Chapitre VI

Quand Meyral s’éveilla, le grand jour pénétrait dans le laboratoire. Tout de suite, malgré un reste de fatigue, le jeune homme ressentit un grand bien-être. La lumière qui inondait la salle était presque semblable à la lumière des beaux matins de printemps. Sans doute, demeurait-elle confusément crépusculaire, mais combien différente de la sinistre lumière des jours précédents.

Dès qu’il fut debout, Georges se jeta vers les appareils. Il poussa un cri comme il en poussait aux jours de l’adolescence quand la matinée s’annonçait joyeuse : la plus grande partie de la zone bleue avait reparu.

– La réaction est plus rapide que l’action ! fit-il en se frottant les paumes. Avant midi nous atteindrons l’indigo.

Ce premier mouvement, qui d’ailleurs dura à peine une minute, fut si impétueux, qu’il en oubliait le péril de ses amis ; la vue des corps étendus ne lui suggérait que des idées de sommeil… Puis, son cœur se serra. Ressaisi par la crainte, il se dirigea vers Langre. Le vieillard gardait la position qu’il avait la veille, mais coup sur coup, Georges constata des changements capitaux ; le souffle était revenu, le cœur battait faiblement et le pouls même, lent à la vérité, devenait sensible. Il en fut de même pour les enfants, Sabine, les servantes. Néanmoins, le sommeil demeurait profond.

– Sauvés !… ils sont sauvés ! s’affirma Meyral avec un tressaillement de bonheur.

Dans ces minutes délicieuses, le doute parut impossible. Georges jeta un long regard sur le Luxembourg saturé de lumière et goûta le jeune matin avec une âme d’enfant. Il convint avec soi-même qu’il attendrait deux heures encore avant de les réveiller, plein du sentiment que, dans cette circonstance, il fallait laisser agir la nature.

Comme la veille, un terrible appétit lui creusait l’estomac ; il dévora des biscuits, du pain dur et du chocolat avec sensualité. La saveur des mets semblait renouvelée, plus fine ensemble et plus intense.

– C’est le meilleur repas de ma vie ! murmurait-il dans une griserie légère. Ce vieux pain est incomparable et l’arôme du chocolat plus doux que le parfum des aubépines, des lilas et des prairies qu’on fauche.

Il travailla d’enthousiasme, variant et subtilisant les expériences, accumulant les notes. Quand onze heures sonnèrent à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, il sursauta : Fallait-il intervenir ou attendre encore ? Incontestablement, l’état des dormeurs continuait à s’améliorer. Le pouls de Sabine et celui des enfants était presque normal ; celui de Langre s’accélérait, de même que celui des servantes. Tous respiraient pleinement.

Par ailleurs, la température montait ; depuis une heure, elle avait franchi le zéro ; elle approchait de quatre degrés. La machine de Holtz donnait des étincelles de huit centimètres. Les rayons bleus avaient reparu dans leur intégrité : la zone indigo était amorcée…

– Du feu ? grommela Meyral.

Il frotta une allumette et devint pâle ; le feu était là, le feu sacré, le feu sauveur !… Quel saisissement de le voir ramper au milieu du chétif morceau de bois. Meyral en oubliait sa science, il redevenait la créature naïve qui voit dans la flamme une divinité. Il alla prendre dans la cuisine un fagot de bûchettes et du charbon. Quelques minutes plus tard, le feu ronflait.

Puis la chaleur commença de répandre ses ondes. Avant midi, le thermomètre marquait seize degrés… Réflexion faite, Georges avait jugé qu’aucune intervention ne vaudrait pour ses amis la montée graduelle de la température. Il attendit, allant de l’un à l’autre, scrutant les visages ou tâtant les poignets. Peu à peu, le visage pâle des enfants et de Sabine se colorait.

Ce fut la petite Marthe qui fit le premier mouvement : son bras droit tentait de rejeter les couvertures, devenues trop lourdes… Puis, elle eut un soupir et, après quelques battements, ses paupières s’entr’ouvrirent :

– Marthe ! cria gaiement Meyral.

– J’ai chaud ! répondit l’enfant.

Ses yeux bleus regardaient Georges, vaguement d’abord :

– Maman ! appela-t-elle.

Sabine eut un tressaillement. Un vague sourire passa sur son visage argenté :

– Sabine ! dit le jeune homme.

Les grands yeux s’ouvrirent comme des fleurs merveilleuses ; Sabine, à demi plongée dans le songe, continuait à sourire.

C’était l’épisode ravissant de la résurrection ; l’immense douceur des races rajeunies remplissait la poitrine de Georges.

– J’ai dormi ? demandait Sabine en considérant avec surprise le mobilier cabalistique du laboratoire.

– Vous avez tous dormi ! répondit Meyral.

Soudain, elle eut un tressaut, l’épouvante fit trembler son visage ; elle se souvenait :

– Nous allons mourir !

– Nous allons vivre !

Elle dressa la tête, elle vit la petite Marthe qui tournait vers elle sa face joyeuse et innocente.

– Sommes-nous donc sauvés ?

– Nous sommes ressuscités ! La lumière créatrice a triomphé des ténèbres éternelles… Regardez le soleil, Sabine. Dans peu d’heures, il sera redevenu le grand soleil de notre enfance.

Sabine se tourna vers la fenêtre, elle vit l’étendue rassasiée de clarté, le ciel qui commençait à reprendre la teinte dont les générations nuancèrent leurs plus beaux rêves :

– La vie ! soupira-t-elle, tandis que des larmes d’extase luisaient à ses cils.

Puis, elle devint rouge ; elle n’osait plus regarder Meyral. Il se détourna et Sabine, se souvenant qu’elle n’était pas dévêtue, souleva les couvertures et apparut dans le costume sombre qu’elle avait mis l’avant-veille, en signe de deuil.

Quand elle fut debout, quelque inquiétude rentra dans son âme… Sabine appela Langre et son petit garçon. La tête blonde et la tête blanche tressaillirent.

– Laissez-les se réveiller d’eux-mêmes… cela vaudra mieux ! conseilla Meyral.

Elle acquiesça, elle emporta Marthe jusqu’à l’une des fenêtres.

Le Luxembourg fut le jardin de sa jeunesse ; tout palpitait comme au temps où le passé et l’avenir se confondaient dans un même songe… Lorsqu’elle se retourna, elle vit Georges qui la considérait avec humilité. Et ils furent pareils à l’Homme et à la Femme, au pays des Sept Fleuves, pendant qu’Agni dévorait la chair sèche des arbres et que les troupeaux clairs paissaient sur les collines…

– Où suis-je ? demanda une voix grave.

Gérard venait de s’éveiller. Une stupeur embrumait sa cervelle. Sa vieille âme avait peine à jaillir du néant ; hagarde, elle cherchait à se coordonner.

– Le laboratoire ?… Sabine… Georges…

Il poussa une longue plainte ; les idées commençaient à prendre forme :

– Est-ce le dernier jour ?

– C’est la vie nouvelle ! répondit Meyral.

D’un geste violent, Langre rejeta ses couvertures ; son humeur combative et fougueuse émergea de la brune :

– Quelle vie nouvelle ? demanda-t-il. La lumière…

– La lumière est victorieuse !

Les prunelles de Gérard brasillèrent sous les sourcils broussailleux.

– Ne me donne pas de faux espoir, mon Georges, s’exclama-t-il. Les rayons verts ont-ils reparu ?

– Les rayons verts, les rayons bleus et même la plupart des rayons indigo…

– Le soleil ! fit la voix claire de Sabine.

Successivement les servantes et le petit Robert s’étaient réveillés. Langre contemplait avec ravissement la clarté qui ruisselait par les vitres ; il bégaya :

– Depuis quand remonte-t-elle ?

– Depuis trente-six heures.

– Alors nous sommes endormis depuis…

– Depuis près de deux jours.

– Et toi ! murmura le vieux physicien avec une sourde colère, tu as donc assisté à sa résurrection. Tu as vu renaître le monde ! Pourquoi ne m’avoir pas éveillé ?

– C’était impossible.

Langre demeura pensif et mélancolique. Il éprouvait une déception amère ; il était jaloux. Puis, l’allégresse domina. Ses vieilles veines charrièrent l’espérance : sur la terre renouvelée, il allait vivre des jours glorieux et connaître enfin la justice.

– Debout ! cria-t-il. Il ne faut pas perdre une seule de ces minutes magnifiques…

Et se jetant sur les appareils comme un loup sur sa proie, il se livra à des recherches hâtives ; il parcourut avidement les notes de Meyral :

– Ah ! soupirait-il par intervalles… c’est trop grand… c’est trop beau.

Cependant, Catherine préparait du chocolat. Selon le désir de Langre, on prit ce premier déjeuner dans le laboratoire. Quand parut le liquide fumant, il y eut une minute d’enthousiasme. Le vieux savant lui-même s’arrêta dans son labeur pour participer à la communion, et l’humble repas fut une fête incomparable…

– Hé là ! criait Langre en riant, il faut ménager les provisions !

– Nous manquerons peut-être de viande, riposta Georges, mais ni de farine, ni de sucre, de café ou de chocolat… La pauvre humanité doit être décimée… et ses réserves sont intactes.

Une ombre passa sur les béatitudes. Sabine songeait à la dépouille de Vérannes, étendue dans une chambre voisine.

– Des centaines de millions de nos semblables ont dû succomber ! fit le vieillard d’une voix nerveuse.

Depuis quelque temps, une rumeur croissait dans les rues. On entendait ce bruit de ressac que font les clameurs d’une multitude… Soudain, une coupetée de cloches… Hésitante d’abord, elle s’enfla, elle se multiplia : Saint-Jacques-du-Haut-Pas sonnait à grandes volées les pâques du genre humain.

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