Épilogue

Les jours avaient coulé dans la clepsydre éternelle. Costanza avait disparu au fond de ce grand rêve qu’est le passé des êtres et des choses. Le sieur Tenaille, Martin et Courte-Échelle attendaient dans le calme des geôles l’heure d’être salés et fumés. M. Dubard n’ignorait point qu’une promotion méritée lui permettrait d’aspirer bientôt à des fiançailles somptueuses ; Duguay, après une période de neurasthénie, connaissait une gloire nouvelle, avec l’affaire Paturalle, où il déployait le plus astucieux génie.

Cet après-midi, l’été enchantait ces sylves redoutables où naguère Francisca de Escalante fuyait devant ses assassins. L’heure sonna poussive au clocher des Saints Michel et Nicolas, éclatante et fraîche à la tour des Éperviers. Les ombres étaient longues et s’étalaient démesurément à l’orient des collines ; une grâce voluptueuse, s’épandant sur les herbes et sur les feuillages, faisait songer aux vers troublants du poète :

Et c’est toi qui, rythmant les divines étoiles

Fais tressaillir d’amour le cœur de l’Univers.

Ils étaient trois sur la terrasse : Francisca, Michel et Simone. On voyait, à l’orée du parc, une petite fille, dont les cheveux retombaient en toison noire sur les épaules et que surveillait une femme bistre, au profil de Maugrabine.

Francisca rêvait avec langueur. L’oubli était en elle, l’oubli divin sans quoi la vie n’aurait pu persister parmi ceux que l’aède appelle « les hommes à la voix articulée ». Elle se souvenait bien de sa course à travers les pénombres, de la minute où elle avait senti le frôlement de la mort, de sa fuite dans la barque cachée parmi les roseaux, de son attente à la Crevasse aux Mésanges… Mais les sensations terribles avaient disparu : elle ne pouvait se rappeler qu’infidèlement son épouvante, sa fièvre et son désespoir. De tant d’épreuves, il restait la jeunesse, la beauté, la féerie de l’heure et les vœux incertains qui fleurissent au fond des âmes comme les stellaires dans les forêts. Elle contemplait avec ivresse la petite Rosario, revenue aussi mystérieusement que si elle sortait du pays des Ombres.

Les rêves de Michel avaient plus de rudesse. Son amour était en lui comme un fauve. Le grand garçon scrupuleux s’effarait d’aimer Francisca, et le problème ne pouvait se résoudre qu’en étranglant le fauve ou en prenant honnêtement la fuite.

Simone s’abandonnait à la fable du présent, elle laissait aller et venir ses pensées qui n’aspiraient pas au lendemain ; elle n’était pas inquiète non plus du sort des autres. De son incursion dans l’aventure, elle gardait un sens aigu de l’inévitable et la volonté d’accueillir les circonstances plutôt que d’aller à leur recherche : elles seront toujours assez riches, nombreuses et passionnantes…

Comme elle méditait ainsi, Michel se leva et se mit à errer sur la pelouse. Alors Simone se rapprocha de Mme de Escalante.

– Savez-vous qu’il va partir ? dit-elle.

Francisca avait tressauté.

– Partir !

– Je croyais que vous le saviez, murmura la jeune fille.

Elles se regardèrent. La fine Simone avait pris une sorte d’ascendant sur l’étincelante et tragique Francisca. Les yeux noirs avouèrent leur secret et que toute joie serait assombrie si Michel quittait le domaine.

– Cela ne sera point ! chuchota Mme de Escalante.

Leurs mains s’étaient jointes. Toute sécurité, toute douceur étaient auprès de cette fille argentine et de ce sauvage Michel.

Elles descendirent à leur tour sur la pelouse. La petite Rosarito courait vers Michel ; elle voulait qu’il la portât au bord du miroir d’eau, et, tandis qu’il obéissait, Francisca vint à leur rencontre. Quand elle fut proche, elle dit :

– C’est vrai ce que m’a dit Simone ? Vous voulez partir ?

Il devint pâle et baissa la tête.

– Moi, je ne veux pas ! ordonna-t-elle.

Il la regarda et se mit à trembler, puis, s’agenouillant, il tendit Rosarito qui riait avec un bruit de source…

Des abois s’élevèrent. Loup-Garou parut, flexible, sournois et farouche, puis Dévorant montra sa tête aiguë. Martial suivait, aussi loup qu’eux et plein de la même joie indomptable.

– Martial, dit Francisca, vous nous conduirez demain à la Fontaine des Fiançailles !…

L’ombre des collines remplissait la pelouse, et ceux qui se tenaient là ne sentaient plus la marche immense de l’Éternité.

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