Les déboires de Gérard Langre

Le jeune homme arriva chez Gérard Langre, à l’instant où neuf heures sonnaient à Saint-Jacques du Haut-Pas. Le physicien vint ouvrir sa porte lui-même. C’était un vieillard excitable et fatigué, dont la tête fléchissait à droite ; sa chevelure était énorme et si blanche qu’on l’avait surnommé le Phare :

– Ma bonne est au lit, dit-il. Elle a sa crise de foie et des pressentiments horrifiques.

– Pourquoi avez-vous une servante aussi lugubre ?

– La gaieté m’énerve.

Langre menait une vie désorbitée. Ses démêlés avec les universitaires lui avaient fait une jeunesse besoigneuse. Plein de génie, doué de l’opiniâtreté et de l’adresse des grands expérimentateurs, il connut l’amertume affreuse de se voir devancer par des hommes qu’inspiraient ses découvertes ou ses brochures. Il travaillait avec des appareils si rudimentaires et des matériaux si restreints qu’il n’atteignait au but que par le miracle de son obstination, de sa vigilance et de son agilité professionnelle. Une vision exaltée suppléait à la misère de ses laboratoires. Sa défaite la plus rude, qui lui rongeait l’âme, fut celle du diamagnétisme rotatoire. Il poursuivait les expériences qui devaient élever le diamagnétisme au rang des phénomènes directeurs, lorsqu’il amena Antonin Laurys dans son laboratoire. Laurys, admirable assimilateur, était connu par trois ou quatre menues découvertes, de l’ordre parasitaire. Dans une œuvre de collaboration, ce jeune savant pouvait rendre d’immenses services. Mais il lui manquait la vue qui perce les nuages. Réduit à lui-même, il eût accumulé les travaux qui complètent ou précisent, et surtout les « variantes ». Il charmait Langre par sa compréhension éloquente et par des éloges, dont le pauvre homme, recru de fatigue et abreuvé d’injustice, avait le plus pressant besoin. Un matin, saisi d’une ferveur de confidence, Langre raconta ses misères et montra le méchant outillage à l’aide duquel il s’attaquait au diamagnétisme rotatoire. Il avait obtenu deux résultats, ensemble caractéristiques et contestables. Contrairement à son habitude, Laurys ne parut pas bien comprendre. Ses éloges passèrent à côté, son admiration se raccrocha à des tangentes. Trois mois plus tard, il communiquait à l’Académie des Sciences, une découverte capitale et qui n’était autre que la découverte de Langre, mais incontestable, entourée des garanties que donnent les expériences poursuivies avec d’excellents appareils et des matériaux de choix. Effondré, puis fiévreux, et fou d’indignation, Langre protesta avec véhémence.

L’autre, ayant fait une réponse modeste et déférente, répandit des notes anonymes où l’on rappelait les revendications antérieures de Langre et ses démêlés avec les universitaires. En divergeant, la querelle s’obscurcit. Gérard passa pour un esprit chagrin, prompt à l’illusion et accoutumé aux accusations téméraires. Il eut pour défenseurs deux ou trois jeunes hommes obscurs, à qui les revues dominantes étaient closes, et perdit la grande découverte de sa vie comme on perd un héritage. Il ne s’en consola jamais. Devenu vieux, privé d’honneurs, pourvu de cette renommée branlante que vous font quelques hères acrimonieux et quelques solitaires enthousiastes, pauvre, harassé, malade, il rugissait à voir Laurys gorgé de postes, tapissé de décorations et saturé d’une gloire qui promettait d’être immortelle. Cependant le vaincu avait pour lui Georges Meyral, et un tel disciple le remplissait d’orgueil.

– Vous avez bien fait de venir, dit-il après un silence. Ma journée a été pleine d’obsessions sinistres et d’amère hypocondrie.

Il serrait à deux mains la main de Meyral ; ses yeux palpitaient, ardents, creux et lamentables.

– Je suis si las et si seul ! bégaya-t-il avec une sorte de honte. Par moments, au crépuscule, je sentais passer sur mon front ce vent d’imbécillité dont parlait Baudelaire.

Meyral le regardait avec sollicitude :

– Et moi aussi, j’ai été anormal, riposta-t-il… Comme si j’avais trop pris de café. Ma bonne s’est montrée particulièrement excitable : elle soliloquait. Enfin, ce soir, la foule avait une allure orageuse…

Il vit Le Temps qui traînait sur une table et s’en empara :

– Excusez-moi, grand ami.

Dépliant l’ample feuille, il fourrageait à travers les colonnes.

– Tenez… l’agitation humaine s’est accrue ; les suicides, la folie, le meurtre. Hier, déjà, c’était sensible.

Gérard, impressionné, se pencha sur la gazette. Il y eut un court silence, émouvant.

– Vous ne parlez pas à la légère, fit le vieil homme. Qu’est-ce que vous pensez ?

– Je pense qu’il se passe des choses insolites sur ce coin de la planète ! Vous êtes-vous regardé dans une glace ?

– Dans une glace ! fit Langre, surpris. Ce matin peut-être, pour démêler mes cheveux.

– Vous n’avez rien remarqué ?

– Rien. Il est vrai que je me regarde distraitement.

Meyral, soulevant une des deux lampes à pétrole qui éclairaient la chambre, la porta devant une glace :

– Voyez.

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