Des êtres qui se dépersonnalisent

– Eh bien ? demanda Langre, l’œil fixé sur ses petits-enfants.

– Attendons ! répliqua Meyral, presque avec insouciance. Le mystère nous domine tellement, qu’il n’y a qu’à répéter les antiques paroles : Pater in manus… L’heure est charmante et l’espérance nous dorlote !

Ils prirent le premier déjeuner sur la terrasse, dans une intimité lumineuse.

– Je vais jusqu’à l’Yonne, dit alors Georges, qui avait son idée.

Depuis trois semaines, il n’avait plus fait seul une promenade de quelque étendue.

Au sortir des jardins, il sentit ce besoin de retourner à la maison qu’il connaissait par expérience. Il n’y céda point : il descendit la rue qui menait vers la rivière. À mesure, un malaise s’emparait de tout son être.

C’était comme si des fils élastiques le tiraient en arrière. Plus il avançait, plus cette traction devenait forte. En même temps, il avait la sensation de la présence et des actes de ceux qu’il venait de quitter. Il assistait, avec quelque imprécision, aux déplacements de Langre, de Sabine, des enfants, des domestiques, même des animaux. Arrivé près de l’Yonne, il s’arrêta, pour mieux analyser l’état de ses nerfs.

L’arrêt rendait la traction moins pénible : elle s’exerçait sur toute la peau, sur les muscles, et aussi dans le crâne et la poitrine. Seulement, tandis que la partie du corps tournée vers la demeure subissait une sorte de refroidissement, la partie tournée vers la rivière se contractait avec un sentiment de chaleur.

Georges chercha à définir les mouvements de ses amis. Chacun de ces mouvements donnait lieu soit à une traction, soit à une détente. Pour délicates qu’elles fussent, ces perceptions semblaient grossières, à côté d’autres qui n’avaient aucun rapport avec les données habituelles des sens et qui, pourtant, n’étaient pas purement psychiques… Il devinait que Langre reprenait des expériences ; il savait que les enfants jouaient devant le grand perron, avec le chien Chivat, et que le jardinier cueillait des fruits. La façon dont il savait tout cela n’était ni tactile, ni auditive, ni visuelle… Il le savait, voilà tout. Et si, par exemple, il s’émouvait à l’idée que Césarine peignait la grande chevelure de Sabine, c’est parce que l’image visuelle se superposait à la sensation inconnue, à peu près comme elle se fût superposée à une lecture ou à une rêverie.

– En somme, conclut-il, une part de leur vie est liée directement à la mienne. Toutefois, je ne lis pas dans leur pensée

Il inscrivit quelques notes sur son carnet et reprit sa route. Ce fut pénible, puis douloureux. De minute en minute, la difficulté s’aggravait. Quand Meyral, ayant dépassé l’îlot, fut en vue de l’aqueduc, la marche devint épuisante : c’était comme s’il avait traîné un chariot ; de grosses gouttes de sueur coulaient dans sa nuque. En même temps, une souffrance aiguë envahissait tout le corps ; les tempes étaient comme pressées par des plaques de bois ; le cœur haletait ; des brûlures lancinaient les poumons.

Il savait que ses peines se répercutaient là-bas, moindres cependant, réparties, diluées.

Jusqu’à l’aqueduc, il persévéra. Enfin, la fatigue devenant intolérable, et se sentant à bout de forces, il s’arrêta :

– Inutile de pousser plus loin l’expérience !

Le soulagement musculaire fut instantané : il n’y avait plus qu’une tension, agaçante, mais supportable. La douleur aussi décrut ; elle prit une sorte d’allure statique : plus d’élancements, mais un mal de tête continu, une sorte de névralgie intercostale et une sensation de brûlure dans les membres.

Lorsqu’il retourna vers le village, ce fut presque du bien-être. Il marchait avec une facilité extraordinaire ; son poids avait diminué. À la hauteur de l’île, il prit un temps de galop et constata une vitesse supérieure à celle qu’il atteignait au temps où il s’entraînait à la course. Parallèlement, la douleur s’effaçait. Dès qu’il eut dépassé le tournant, elle disparut.

Il atteignit enfin l’endroit où il s’était arrêté la première fois. Sa marche redevenait normale et quand il reprit le galop, il n’obtint qu’une vitesse ordinaire.

– Votre absence nous a été tout à fait désagréable, s’exclama Langre quand Georges pénétra dans le laboratoire.

– Bien moins qu’à moi-même ! riposta le jeune homme. Vous me manquiez tous à la fois. Je subissais une impression d’ensemble : chacun de vous ne supportait qu’une impression de détail. Et puis, je faisais un effort énorme, tandis que vous demeuriez relativement passifs.

Ils tombèrent dans une rêverie profonde, puis Gérard dit avec exaltation :

– Je sais parfaitement par où vous avez passé, et où vous avez fait halte.

– Je sais tout ce que vous avez fait pendant mon absence !

– Si je n’étais en proie au plus absurde optimisme, je serais saisi d’horreur. Car tout se passe comme si nous étions devenus une sorte d’être unique.

– Est-ce si effrayant ? chuchota Meyral.

– C’est affreux. Il suffirait que cela continue pour que nous fissions partie de la même personnalité que notre jardinier… notre chien… notre âne… et les oiseaux de la basse-cour…

– De la même personnalité, oui ! acquiesça Meyral. Il est certain que nous sommes liés les uns aux autres d’une manière étrangement organique. Est-ce qu’une énergie quelconque resserre peu à peu le lien lâche qui rattache les êtres en temps ordinaire – et alors c’est un simple phénomène d’interaction… ou bien, sont-ce des connexions vivantes qui se forment entre nous… ou encore sommes-nous pris dans…

Il s’interrompit et regarda Langre. À travers son optimisme, ce fut le même lancinement qui l’avait saisi naguère, pendant que le médecin auscultait les enfants.

– Oui, acheva Langre, nous sommes pris dans un piège immense… Nous sommes saisis par une autre vie !

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