caravane avança vers le sud-ouest. La plaine persistait, interminable, avec ses herbes violettes ou bleues, sous la nuée d’or et d’ambre, et la musique étrange des végétaux frôlés par la brise :

– Affreusement monotone ! déclara Guthrie. Je prends le bleu et le violet en grippe… J’en ai mal au cœur.

– Ce sont des couleurs fatigantes ! approuva sir Georges. Nous devrions avoir des lunettes jaunes ou orangées.

– Mais j’en ai !… et je les oubliais, fit Hareton… Oui, je les oublie depuis le début du voyage… Mon excuse est que nous avons tous des vues parfaites… pas un myope… pas un presbyte…

– Pas un hypermétrope ! Pas un astigmate !… bouffonna Sydney.

Le soir approchait. On forma de nouveau le campement sur un îlot de terre rouge :

– Ça repose la vue ! dit Philippe.

– Oui, mais… le fleuve ? demanda sir Georges. Je ne vois pas la fin de cette plaine. Demain soir, nos outres seront vides…

– Encore les bêtes ne pourront-elles plus boire qu’une seule fois… à demi-ration ! appuya Guthrie.

– Dieu y pourvoira ! répondit Hareton… Il y a certainement de l’eau sous cette terre.

Il désignait deux crapauds colosses qui disparaissaient dans une fissure du sol.

– Bon ! À la rigueur un chacal y passerait… mais pas un homme ! dit Philippe.

– Surtout pas moi ! gouailla le géant.

C’étaient des hommes aux artères solides et aux âmes confiantes. Malgré la menace de la terre, ils savourèrent le repas du soir. Les Noirs étaient pensifs : une crainte mystérieuse pesait sur leurs imaginations.

Philippe et Muriel s’étaient isolés à l’extrémité du camp. Parmi les vapeurs d’ambre, une lune fabuleuse s’élevait comme une médaille de cuivre et de vermeil. Philippe s’enivrait à la présence de sa flexible compagne. Dans le visage clair – pulpe de jeune lys, nacre, nuée d’avril – les yeux de saphir, aux reflets de jade, avaient une douceur sensitive. Et les cheveux luisaient comme des froments mûrs.

– Nous serons heureux d’avoir traversé l’épreuve et vu ces terres étranges ! dit-elle. L’avenir est moins redoutable que là-bas… lorsque vous poursuiviez les monstres.

– Que je voudrais vous revoir parmi les hommes de nos races !… J’ai besoin de votre sécurité, Muriel.

– Qui sait ! dit-elle d’un air rêveur… La sécurité n’existe point. Cette terre sauvage nous a peut-être évité des maux plus graves. Nous sommes de pauvres petites choses. Philippe… il ne faut qu’un faux pas pour tuer l’homme qui a échappé aux lions… Dieu est partout… et partout, il règle nos destins.

– Vous n’êtes pas musulmane, cependant ! dit-il avec une faible ironie.

– Non… je crois à l’effort : il nous est commandé… et toutefois nous sommes sous la garde du Tout-Puissant.

Elle chanta d’une voix merveilleusement touchante :

For thou hast always been my rock,

A fortress and defence to me !

L’âme saturée d’amour, il oublia les menaces obscures et goûta dans sa plénitude la douceur d’une minute magique.

Share on Twitter Share on Facebook