Chapitre VIII

Un matin, pendant qu’elle faisait sa toilette, Sabine remarqua des taches sur son bras et sur sa poitrine. C’étaient des taches très pâles, à peine teintées de brun. Quoique leur forme fût assez irrégulière, leurs contours se composaient de lignes courbes. Sabine les considérait avec plus d’étonnement que de crainte, et cherchait à les définir. Elle n’y parvenait point. Tout au plus rappelaient-elles, confusément, des ecchymoses légères.

Tandis qu’elle réfléchissait, la femme de chambre Césarine parut avec Marthe et Robert :

– Regardez donc, Madame, dit-elle. C’est singulier.

Sabine examina les enfants : les mêmes taches se montraient sur les corps frais, mais plus visibles et s’étendant au ventre. Alors, une petite anxiété envahit l’âme de la mère.

– Et vous, Césarine ?

La chambrière déboutonna son corsage. Elle avait la peau plus foncée que celle de Sabine et des enfants, plus dure aussi : il fallut un moment pour y découvrir les taches caractéristiques.

– Les enfants n’ont ressenti aucun malaise ?

– Non, Madame.

– Et vous ?

– Moi non plus.

– Voilà qui est surprenant ! fit la jeune femme.

L’anxiété allait et venait, mais cette grande joie, qui semblait répandue comme un élixir, empêchait Sabine d’être positivement émue :

– Il faut consulter mon père, se dit-elle.

Et, s’enveloppant d’un peignoir, elle alla trouver le vieillard avec Marthe et Robert.

Matinal comme la plupart des vieux hommes, Langre était au laboratoire. En temps ordinaire, il se fût inquiété de voir Sabine paraître à cette heure avec les deux enfants. À peine s’il s’étonna :

– Hannibal ad portas ! fit-il avec un sourire.

Quand il eut examiné Marthe et Robert, il devint grave :

– Pour le moins insolite ! marmonna-t-il. Et tu dis que toi-même…

Sabine leva la manche flottante de son peignoir. Les taches, rares sur l’avant-bras, se multipliaient à partir du coude. Au toucher, elles ne donnaient aucune impression : la peau demeurait unie et lisse. À la vue, elles se décelaient d’abord uniformes, mais un court examen montrait des stries, des points, des figures confuses.

Langre prit une loupe et les contours révélèrent une certaine régularité : ils formaient des triangles, des quadrangles, des pentagones et des hexagones « sphériques ». Les détails extérieurs se précisèrent. Les points devenaient des ellipses, les stries étaient approximativement parallèles, les figures avaient de l’analogie avec la forme générale des taches ; on percevait aussi un certain nombre de fines surfaces pâles.

– Je me suis jadis occupé de médecine… et je n’ai rien vu de semblable, déclara Gérard… non, rien !

Pendant quelques minutes encore, il épia la poitrine du petit Robert, chez qui le phénomène se manifestait plus intense.

– Et moi ?

Ayant retroussé sa manche de chemise – le temps était trop chaud pour travailler en veston – il ne vit rien. Sabine, toutefois, crut remarquer des taches : la loupe les dessina avec précision. Elles comportaient, plus indécises, les particularités déjà observées. D’évidence, l’imprécision de l’ensemble et les détails devaient tenir à la couleur brune et à la texture cornée de la peau.

– Je l’avais bien dit, fit Langre d’une voix assombrie. Le drame planétaire continue.

Pour la première fois depuis maintes semaines, il sentit renaître cette humeur pessimiste qui doublait l’amertume des vicissitudes. Le cœur lui pesa comme un boulet :

– Cependant, s’exclama-t-il, nous n’avons, que je sache, ressenti aucun malaise.

– Aucun ! répliqua Sabine. Jamais les enfants ne se sont mieux portés.

Meyral entra dans le laboratoire.

– Vous parlez des taches ? demanda-t-il. Je les avais notées hier soir, au moment de me coucher, sans y attacher grande importance : il n’y en avait alors que six ou sept. Elles se sont multipliées pendant la nuit.

– Et vous n’êtes pas soucieux ?

Georges leva les bras d’un air perplexe :

– Il ne semble pas, dit-il. J’ai essayé de l’être – je n’ai découvert au fond de moi que de la curiosité. Et de vous savoir tous pleins de vigueur… vraiment ! je ne vois aucun motif d’inquiétude.

Peut-être bluffait-il, à cause des autres, mais à peine. Ses paroles firent évanouir l’anxiété que l’attitude de Langre avait éveillée chez Sabine.

– Je ne demande pas mieux, acquiesça le vieux homme. Et même, si j’étais sûr que cela dût rester inoffensif, je m’en réjouirais. Qui sait si nous n’apprendrons pas enfin quelque chose !

Il souriait. La manie scientifique effaçait la crainte de l’inconnu :

– Pour plus de sûreté, faisons venir le médecin, conclut-il.

Ce médecin se présentait quelques instants plus tard. Quinquagénaire au masque bourru, au poil dur, les sourcils en brosse à dents, hérissés au-dessus des yeux sardoniques, il souriait d’un seul côté de la bouche :

– Je viens de voir la même particularité chez les Ferrand, dit-il après avoir regardé les bras et la poitrine de Robert.

Il parlait pesamment et avec indifférence :

– Et qu’est-ce ? demanda Langre avec impatience.

– Je l’ignore, Monsieur. Je n’ai jamais rien vu qui y ressemble. Si ce n’est pas une maladie nouvelle, c’est une maladie inconnue en France et je crois dans toute l’Europe. Est-ce d’ailleurs une maladie ? Rien ne le prouve. Ce petit garçon est tout ce qu’on peut imaginer de plus normal. De même, les jeunes Ferrand.

Ce disant, il auscultait la fillette :

– Cette enfant aussi. Alors, je ne sais pas. Je patauge. Ma compétence vaut celle de mon chien, moins peut-être.

Dans le silence qui suivit, on entendit l’heure vibrer à la tour de Saint-Magloire.

– Évidemment, ce n’est pas « ordinaire », ronchonna enfin le médecin. Mais depuis deux mois, qu’est-ce qui est ordinaire ? Moi, j’avoue que je n’ai plus dans la cervelle la moindre petite place pour l’étonnement. Désormais, je trouve tout naturel !

Il bâilla.

– Excusez ! dit-il. Je m’ennuie. Je m’ennuie chaque fois que je sors de chez moi. Si la course est un peu longue, cela devient un supplice. Le bonheur est dans ma bicoque de célibataire, avec ma vieille servante, mon vieux domestique, mon vieux cheval, mon chien, mon chat et mes bêtes. Tous les habitants du village sont logés à la même enseigne…

– Les pigeons ne s’éloignent plus guère du pigeonnier, remarqua Gérard. Même certains oiseaux sauvages se tiennent de plus en plus près de la maison.

– Essayez de vous éloigner ! fit le médecin. Vous m’en direz des nouvelles !

Il prit congé et on le vit qui se dépêchait de rejoindre sa voiture.

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