IX

James fit un tour sur le continent. Il visita docilement les musées, les monuments, les théâtres, les paysages que lui imposait son guide. Il consignait sur un carnet de route la valeur marchande des tableaux célèbres, l’âge des églises, la hauteur des tours, la largeur et la profondeur des fleuves, le tarif des voitures, la population des villes et l’importance des ports.

Ces travaux ne le distrayaient guère.

Il songeait à Evelyn Grovedale pendant que les gardiens des tombeaux ou des temples lui donnaient des renseignements précis sur les héros, les saints, les reliques et l’outillage des cultes. Il y songeait encore pendant que les apothicaires de Poquelin agitaient leurs vastes seringues, que Phèdre aguichait le fils de Thésée ou qu’un cygne traînait l’embarcation du mystérieux Lohengrin.

Même le « t’champaigne » ne parvenait qu’à exalter sa peine. Il termina son voyage à Florence, d’où il revint directement à Londres, aussi mélancolique et plus amoureux qu’il n’en était parti.

Il avait annoncé son retour et l’heure de son arrivée. Un joli brouillard jaune ouatait la ville, à travers lequel on voyait un petit soleil rouge, semblable à un pain à cacheter. Evelyn se trouvait assise auprès d’un feu de wall’s end, charbon bitumineux, lourd et chaud, qui donne des flammes longues, propres à faire naître la rêverie. Elle rêvait, effectivement, pleine de sa jeune grâce triste, tout illuminée de sa grande chevelure, où se mêlaient les nuances des pailles de froment et d’avoine.

Elle semblait moins nerveuse et beaucoup plus résignée. La présence de James ne parut pas autrement lui déplaire. Dans le fait, elle la distrayait presque. Aussi parlèrent-ils, avec monotonie et douceur, de ces choses innocentes qui entretiennent les causeries britanniques. Mais Evelyn demeurait lointaine.

Au moment où il allait se retirer, elle dit :

– Je ne dois pourtant pas abuser de votre bonté… je compte retourner ce soir chez mes parents !

– Cela me ferait beaucoup de peine ! soupira Bluewinkle… Et que leur diriez-vous ?… Il vaudrait mieux que j’habite le premier étage et que vous demeuriez au rez-de-chaussée. Vous ne me verriez pas… à part quelques minutes chaque jour. Je prétexterais des affaires et j’irais prendre mes repas en ville.

– Cela vous gênerait terriblement, dit-elle.

– Pas du tout !… Ce qui nous gênerait l’un et l’autre, tant que nous n’aurons pas pris une résolution définitive, ce serait cette séparation, – incompréhensible pour vos parents et pour tous. Je vous supplie de réfléchir au moins pendant quelques jours…

Elle savait qu’il avait raison. D’avance, elle redoutait les questions candides de sa mère, et surtout le mécontentement de mister Grovedale, qui avait un sens aigu et presque tragique de la respectabilité.

– Puisque vous le voulez… et que cela vous dérange moins que mon départ, dit-elle après avoir regardé pensivement les longues flammes des wall’s end, je resterai ici quelque temps encore.

 

Quinze jours coulèrent. Comme James se levait plus tôt qu’Evelyn, il semblait naturel qu’il prît solitairement le thé, les œufs, le bacon, les toasts et la marmelade d’oranges du premier repas. Il lunchait et dînait dehors.

Pour sauver les apparences, Evelyn lui accordait des entretiens qui se trouvèrent moins désagréables qu’elle ne l’avait appréhendé. Peu à peu, ils en revinrent à causer de leur incroyable aventure. Elle était, à la vérité, la cause de leur séparation, mais elle était aussi un secret passionnant, quelque chose qui rendait leur destinée unique parmi les destinées humaines et les faisait en quelque sorte complices.

Evelyn sentait bien qu’elle aurait pu s’attacher à ce grand garçon candide, généreux et tendre, mais chaque fois qu’elle songeait à la possibilité d’être sa femme elle rougissait à la manière de la comtesse Aimée de Spenssi, dont Barbey dit que « son front, ses joues, son cou… jusqu’à la raie nacrée de ses étincelants cheveux d’or, tout s’infusait, s’inondait d’un vermillon de flamme ».

Evelyn avait maintenant complètement repris ses forces. Elle allait régulièrement voir la bonne mistress Grovedale, la jeune Harriet et le jeune Jack. Jamais sa santé n’avait paru plus solide ; son teint pouvait défier la fraîcheur et l’éclat des teints de babies, – de ces babies éblouissants qui se roulent sur l’herbe émeraudée de Hyde Park ou dans les squares verdoyants de West End.

Brusquement, il lui vint desmalaises. C’était le plus souvent au matin, mais parfois aussi en plein jour, au milieu d’une promenade, d’une lecture ou d’une visite…

Un après-midi, mistress Grovedale, la voyant devenir toute pâle et chanceler, s’agita.

– Vous n’êtes pas bien, pauvre petite chose ! cria-t-elle. Vous devenez pâle comme cette soucoupe.

Elle criait emphatiquement, avec des gestes de moulin à vent. Evelyn avoua ses malaises. Mistress Grovedale, en l’écoutant, passa graduellement de la crainte à l’espérance.

– Darling ! fit-elle d’un air inspiré, je crois qu’il est temps que vous voyiez un médecin… ou peut-être préféreriez-vous une doctoresse ?

Elle souriait presque, – elle avait un air tendre, mystérieux et burlesque.

Voyant qu’Evelyn ne comprenait point, elle haussa les épaules.

– Savez-vous ? dit-elle. Nous irons tout de suite… nous irons chez mistress Tinyrump… c’est à l’autre bout du square. Mistress Tinyrump connaît les maux des ladies… Et oh ! Lord, comme je voudrais…

Elle ne dit pas ce qu’elle voudrait et attira Evelyn sous les rouvres et les hêtres rouges du square, jusqu’à la demeure de mistress Tinyrump.

Cette dame était chez elle. Elle montra des cheveux pareils au poil du renard, un museau de hamster, un sourire affable. Elle interpréta instantanément la télégraphie de mistress Grovedale et interrogea Evelyn, qui, peu à peu, était devenue fort pâle.

Un examen fut jugé nécessaire ; mistress Tinyrump le pratiqua avec minutie ; puis elle secoua la tête d’un air de sibylle, en proférant :

– On ne peut pas être sûre, mistress, on ne peut pas encore !… Mais je jurerais…

Elle baissa la voix pour donner son pronostic, et Evelyn se mit à trembler de tous ses membres.

 

Quand James rentra, le soir, il alla faire sa visite accoutumée. Il vit la jeune femme affaissée dans un fauteuil, le visage brouillé de larmes et les yeux pleins d’un désespoir inexprimable.

– Qu’avez-vous ? demanda-t-il avec sollicitude.

– Oh ! c’est si horrible ! gémit-elle… si horrible !

Elle éclatait en sanglots, la face appuyée sur son bras, et il demeura là, inquiet, étonné et curieux. Comme elle ne répondait pas à ses questions, il prit le parti d’attendre.

Finalement, les sanglots s’apaisèrent. Il y eut un long silence. On n’entendait que le murmure du feu, le son étouffé d’une cloche, le roulement d’un cab dans la rue voisine. Bluewinkle contemplait ce corps flexible, à demi-renversé, les ondes éparses de la chevelure et le cou blanc qu’agitait, par intervalles, un tressaillement.

– Eh bien ? reprit-il avec douceur.

Elle releva la tête. Sa bouche était farouche, sa face hagarde, ses grands yeux pleins d’une flamme de fièvre et de terreur…

Tout à coup, elle dit, d’une voix basse et concentrée :

– J’ai peur… je vais avoir un enfant !

Comme il se penchait, saisi d’une joie obscure, elle cria, dans un délire d’épouvante :

– Un enfant d’une autre femme… un enfant d’un autre monde !…

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