III

D’abord aucun projet ne se dessina dans l’imagination de Francisca. Non qu’elle eût perdu courage ! Pour avoir réussi à éloigner si longtemps le péril, elle se sentait comme une provision de foi. Jusqu’ici, sa décision, son endurance et le hasard avaient travaillé pour elle. Pourquoi l’aide des hommes ne viendrait-elle pas à son tour ? Elle y comptait, comme un joueur compte voir sortir la rouge lorsque la noire a passé plusieurs fois.

Tout à coup, elle eut une illumination. Elle, se souvint qu’il y avait, à un quart d’heure du lac des Chevreuils, un campement de charbonniers. Il fallait, il est vrai, franchir le lac. Mais elle connaissait un havre où l’on amarrait un canot grossier, presque un bac, qui servait tantôt au passage, tantôt à la pêche. Cet endroit était assez proche. Si elle pouvait l’atteindre, ou bien elle trouverait le canot vide et pourrait s’en servir, ou bien il y aurait un ou deux pêcheurs, ou encore le bac serait en route et elle appellerait au secours. À la rigueur, elle irait à la rencontre des sauveteurs : elle savait nager…

Elle obliqua à droite, à travers un fourré d’abord, puis par une sente qu’elle avait parfois pratiquée. Ce changement de route lui fut favorable. Car les bandits ayant atteint à leur tour la maison du garde, Martin releva des traces de la fugitive, reprit la chasse avec une quasi-certitude, mais il dépassa la bifurcation. Puis, comme le terrain devenait mou et qu’il n’y percevait aucun vestige, il revint sur ses pas et siffla le rassemblement.

Ce signal apprit à Mme de Escalante que son avance s’était accrue.

Après une vingtaine de minutes, la futaie se raréfia, les chênes disparurent, les hêtres s’espacèrent ; il se présenta une surface plantée d’herbe et de broussailles. Au fond, parmi des saules, des peupliers, des roseaux, on discernait le lac des Chevreuils.

Francisca poussa un grand soupir, mais c’était un soupir de joie. Le moment approchait où elle allait sortir de ce cauchemar. Rien n’annonçait que les poursuivants fussent proches et elle apercevait la crique à demi cachée par les roseaux. Dans le canot, Francisca serait sauve : le lac s’étendait très loin à droite et à gauche, tandis qu’un promontoire avançait sa pointe et raccourcissait la traversée :

– Il était temps ! balbutia-t-elle.

Ses forces faiblissaient ; elle avait la poitrine rompue et ses jarrets commençaient à fléchir. Elle rassembla ses dernières énergies et, en moins d’un quart d’heure, elle atteignait la crique. Là, ses prunelles se dilatèrent et elle ne put arrêter une plainte : la crique était vide, les rives désertes, la surface du lac s’étendait immobile et solitaire.

Francisca demeura écrasée par le sort. Puis, l’instinct de la fuite renaissant, elle jeta un long regard autour d’elle, elle chercha la meilleure voie à suivre…

Un tremblement la parcourut : le bandit trapu venait de sortir du couvert.

Il l’avait vue. Il eut son ricanement funèbre et siffla trois fois sans arrêter sa course. Une minute plus tard, Courte-Échelle et Tenaille débouchaient à leur tour. Ils s’avançaient en ordre dispersé, de manière à couper toute retraite.

Francisca se sentit perdue.

Quand quatre heures sonnèrent, éclatantes et jeunes à l’horloge des Éperviers, poussives et rauques au clocher des saints Michel et Nicolas, Simone Vaugelade eut un frémissement. Elle se leva du fauteuil de cuir fauve où elle songeait, et regarda vers les fenêtres. Le paysage entrait fastueusement. On apercevait une pelouse verte comme un herbage d’Irlande, avec un bassin octogone où voguaient de grands cygnes, des canards de soie, de pourpre et de cuivre. Ensuite, le parc, petite forêt de chênes rouvres, de hêtres rouges, d’ormes et de sycomores ; et des lieues de futaies, un pays de cimes, une patrie d’arbres où persistait la Gaule celtique, la terre immense des ancêtres.

Simone Vaugelade portait une chevelure aussi claire que la paille de froment ; elle ouvrait sur les choses « les yeux vifs des Achéennes ». Avec son teint d’églantine, son visage où la vie frissonnait en sourires, sa structure allongée et sa démarche agile, elle semblait faire confiance au destin et le narguer :

« L’heure triste ! » songea-t-elle.

Elle ressentait l’oppression du mystère. Et, songeant à Francisca, elle soupirait d’inquiétude… Elle l’aimait, cette Francisca ombrageuse, tragique, et si mystérieuse depuis quelques jours.

Quand Simone s’était trouvée orpheline, la demeure des Escalante avait ouvert ses portes à elle-même et à son frère. Douze ans déjà ! Don Joaquin, à qui les unissait un vague cousinage, était mort ; sa veuve avait continué son œuvre.

« Pourquoi ne pas parler ? murmurait Simone. Elle aurait bien moins de peine. »

Comme elle rêvait, il s’éleva des clameurs. Des voix étrangères croassaient : Jacques, le valet de chambre, ripostait sans bienveillance :

– De la galette, jamais ! Du pain – et encore. Vous êtes bien dégoûtants d’avoir franchi cette grille !

– À force d’avoir marché, nous avons les pattes en sang… Donnez-nous de quoi prendre un train ! fit une voix rauque.

Une autre voix sifflante ajoutait :

– Deux ou trois balles qu’on vous dit. C’est pas autant pour vos patrons qu’un liard pour un ouverrier.

– Ne regardez pas dans la poche du voisin ! goguenarda Jacques. D’ailleurs, en v’là assez. Vous allez me ficher le camp, ou nous vous donnerons une conduite de Grenoble, les chiens et moi.

Simone s’était glissée dans le vestibule. Deux personnages sinistres sortaient par la porte grillée. L’un, d’imposante stature, couvert d’une veste roussie, déchiquetée et comme plaquée d’amadou, avec des culottes couleur d’argile, les pieds dans des croquenots infâmes ; l’autre court, bancal, vêtu d’une blouse qui ressemblait à une chemise sale, chaussé d’espadrilles et coiffé d’une casquette jaune, ils filaient le dos rond et les jambes pesantes.

Lorsqu’il fut sur la route, l’homme court cria :

– Qui dit larbin dit salaud. Et puis vos singes aussi. Tous salauds et tous vaches. Ce sera pas trop tôt que les anarchisses mettent le feu à vot’ piaule !

Mlle de Vaugelade regretta l’acte du domestique ; superstitieuse, Francisca voulait que toute demande fût accueillie. Simone se contenta de dire :

– Il fallait les traiter doucement.

Jacques regarda la jeune fille avec stupeur :

– De la vermine de bagnards, mademoiselle ! Si je m’étais écouté, j’aurais lâché les chiens. Même, faudra ouvrir l’œil.

– C’est égal, une autre fois, soyez moins brusque.

Et elle alla reprendre son rêve, apaisée par le calme de la pelouse, les cygnes argentés et la chair verte des arbres. Devant elle s’étalait l’avenir des êtres neufs, l’avenir profond comme l’Océan, lointain comme les soleils… À l’amont le passé presque féerique !

Cinq heures sonnèrent. Elle devint pâle. Ce fut un de ces pressentiments qui viennent des abîmes de l’être. Presque toujours, ils nous leurrent.

Simone, feuilletant des magazines, essaya de s’intéresser à Marion qui voyageait sur le Rhin, au prix de beauté de Chicago, à l’heureux Donnay qu’on montrait, vêtu d’un costume cycliste, en train de mimer une scène de sa prochaine pièce ; au signor d’Annunzio, qui avait des démêlés avec l’Europe.

Le temps passait mal, mais six heures approchèrent. Simone tendait l’oreille, qu’elle avait fine, essayant de discerner le roulement d’une voiture.

L’ombre du château s’allongeait démesurément sur la pelouse, la lumière s’orangeait. Enfin, l’horloge des Éperviers jeta dans l’espace ses appels de coq, tandis que gloussotait le timbre chevrotant des saints Michel et Nicolas.

Simone tremblait. Ce n’était plus un pressentiment. La route était déserte.

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