II L’eau créatrice

– Les bêtes ont soif ! dit Guthrie… J’ai soif comme elles.

Il n’y avait plus d’eau. Les voyageurs s’étaient partagé le fond des outres. Maintenant, dans la plaine sans bornes, ils avançaient parmi les gramens violets, les arbres bleus et les terres écarlates. Le désert les tenait comme une proie, et le soleil, ayant vaincu les nuées, dardait une lumière féroce qui desséchait le sang des hommes. Il fallait avancer cependant. Les mouches colossales accompagnaient de leur bourdonnement la musique des herbes, qui devenait sinistre. Elle semblait de plus en plus pareille à la vibration des cloches lointaines. Quand la brise soufflait, on entendait les volées du tocsin.

– Je croyais le fleuve plus proche, avoua Hareton.

– Vous croyez donc qu’il y a vraiment un fleuve ? demanda sir Georges.

– Je le crois, oui. On me l’a décrit !

Sir Georges regarde l’horizon à l’aide de sa longue-vue.

– Rien ! dit-il.

On ne voyait plus d’arbres. Les herbes poussaient drues et fortes.

– Il y a de l’eau sous terre !… Et c’est peut-être là qu’il faudrait la chercher, remarqua Philippe.

– Nous perdrions beaucoup de temps, répondit Ironcastle. Je demande quelques heures encore…

– Soit, oncle Hareton, dit Guthrie, mais combien de jours peut-on résister à la soif ?

– C’est très variable. Les chameaux tiennent trois, quatre, cinq jours, on a même dit davantage… Les hommes… deux jours, trois jours… selon le tempérament et l’état de l’atmosphère.

– L’atmosphère est affreusement sèche ! Ma peau commence à se racornir, grogna Guthrie. J’ai peur d’être celui qui résistera le moins longtemps…

Une horreur morne enveloppait la caravane. Le soleil, en s’abaissant, prit la couleur de l’or vierge, puis il grandit et s’orangea. La fin du jour fut proche.

Les bêtes avançaient péniblement, les ânes et les chèvres donnaient des signes de détresse. La crainte et la méfiance dominaient les Noirs, prodromes d’une révolte sourde encore. Cette grande foi que les victoires des Blancs avaient ancrée en eux s’effritait dans ce monde étranger. Surtout le manque d’eau les inquiétait, non seulement parce que c’était un mal redoutable, mais parce qu’ils y percevaient l’impuissance des maîtres.

Hareton fit venir Kouram :

– Que disent les hommes ? demanda-t-il.

– Ils ont peur, maître… C’est le pays de la mort… L’herbe y est l’ennemie des bêtes.

– Dis-leur de ne rien craindre, Kouram ! Nous savons où nous allons.

Les yeux de Kouram, qui ressemblaient un peu à des yeux de buffle, s’abaissèrent vers le sol.

– Irons-nous loin encore ? demanda-t-il avec un frisson.

– Tout va changer, quand nous aurons atteint le fleuve.

L’âme fataliste accepta la parole de maître. Et Kouram alla parler aux Noirs.

Le soleil était prêt à disparaître quand la caravane atteignit un îlot rouge. Tandis qu’on préparait la halte, on vit, à plusieurs reprises, surgir des batraciens géants qui ne tardaient pas à disparaître dans une fissure du sol.

– Ces bêtes ont besoin d’eau ! remarqua Muriel.

– Donc, il y a une nappe souterraine ! conclut sir Georges.

– Cherchons ! fit Guthrie. Ma soif devient intolérable.

Les chèvres bêlaient plaintivement ; les ânes flairaient le sol avec impatience.

Philippe, sir Georges et Sydney examinèrent les fissures. Elles étaient étroites et ne laissaient apercevoir aucune trace d’humidité.

– Il faudrait creuser ! dit Philippe.

– C’est ce que nous allons faire, déclara Guthrie. Cherchons une terre meuble.

Ils finirent par trouver un endroit où l’on pouvait travailler le sol. Guthrie alla chercher l’excavateur. Au bout d’une heure, on avait creusé un trou profond. Très vite, la terre se décela humide, mais cette humidité n’augmentait point, et même elle finit par diminuer.

– C’est étrange ! s’exclama Philippe. Évidemment, l’humidité est due à une infiltration. Le voisinage d’une nappe est probable.

– Le voisinage ! grommela Hareton. Si la nappe est seulement distante de cent mètres, elle est inaccessible à nos faibles forces…

On tenta quelques fouilles horizontales qui ne donnèrent aucun résultat.

– La nuit sera triste ! conclut Sydney. Nous n’avons réussi qu’à augmenter notre soif.

Les voyageurs dormirent mal et se levèrent avant l’aube. Ils sentaient une de ces menaces qu’aucune vaillance ne peut dominer… Le péril était dans chacune de leurs artères. L’atmosphère, comme une pieuvre incommensurable, les buvait goutte à goutte. L’eau mère de vie abandonnait leur sang et se perdait dans l’étendue.

– Ne nous attardons pas ! gémit Guthrie, nous avancerons plus facilement dans la nuit et dans le matin…

– Il est désirable que deux d’entre nous aillent à la découverte ! suggéra sir Georges.

– J’y songeais ! acquiesça Hareton.

– Sir Georges et moi ! s’écria Guthrie.

– Mieux vaudrait sir Georges et Philippe, dit Hareton.

– Pourquoi donc ?

– À cause de votre poids ! fit Hareton avec un pâle sourire. La caravane peut disposer de deux chameaux, mais affaiblis, pour les explorateurs.

– Bon ! maugréa Guthrie.

On répartit sur les autres bêtes la charge des deux chameaux choisis pas Kouram ; c’étaient les plus agiles de la bande :

– Ce seront de bons guides ! affirma le Noir. Ils flairent l’eau de loin.

Dix minutes plus tard, les deux hommes avaient quitté la caravane. Les chameaux allaient bon train, comme s’ils avaient compris qu’on les menait à la découverte de l’eau.

La lune s’orangeait à mesure qu’elle descendait dans l’occident ; elle devenait énorme, mais sa lumière décroissait, tandis que les constellations devenaient plus vivaces… Une légère phosphorescence montait de la terre. L’atmosphère était douce, le carillon des végétaux semblait annoncer quelque cérémonie mystique, au fond de la savane…

– C’est comme si nous étions dans une autre planète ! murmura sir Georges… Ici, je n’ai plus l’impression de notre passé ni de notre avenir.

– Non ! répondit pensivement Philippe. Nous sommes loin de la Terre Promise.

La lune prit la couleur du cuivre vierge ; il y eut un crépuscule presque imperceptible et le brasier du soleil monta sur la plaine…

Avidement, les voyageurs exploraient l’horizon. Rien. Rien que cet interminable océan d’herbes bleues, indigo et violettes !

– Effrayant ! reprit sir Georges. Un tombeau… végétal…

La soif torturait les deux hommes et augmentait à mesure que l’astre montait dans le firmament. Ils suivaient scrupuleusement la direction du sud-ouest, comme l’avait recommandé Hareton.

C’étaient deux âmes étrangement dissemblables. Sir Georges était de ces Anglais qui peuvent vivre seuls, s’il le faut, avec un chien, dans une terre désertique. Il avait une imagination latente, qui éclatait d’une manière imprévue, tandis que l’imagination de Philippe demeurait toujours active.

La soif ! Elle corrodait la gorge des deux hommes. Philippe, dans un demi-vertige, subissait toute espèce d’images fraîches : sources jaillissant de la terre avec un murmure vivant, alcarazas dans l’ombre du patio, carafes de citronnades couvertes d’une buée…

Il lui arriva de murmurer à mi-voix :

– Des fontaines, des rivières, des fleuves, des lacs !

– Oh ! fit sir Georges, avec un sourire mélancolique, je pense surtout à une bonne taverne !

Les chameaux donnaient des signes de détresse.

– Pourvu qu’ils tiennent ! dit Philippe.

– Ils tiendront ! affirma sir Georges… Ils savent que nous cherchons l’eau… ils comprennent qu’il serait dangereux de s’arrêter.

Le soleil devenait féroce ; les mouches colossales bourdonnaient autour des deux bêtes et des deux hommes avec frénésie.

– Heureux encore qu’elles ne nous attaquent pas ! remarqua Philippe.

– Je soupçonne que nous sommes du poison pour elles ! suggéra le compagnon… nous et les chameaux !

– Alors, pourquoi nous accompagnent-elles ?

– Elles suivent leur instinct de mouches…

Le silence reprit, ce silence que le carillon des herbes rendait fantastique. Rien. Toujours ces herbes, bleues et violettes, avec, de-ci, de-là, une faible oasis d’arbres.

– Que deviennent-ils, là-bas ? murmura Philippe qui, malgré la soif, songeait à Muriel.

Sir Georges secoua la tête. Il semblait impassible, mais, homme d’un climat humide, il souffrait plus que Philippe.

– S’il le faut, ils boiront deux ou trois chèvres, répondit-il enfin… ou même un chameau… Un chameau a généralement une poche d’eau… plus vingt gallons de sang !

L’Anglais abaissa un regard de convoitise sur sa monture :

– Nous, nous ne pouvons pas ! soupira-t-il… Il nous faut atteindre l’eau !…

Un long silence. Les idées se traînaient sèches, dures et misérables dans le cerveau des deux hommes. Et le soleil continuait à les boire…

Soudain, un des chameaux levant sa tête lasse poussa un cri étrange et ridicule… Son compagnon eut un long reniflement… Tous deux accélérèrent leur allure…

– Qu’ont-ils ? grommela Philippe.

– Je n’ose espérer ce que je pense ! répondit sir Georges.

Le terrain se bossuait ; sur une colline basse, on vit des herbes et des arbustes verts… Les deux hommes regardaient, éblouis ; l’antique couleur végétale ravissait leur cœur ; il semblait qu’ils rentrassent dans la vie vraie, la vie qu’avaient vécue les ancêtres innombrables…

Maintenant, les chameaux galopaient éperdument. Ils gravirent la colline ; un grand cri rauque, un cri de délivrance jaillit de la poitrine de Philippe.

– L’eau ! l’eau !

Elle était là, la mère souveraine, la mère de tout ce qui vit ; elle était là, l’eau de la genèse, l’eau des origines !…

Un fleuve… Il coule, large et lent, tout enveloppé d’arbres, de roseaux et d’herbes ; il répand dans l’étendue une fécondité indomptable…

Le vertige a saisi les chameaux. Ils galopent comme des méharis de race pure ; en cinq minutes, ils atteignent le bord du fleuve et déjà, penchés, ils boivent inlassablement.

Les hommes ont bondi sur la rive et, plongeant leurs gobelets dans le courant ils étanchent la soif homicide…

– C’est imprudent ! remarqua enfin sir Georges.

– Mais délicieux ! riposta Philippe.

Sir Georges lui offrit une pastille grisâtre :

– Contre les microbes !… Aoh !

L’Anglais se dressa, effaré, tandis que son index montrait un long îlot, à vingt mètres du bord. Une bête extraordinaire venait de surgir. Elle avait la structure des grands crocodiles de l’Égypte ancienne, les vastes et longues mâchoires, les dents monstrueuses, les pattes courtes et la queue musculeuse – mais au lieu d’écailles, un poil long poussait sur tout le corps et sur le crâne, et les yeux, luisants comme des yeux de panthère, ne rappelaient guère les yeux vitreux des reptiles…

Un troisième œil phosphorait au sommet du crâne.

– Quel est ce monstre ! exclama Philippe… Même aux temps préhistoriques, aucun saurien ne lui a ressemblé…

– Du moins, rien ne permet de le prétendre ! Mais notre science est fragmentaire !

La bête épiait les chameaux et les hommes. Ceux-ci, instinctivement, saisirent leurs fusils.

Une espèce d’aboiement les fit se tourner… La tête renversée en arrière, une antilope bleue arrivait à toute vitesse vers le fleuve… Le fauve qui la poursuivait, un fauve flexible, aux poils beige, semés de petites taches en « rose », faisait des bonds de trente pieds. Il avait la taille des grands tigres de Mandchourie.

– C’est pourtant un léopard ! grommela sir Georges.

Distraits par l’arrivée de cette bête formidable ils ne virent pas le crocodile velu plonger dans le fleuve.

– Gare ! fit sir Georges.

L’antilope, et par suite le léopard, accouraient vers le promontoire où se tenaient les deux hommes. Ils reculèrent vers l’amont du fleuve… Déjà les bêtes légères atteignaient la rive. Le léopard précipita sa course et l’antilope allait se jeter dans le fleuve, lorsqu’elle s’arrêta, épouvantée.

À la pointe du promontoire, le saurien velu venait de surgir, ses yeux jaunes fixés sur la bête fugitive. Paralysée par la terreur, celle-ci tournait sa tête fine vers l’espace… Dans sa cervelle obscure, les images pullulèrent : là-bas, les grands herbages, la douceur de se mouvoir et de vivre… Ici, la nuit éternelle…

Le léopard bondit. D’un coup de sa patte musculeuse, il abattit l’antilope.

Mais le saurien velu surgissait…

Malgré le péril, les deux hommes connurent cette curiosité sauvage qui assemblait les Romains dans le cirque.

– Deux brutes magnifiques ! remarqua sir Georges en examinant sa carabine.

Le léopard, une patte posée sur sa victime pantelante, épiait le reptile, qui n’hésita qu’un moment. Ouvrant sa gueule immense, bien piété sur ses pattes courtes, il s’apprêtait à la lutte. Sa masse était trois fois plus considérable que celle du félin… Ses trois yeux scintillaient. Le léopard poussa un cri grave, qui ressemblait à un rugissement… Il avança de biais, cherchant à surprendre l’adversaire et à bondir sur son dos… Mais celui-ci n’avait rien de la roideur des ancêtres écailleux. Il se tourna, il fonça… L’énorme félin roula sur le sol. Deux pattes pesantes l’y maintinrent… Trop courtes, elles entravaient l’action de la longue gueule… Alors, s’aplatissant, coulant sur les herbes, le léopard réussit à se dégager ; mais, effaré par la prééminence de l’adversaire, il prit la fuite. L’autre, dédaigneux, se mit à dévorer l’antilope vivante et les cris d’agonie de la victime se mêlèrent aux rauquements joyeux du vainqueur…

Tandis qu’il battait en retraite, le léopard aperçut Philippe et sir Georges. Ses yeux d’ambre se fixèrent avidement sur les deux hommes…

– Je vise à la tête ! dit froidement l’Anglais.

– C’est préférable ! acquiesça Maranges… Je fais comme vous.

Le léopard hésitait. La peur, la rage, la faim agitaient sa rude structure. Puis voyant ces silhouettes singulières, les yeux des deux hommes fixés sur lui, les carabines qui semblaient le prolongement de leurs membres, il se mit en quête d’une proie plus timide et mieux connue…

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