II

Elle hésitait. Fallait-il traverser la clairière ou, pour donner le change, essayer d’un crochet ? Francisca prit un moyen terme ; au lieu de filer en ligne droite, elle franchit un mamelon, passa sous un arbre à demi renversé, dont un lierre dévorait les branches. Sa mémoire l’avait bien servie : une deuxième sente était devant elle, qui attaquait la combe en corniche. Elle y fila légère ; elle se perdit derrière un rideau d’arbustes.

Courte-Échelle perdait du temps. Après cinq ou six essais pour découvrir quelque indice, il avait pris le parti de marcher vers l’est, tout en clamant des conseils à ses complices. Pendant dix minutes, rien ne révéla si la voie était bonne. Il vit luire quelque chose, et, se baissant, il ramassa un peigne d’écaille blonde, incrustée de pierres bleues.

– Veine ! s’exclama-t-il. La gonzesse a passé par ici.

Tout en reprenant la chasse, il jeta un coup de sifflet, auquel répondirent Martin et Tenaille.

« Y n’sont pas encore trop loin, pensa Courte-Échelle. Faut voir avant de les faire rappliquer. »

Il ne découvrait rien de nouveau. Mais il craignit que la fugitive n’eût pris sous le couvert ; ses yeux flamboyants scrutaient les pénombres. D’évidence, il n’avait pas l’habitude de la forêt. C’était un homme des villes, un sauvage du pavé et du trottoir, perdu dans la nature.

– Y m’faut Martin ! grommela-t-il.

Et, sans arrêter sa marche, il se décida à donner trois coups de sifflet pour le rassemblement.

Un instant plus tard, il s’avisa que la terre molle sur laquelle il marchait gardait l’empreinte de ses semelles.

– Comme y a rien devant moi, c’est qu’elle y a pas passé !

Se souvenant que la sente avait bifurqué et qu’il avait pris à droite, il tenta de rejoindre l’autre embranchement. Après quelque temps, il y parvint et poussa un juron de joie : la trace de la fugitive se dessinait sur le sol.

Courte-Échelle répéta le signal du rassemblement et prit la chasse. Il était terriblement agile. Mais la terre molle prit fin, ou, du moins, sous des ombres plus légères, elle devint rare, jaunâtre, sèche ; elle cessa de guider le poursuivant.

– Saloperie ! gronda le malandrin repris d’un accès de colère.

Il ne crut pas devoir s’arrêter ; même, il garda son allure rapide dans l’espoir de surprendre la proie. Et c’est ainsi qu’il parvînt aux abords de la combe.

Là il comprit que la piste devenait tout à fait précaire. Penché sur le sol, il essaya de remplir son rôle de batteur d’estrade : le sol ne s’y prêtait point ; Francisca avait disparu sans laisser aucun vestige assez précis pour guider l’inexpérience du drille.

– Y a pas ! Faut que j’attende Martin ! fit-il en arrachant avec fureur des feuilles et des ramilles.

Il siffla encore une fois et attendit. Après cinq ou six minutes, un pas lourd ébranla le sous-bois : le puissant Tenaille apparut sous les branches.

– C’est Martin qu’y me faudrait ! fit Courte-Échelle.

Tenaille demandait :

– T’es sur la piste ?

– Oui, riposta l’autre avec mauvaise humeur, j’ai eu la veine de la piger. Seul’ment, elle s’arrête ici. Faut-y continuer par le fond ? Ou bien s’est-elle cavalée par ailleurs ?

Tenaille passa sa main énorme sur sa nuque. Homme des villes, il ignorait cette langue subtile que la terre parle aux chasseurs, aux chemineaux, aux rôdeurs des bois et de la plaine.

– Comment sais-tu que t’es sur la piste ? insista-t-il.

– À cause que j’ai trouvé ceci et puis des marques de bottines.

Il montrait le peigne d’écaille blonde.

L’athlète l’examina avec un cillement. Pour avoir jadis essayé la brocante et le recel, il possédait quelque science des métaux, des gemmes et des matières rares ; un éclair roux jaillit de sa prunelle.

– C’est de l’écaille comme y s’en vend pas des siaux ! Ce qu’il y a de plus bath ; pas un défaut. Mais, ce qui a surtout de la valeur, c’est les pierres bleues. Si c’est pas du saphir, je me laisse scier la margoulette, et y en a pour des faffes !

Courte-Échelle poussa un gémissement de convoitise.

– Nom de Dieu. Faut pas qu’elle carapate !

Tenaille hocha la tête et fit son geste d’étrangleur.

– Ça ne serait pas long ! Mais, pendant qu’on cause, elle prend de l’avance. Sais-tu quoi ? File par le trou, t’es le plus rapide : je m’arrangerai avec Martin.

Courte-Échelle trouva le conseil bon. Il fonça devant lui comme un chevreuil.

Martin ne tarda pas à paraître. Il soufflait, ayant fait une course plus longue que les autres, et aussi parce qu’il avait les articulations lourdes.

– Y a du bon ! déclara Tenaille en lui mettait la patte sur l’épaule. La gonzesse a passé, par ici, pas d’erreur ; seulement, de quel côté qu’elle s’a cavalée ? Toi qu’es cul terreux, tu le sauras peut-être.

Il négligea de parler du peigne d’écaille.

– On va voir ! fit Martin qui avait repris haleine.

Il examina les alentours avec attention. C’était un homme lent, aux yeux de bœuf, mais sagace.

Il finit par dire :

– Y a du grabuge sur ce mamelon. Et puis, v’là un caillou qu’est sorti ; la broussaille elle est froissée. Mon blair qu’elle s’est trottée par là.

– Allons-y, fit l’athlète, et ne traînons pas !

Ils se remirent en route.

Quoique la pente fût difficile et parfois défendue par des épines, la marche de Francisca demeurait rapide. Elle descendit d’abord obliquement, puis elle se remit à remonter : la traversée de la combe ne dura pas un quart d’heure. Désormais, elle avait neuf chances sur dix d’atteindre la maison du garde. Même elle jugea utile de couper au plus court, car le chemin, solide, ne devait pas garder de vestiges.

Dans le silence et la paix des choses, elle put croire au salut. Aucun coup de sifflet ne se faisait plus entendre : les bandits avaient dû hésiter devant la combe ; peut-être s’étaient-ils égarés. Une vague prière monta aux lèvres de la jeune femme ; elle demandait avec fièvre :

– Oh ! mon Dieu, que je ne meure pas avant de l’avoir revue !…

Au même instant, les coups de sifflet reprirent ; les chasseurs suivaient la voie. Alors, Francisca eut sa défaillance ; le cœur, après tant de palpitations, parut se dérober. Mais la vaillance des races dures protesta. Elle se sentait forte encore, et la maison du garde était proche.

– Anda ! Anda ! murmura-t-elle.

La sombre énergie revint à grandes ailes.

Un toit parut parmi les branches, puis une façade blanche, à moitié dissimulée par des glycines, des roses, de la vigne vierge. Mme de Escalante sortait du monde sinistre, du pays des fauves, et croyait revenir parmi les hommes. Dans ce premier moment, elle eut la certitude de rencontrer le garde.

Elle le connaissait bien. C’était un homme hardi et un bon tireur. Avant que les bandits eussent pu atteindre la maison, le fusil du garde les aurait abattus comme des sangliers. Si, par surprise, ils réussissaient à se glisser jusques auprès des portes ou des fenêtres, il leur faudrait tenter un assaut dont ils seraient sûrement victimes.

Aussi la fugitive arrivait pleine de confiance. Un doute commença de naître lorsqu’elle se trouva près de la clôture. La maison était silencieuse, les volets fermés. La jeune femme passa brusquement de l’espérance à la terreur…

Le garde était en tournée ; la fugitive aurait dû se le dire, mais l’instinct avait dominé, le grand instinct d’illusion sans quoi l’homme succomberait aux menaces perpétuelles du monde !…

Francisca ouvrant la porte à clairevoie, qui fermait au loquet, heurta successivement aux panneaux de chêne et aux volets de fer : tout était clos. Et, quand bien même la maison eût été ouverte, comment résister à l’assaut des trois hommes ?

– J’y aurais trouvé des armes, se dit-elle.

Elle fit deux ou trois fois le tour de la demeure, cherchant quelque défaut dans les fermetures.

Trois coups de sifflet stridèrent sous le couvert.

Mme de Escalante tira précipitamment une enveloppe de son corsage et la glissa dans une boîte aux lettres, clouée à la muraille. Puis, haletante, elle sortit du clos et reprit sa course.

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