La lumière serait-elle malade ?

Langre considéra son image avec l’attention précise d’un expérimentateur.

– Ah ! diable ! grommela-t-il. Il y a là des zones…

– N’est-ce pas ? La lumière a quelque chose. Depuis quand, je l’ignore… C’est tout à l’heure, au moment où je venais de revêtir un costume de sortie, que je m’en suis aperçu.

– Avez-vous fait les vérifications utiles ?

– Je me suis borné à vérifier le phénomène tel quel… je l’ai même vérifié en route, devant la chemiserie Revelle.

Les deux hommes méditaient, avec cet air brumeux et presque abruti des savants qu’absorbe une conjecture.

– Si la lumière est malade, reprit enfin Langre, il faudra savoir ce qu’elle a !

Il se dirigea vers une table, où l’on discernait un attirail d’appareils optiques : prismes, lentilles, plaques de verre, de quartz, de tourmaline, de spath d’Islande ; nicols, spectroscopes, miroirs, polariscopes…

Langre et Meyral prirent chacun une plaque de verre, afin de vérifier si la lumière réfractée confirmait l’anomalie signalée par la lumière réfléchie. Rien ne se décela d’abord. Il fallut un moment pour que Gérard, puis Georges, crussent remarquer quelque nébulosité sur les bords des images. Ils recoururent à des piles de plaques : la nébulosité s’accusa, les contours de l’image s’irisèrent, finement :

– Faible anomalie, marmonna Langre. Il fallait s’y attendre, puisque les milieux réfractés de l’œil ne nous avertissent point.

Meyral collait un fil noir sur une des plaques. Après avoir diversement orienté les lames, il remarqua :

Une double réfraction est perceptible, mais l’indice extraordinaire diffère à peine de l’indice ordinaire – et comme il n’y a pas trace d’axe, je suppose que chacun des rayons suit les lois de Descartes.

– Pas d’axe ! grommela Langre. Pas d’axe ! C’est absurde, mon petit !

Il baissait les sourcils, agacé.

– Rien ne permet de supposer un axe. Quelque orientation que j’essaie, les images demeurent immuables.

– Alors, il faudrait imaginer une double réfraction en milieu isotrope ? C’est de la démence.

– Oui, provisoirement, c’est de la démence, convint Meyral.

Gérard remua la pile de glaces avec humeur. Son œil demeuré perçant, ressemblait à un œil de rapace. Enfin, ayant à plusieurs reprises vérifié la distance des images à l’aide de projections micrométriques :

– C’est fou ! C’est fou ! gémit-il. Les deux rayons suivent les lois de Descartes.

Il atteignit furieusement une plaque de spath d’Islande et la posa sur une brochure. Une immense consternation lui contracta le visage ; ses mains s’élevèrent vers le plafond :

– Il y a quatre images !

– Quatre images !

Ils demeuraient là, béants, dans un silence où se mêlaient la curiosité, l’ahurissement et la consternation.

Ce fut Gérard qui reprit la parole.

– Notre étonnement est stupide ! La deuxième expérience est la démonstration d’une logique dans l’extravagant. Puisque le verre donne deux images, fatalement le spath doit en donner quatre.

– Toutes les images actuelles devraient nous paraître doubles, nota Georges. Sans doute, la différence des indices est trop faible pour que la rétine nous renseigne.

– Et puis, nos fâcheux pouvoirs d’accommodation ! grogna l’autre.

Ce disant, il dirigeait un faisceau de rayons parallèles sur un prisme de flint glass, tandis que Georges recevait le « spectre » sur un écran :

– L’empiétement est visible. Le rouge s’étend sur l’orangé… le jaune s’étend sur le vert. Tout se passe comme si l’on superposait imparfaitement deux spectres à peu près identiques.

Cependant Meyral s’était approché d’un appareil de polarisation rotatoire ; il darda un faisceau de rayons rouges.

– Pas besoin de vous demander le résultat ? s’écria le vieil homme. Vous n’arrivez pas à en obtenir l’extinction…

– C’est exact.

– Ergo, la lumière est positivement dédoublée sur tout le parcours du spectre… Et ce n’est pas un phénomène de réfraction !

– Non, acquiesça pensivement Georges, ce n’est pas un phénomène de réfraction. Chaque rayon semble vivre une vie indépendante, se réfractant et se polarisant à peu près de la même manière que son rayon jumeau. Il y a une légère, une très légère inégalité au point de départ, c’est-à-dire dans les indices normaux de réfraction, mais jusqu’à présent, nous ne constatons aucune autre dissemblance. C’est un mystère terrible.

– C’est un épouvantable mystère, une négation intolérable de toute notre expérience, et je n’entrevois pas même l’ombre d’une explication. Car, enfin, le problème est celui-ci : étant donné une lumière, supposons qu’elle se dédouble sans faire intervenir la réfraction ou la réflexion, sans recourir à une polarisation. Nous sommes en pleine aberration.

– Remarquons pourtant, suggéra timidement Meyral, que, dans son ensemble, l’intensité de la lumière semble avoir décru. Donc, la lumière se serait dédoublée, mais affaiblie. Le dédoublement, par suite, aurait pu se faire aux dépens d’une partie de l’énergie lumineuse disponible.

– Et qu’est-ce que cela expliquerait ? cria Gérard d’un ton agressif.

– Rien ! concéda le jeune homme. Du moins, cela tend à sauver les principes de conservation.

– Dans l’espèce, je me fiche des principes de conservation ! Ils me gêneraient plutôt… Je préfère l’idée d’une intervention énergétique extérieure, coupable de la maladie de la lumière. Au moins pourrais-je espérer pincer l’énergie perturbatrice au demi-cercle. Tandis que, s’il y a déperdition…

– Pourquoi la déperdition serait-elle insaisissable ? On peut bien retrouver un résidu !… Et la déperdition n’est pas non plus la négation d’une intervention extérieure.

– Bah ! Toute hypothèse apparaît puérile. Expérimentalement, nous avons à peine effleuré le problème… Ce qui arrive est tellement grandiose que j’ai honte d’avoir ergoté. Travaillons !

– Travaillons ! accepta Georges avec une exaltation égale à celle du vieil homme.

Ils se rapprochaient de la grande table pour reprendre leurs expériences, lorsqu’un aigre coup de timbre retentit dans le corridor :

– Le téléphone !… À cette heure ! Quel primate peut avoir quelque chose à me dire ?

Et Langre se dirigea vers l’appareil avec un regard rancuneux.

– Allô ! Qui est là ?

– Moi… Sabine. Viens vite. Il a un dangereux accès de neurasthénie… Il est presque fou !

Le récepteur dénonçait une voix de détresse qui fit blêmir le physicien. Il ne s’attarda pas à demander des explications :

– Il faut fuir, prendre une auto et te faire conduire ici.

– C’est impossible. Il m’a enfermée avec les enfants… Seul tu peux agir. Il n’écoutera que toi…

– Eh bien, j’arrive !

Langre laissa retomber le cornet du récepteur et se précipita dans son laboratoire.

– Ma fille m’appelle, clama-t-il. Ce misérable Pierre devient fou ! Attendez-moi ici.

– Je préfère vous accompagner. Vous aurez peut-être besoin d’aide.

Langre n’accepta pas tout de suite. Comme il arrive aux émotifs, son inquiétude devenait brusquement intolérable ; il était pris de vertige. Ce fut court.

– Oui, venez, fit-il. Il a une espèce d’amitié pour vous. À nous deux, nous le calmerons.

Il ajouta, pensif :

– Il n’est pourtant pas dément ?

– Il peut l’être ce soir !…

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