Chapitre XI

Les communications devenaient de plus en plus lentes et difficiles. Les trains ne circulaient que sur les grandes lignes et ne servaient guère qu’à transporter des vivres, des marchandises, des lettres, des imprimés ; le service des postes fonctionnait erratiquement : la correspondance et les journaux subissaient des retards considérables ou s’égaraient. L’ère de volupté était close. Après une période indifférente, les hommes commençaient à ressentir une lassitude qui les rendait peu propres au travail et prolongeait le temps du sommeil. Cet engourdissement ne cédait qu’aux districts où se développait le carnivorisme.

Là, régnait la fièvre, une excitation meurtrière, une ivresse démente qui croissait jusqu’au paroxysme. Le carnivorisme débutait par une période d’accablement. L’homme ou l’animal atteints grelottaient de froid, demeuraient couchés, dans la position des « méningiteux » et poussaient des gémissements qu’il leur était impossible de réprimer. La température descendait jusqu’à 36°, quelquefois jusqu’à 35°5. Elle remontait brusquement et atteignait 38°, souvent 38°5. C’était la période d’exaltation et de délire. Chez les animaux, elle se caractérisait par des mouvements frénétiques ; chez les hommes, elle donnait surtout lieu à des manies, à des phobies, à la folie des grandeurs ou à la folie des persécutions. Bientôt, la « faim spécifique » manifestée dès le début des crises devenait insupportable.

Dans les terroirs où l’on avait des réserves de viande, le carnivorisme n’existait guère : un repas copieux coupait les crises. Malheureusement, si les provisions végétales étaient surabondantes, les autres s’épuisaient. On n’avait plus de conserves ; le gibier demeurait à peu près introuvable, soit qu’on l’eût anéanti, soit qu’il se fût réfugié dans des lieux inaccessibles aux groupes, car la chasse individuelle était devenue impossible. Quant aux animaux domestiques, à part tels troupeaux sacrifiés depuis longtemps, ils appartenaient tous à quelque groupe ; leur mort entraînait d’affreuses souffrances. Au reste, personne n’eût touché à un animal de sa communauté : les crises carnivores, loin de détruire les liens solidaires, semblaient les rendre plus invincibles. On ne convoitait que la chair des autres groupes.

Un matin, Gérard se sentit accablé. Il avait passé une nuit traversée de rêves fauves et de réveils frémissants. Au réveil, il se plaignit d’un froid intense : il grelottait. En même temps, il était tourmenté par un désir ardent de manger de la viande. D’heure en heure, ce désir devenait plus insupportable.

– Ça y est ! déclara-t-il avec révolte. Je suis atteint de carnivorisme.

Vers midi, Césarine fut à son tour prise de faiblesse et de grelottements. Après le déjeuner, ce fut le tour de la petite Marthe : elle gémissait, elle se réfugiait auprès de Sabine ou de Meyral. Son mal s’aggrava plus rapidement que celui des deux adultes. Elle avait les yeux révulsés, des épouvantes soudaines ; le grelottement s’exagérait jusqu’à la convulsion.

Il était deux heures et demie, lorsque Meyral commanda au jardinier d’atteler l’âne.

– Pourquoi ? demanda Langre.

– Nous allons dans la forêt, répondit le jeune homme.

– Tu dois avoir une idée ! insista le vieillard.

– Je ne sais pas… j’hésite ! Nous verrons là-bas.

Sa physionomie exprimait l’incertitude et une sorte d’appréhension.

Georges donnait des instructions à Catherine, lorsque le jardinier vint annoncer que l’équipage était prêt. Cet équipage se composait de l’âne et d’une charrette légère, quoique assez spacieuse, qui servait à divers usages, mais particulièrement à transporter des provisions. On y installa des sièges pour Langre, Césarine et la petite Marthe.

En tout autre temps, la caravane eût paru étrange et à quelques égards saugrenue. Outre la famille, les servantes, le jardinier et son petit garçon, la charrette était accompagnée par les poules et le coq, par le chien de garde, par trois chats, des lapins, une truie et six gorets, une bande de pigeons, des moineaux, des bouvreuils, des sansonnets, des mésanges, des fauvettes, deux pies, un gros crapaud, une douzaine de grenouilles, deux loirs, un hérisson, quelques souris – mais pas d’insectes ni de crustacés, les animaux non vertébrés ayant échappé à l’emprise mystérieuse ou la subissant d’une manière différente.

La horde, car c’était positivement une horde, traversa les champs déserts et atteignit la lisière de la forêt. La forêt aussi était abandonnée. Ses rares habitants humains, j’entends ceux qui y résidaient à demeure, l’avaient fuie pendant la catastrophe planétaire ou étaient morts. Les immenses richesses « libérées » par le désastre avaient ensuite retenu les fugitifs dans les villes ou dans le village : la forêt n’offrait que sa fortune éternelle, la fortune des temps primitifs que l’homme n’hésite point à abandonner pour les biens sociaux. Les animaux mêmes étaient rares : on les avait rudement pourchassés pour remplacer le bétail englobé par les groupes ; dans le relâchement universel, aucune autorité n’était intervenue. Au reste, les gardes-chasse ayant tous émigré, il ne se serait trouvé personne pour donner à la loi une sanction positive.

– C’est la forêt vierge ! fit rêveusement Sabine.

De-ci de-là, pourtant, quelque bande d’oiseaux sauvages s’évadaient parmi les ramures. C’était généralement un mélange disparate de sansonnets, de rouges-gorges, de verdiers, de ramiers, de geais, de pies, de merles, de faisans, de bouvreuils. On ne les apercevait que de loin : leurs vigilances, si diverses, étaient coalisées. Seuls, des corbeaux et des étourneaux se montraient en hordes homogènes : encore étaient-ils le plus souvent accompagnés d’oiseaux d’autre espèce. Il semblait que ces coalitions eussent donné aux oiseaux des facultés nouvelles. Leur fuite devant la bête humaine avait une allure plus concertée, plus sagace, on pourrait dire plus intellectuelle.

Le roulement de la charrette s’assourdissait sur la route envahie par les herbes sauvages. La végétation était prodigieuse. Personne n’avait rien vu de comparable à cette immense poussée de feuillages, à ces fougères aux allures arborescentes, ces fourrés ténébreux, ces millions de plantes qui, après avoir répandu leurs semences, se remettaient à fleurir.

Malgré l’angoisse de l’heure, Sabine et Georges subissaient la magie du spectacle :

– C’est la sève magnifique des temps primitifs ! chuchota le jeune homme.

De ci de là, la truie et le chien disparaissaient pendant quelques minutes dans un fourré ; Meyral les épiait avec persistance.

Une clairière se montra, où les herbes se livraient des batailles frénétiques. Elle s’élargit ; on vit surgir une maison qu’envahissaient les plantes sauvages, et derrière, des baraquements étranges, des terrains couverts, parfois de véritables cavernes.

– Où sommes-nous ? demanda Langre, qui grelottait plus fort et dont la face était livide.

– Dans la champignonnière des Vernouze, répondit Georges.

Elle avait été créée, cinq ans auparavant, par Mathieu Vernouze et ses deux fils, qui rêvaient une exploitation grandiose et originale des champignons. La plus grande partie de leur fortune s’y était engloutie, mais le succès commençait à les récompenser, lorsque éclata la Catastrophe planétaire. Tous trois y périrent avec la plupart de leurs aides. Depuis, l’immense champignonnière vivait de sa vie propre dans la forêt déserte. Après le cataclysme, elle n’avait tenté personne : elle appartenait à des héritiers lointains, qui ne se hâtaient pas de la revendiquer. Pendant toute la Période Exaltée, elle n’éveilla aucune convoitise. Des biens plus commodes fascinaient les hommes.

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