VIII

James l’écoutait avec mélancolie. Il la comprenait, il sentait combien la situation devait lui paraître « shocking », il avait une honte bizarre de lui-même, comme s’il s’était conduit déloyalement avec elle. Tout cela ne faisait qu’accroître son goût pour Evelyn. Ce jeune homme intelligent, mais simple à la manière du « gros tas » britannique, éprouvait des sentiments plus complexes qu’un Parisien averti par des fréquentations raffinées et par des lectures trop subtiles. C’était la faute des circonstances. Rien ne pouvait faire qu’il n’eût adoré ce corps charmant ; rien ne pouvait faire que la séduction de ce corps ne fût « rajeunie ». Et – tentation innocente, mais équivoque, invincible aussi – c’était un grand attrait qu’Evelyn fût ensemble sa femme et une autre femme. On a beau être Anglo-Saxon jusqu’au bout des phalanges, on garde tout de même quelque trace de l’antique instinct des patriarches.

« Enfin ! songeait-il… c’est bien elle que j’ai cru épouser !… Elle m’appartient aussi honnêtement pour le moins que ma fortune ! »

Il était trop gentleman pour faire état de ses droits ; il répondit avec déférence :

– Vous êtes libre. Je suis incapable d’exercer contre vous la moindre contrainte. Mais, après tout, vous ignorez ce que vous penserez et ce que vous sentirez demain… Je respecte votre première impression, qui est noble, mais il n’est pas possible de supprimer les événements : rien ne prouve que la situation ne finira pas par s’imposer à vous… Je suis tout de même votre mari… Et, de toutes les solutions, la plus honorable est que…

Elle l’interrompit d’un geste fiévreux.

– Ce mariage est nul ! Même si je vous aimais, – et je crois que c’est désormais impossible, – jamais je ne vivrais auprès de vous, à moins d’un mariage nouveau !

– Écoutez, reprit-il. Il y a bien des manières d’attendre et d’arranger les choses… Puisque vous ne voulez pas habiter avec moi, vous retournerez chez vos parents, ou vous habiterez seule notre « home »… Je trouverai les prétextes nécessaires. Je ferai des voyages. Mais, ce que je vous demande humblement, c’est de me recevoir quelquefois, en compagnie des vôtres, si vous voulez, ou bien de me rencontrer dans des endroits publics. J’ai absolument besoin « d’essayer ma chance ».

– Et pourquoi voulez-vous essayer votre chance ? demanda-t-elle amèrement.

– Parce que je vous aime…

– Alors, vous n’aimiez pas l’autre ?

– Je veux être sincère : je l’aimais. Mais comprenez-moi bien : je l’aimais comme on aime presque toujours les gens… sans bien la connaître – et avec une certaine horreur, très naturelle, n’est-ce pas ?

– Oui, avoua-t-elle, très naturelle. Seulement, vous me connaissez encore bien moins.

– Eh bien, je ne crois pas. Les détails de votre caractère m’échappent certainement. Mais je sens votre fierté, votre pureté, votre horreur du mensonge. C’est le principal d’une nature morale ! Enfin, quelque chose veut, depuis que les hommes existent, que nous aimions aussi nos semblables pour leur nature physique… Cela vient de plus loin et de plus haut que nous… C’est la loi ! Nous devons l’accepter !

Cette argumentation s’adaptait trop à la mentalité anglaise d’Evelyn pour qu’elle y trouvât à redire. Elle baissa la tête, elle répéta d’un air rêveur :

– Nous devons l’accepter !

Elle reprit :

– Soit. Je ne puis pas refuser de vous revoir quelquefois. Je le ferai par devoir, à condition que cela ne dure pas trop longtemps.

– Vous fixerez vous-même le délai.

– Trois mois vous suffisent-ils ?

– Oui, soupira-t-il, trois mois suffiront…

Un nouveau silence. Bluewinkle s’était levé et regardait par la fenêtre. Il avait le cœur gros. Plus que tout, l’idée qu’Evelyn quitterait le « home » lui était insupportable.

Il finit par dire :

– Vous êtes encore trop faible pour vous déplacer. Voici ce que je propose. Je partirai ce soir même en voyage. La femme de chambre et la cuisinière sont d’excellentes créatures, sur la bonne conduite desquelles vous pouvez faire fond. Votre famille viendra vous voir aussi souvent que vous le désirerez. Ainsi, tout sera correct et confortable !…

« C’est pourtant un gentleman ! »songea Evelyn.

Et elle lui tendit la main. Mais, dès qu’elle toucha les doigts de James, elle devint pourpre : la même honte et la même rancune qu’elle avait si violemment ressenties naguère bouillonnèrent dans sa poitrine.

La petite main se retira vivement ; James sortit de la chambre, pensif et misérable.

*

**

Il fit ses préparatifs de départ et ne revit pas Evelyn de toute la journée. Ce furent des heures lugubres. Il était en proie à ce chagrin immobile, si l’on ose dire, qui ravage si profondément les hommes du Nord. En même temps, il souffrait de ses pensées. Elles eussent été anormales chez n’importe quel homme ; elles étaient intolérables pour un jeune Anglo-Saxon qui a toujours vécu sous le régime d’une discipline morale où l’imprévu même ne suscite guère de contradictions. Il s’effrayait des aspects bizarres que prenaient chacun de ses regrets ou de ses désirs et des nuances dont se revêtaient ses moindres actes. Tout cela s’ajoutait au regret de quitter Evelyn et lui donnait la fièvre. Il avait par moments envie de partir pour l’autre bout du monde, de s’enfoncer dans les déserts blancs du pôle Sud ou dans les déserts sableux de l’Australie torride.

Après le crépuscule, il fit venir une voiture et alla faire ses adieux à sa compagne.

Il la trouva étendue sur une chaise longue, un peu faible encore, mais si fraîche, si « éclairante », avec de si beaux yeux d’enfant, qu’il se sentait chavirer d’amour.

– Farewell ! dit-il. Soyez heureuse.

– Comment pourrai-je l’être ? fit-elle à mi-voix.

Il avait froid au cœur. Il ne pouvait s’empêcher de trouver injuste que cette créature, qui était si fortement de sa race, ne l’aimât point, alors que l’autre, venue des gouffres de l’au-delà, l’avait aimé…

Quand il fut dans le hackney, il se pencha à la portière. Evelyn était là, derrière ces vitres claires…

– Si elle pouvait seulement soulever le rideau !…

Il l’espéra ; il darda vers la croisée un long regard d’appel… Mais rien ne bougea.

Le hackney s’enfonça dans la brume.

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