V

Coleman, qui faisait ses préparatifs de départ, avec l’indifférence du praticien et l’acrimonie du savant déçu, se retourna en haussant les épaules. Mais, dès qu’il eut regardé le cadavre, il dut se rendre à l’évidence.

– Marvellous  ! ronchonna-t-il… Cette femme est une mine d’anomalies !…

Malgré la double lassitude d’une nuit blanche et d’un travail continu, il passa encore une bonne demi-heure à tenter diverses expériences. Elles ne lui apprirent rien :

– Elle est irrémédiablement partie ! réaffirma-t-il. Je reviendrai plus tard ! Pour le moment, j’ai le cerveau épais comme du pudding. Je vous enverrai un interne frais, si vous le désirez.

James Bluewinkle répondit d’un ton bourru :

– Je ne désire rien !

La présence du neurologiste et des autres lui devenait insupportable. S’il avait cédé à son irritation, il les aurait jetés à la porte.

– All right  ! répliqua Coleman, je vous l’enverrai tout de même… vers dix heures du matin. Et bien entendu, vous me reverrez avant midi. Il ne faut pas seulement penser à soi, jeune homme, il faut penser à la science.

James se sentait plein d’un mépris sans borne pour la science et pour les savants. Il s’assit au chevet d’Evelyn et ne s’occupa plus de Percy ni de ses acolytes. Au reste, ils ne tardèrent pas à disparaître.

Pendant une bonne heure, Bluewinkle demeura abîmé dans sa douleur et dans ses remords. Sous son enveloppe musculeuse, il dissimulait une âme sensible et encline à la maladie du scrupule. Non seulement, il exagérait sans mesure les menus torts qu’il avait eus envers Evelyn, mais encore il en ajoutait d’autres, chimériques. Il s’accusait surtout de n’avoir pas su rassurer la jeune femme et plus encore du furieux mouvement de jalousie qui s’était emparé de lui, pendant qu’elle puisait la vie aux veines de David…

– Je l’ai tuée ! sanglotait-il… Elle valait mieux que moi.

À travers le mirage du souvenir, tout ce qui avait paru abominable lui semblait touchant. Pauvre créature ! Douce, craintive, et tendrement soumise, elle se reprochait comme un crime la fatalité farouche qui la condamnait. Elle aurait tant voulu vivre comme les autres !… Quelle pitié il aurait dû avoir d’elle ! Et maintenant !…

– Pardonnez-moi, Evelyn ! chuchota-t-il. Ce n’est pas vous, c’est moi qui ne savais pas ce que je faisais !

Il avait soulevé la main blanche ; il y posa un grand baiser de douleur et de repentir. La petite main était froide, mais singulièrement souple. Du reste, aucun indice de raideur ne se révélait sur le visage. Seule l’immobilité était funèbre. Il parut même au veilleur qu’Evelyn était moins pâle encore que naguère. Il y avait on ne sait quelle esquisse de teinte, quelle aube de rose, sur les joues fines et sur les tempes. À aucun moment Evelyn ne lui avait paru aussi charmante, même aux heures rêveuses où le crépuscule d’été atténuait la lividité de son visage…

Peu à peu, une émotion inconnue se mêla au trouble de James. C’était une oppression légère, la sensation d’un souffle, d’une aura mystérieuse, puis on ne sait quel enveloppement, quel passage de tourbillons impondérables…

– Je ne suis pas seul ! murmura soudain Bluewinkle… Il se passe ici quelque chose de redoutable !

Jamais il n’avait eu un tel sentiment de la vie immense et profonde qui enveloppe les faibles créatures… Grelottant, il était convaincu qu’un événement extraordinaire venait de se produire. D’abord, sa certitude demeura dans le « brouillard sans forme ». James était comme un homme qui entend au loin la rumeur d’une multitude. Elle approche ; on sait qu’elle annonce des événements ; on perçoit des paroles obscures, des plaintes, des menaces, des objurgations… Ainsi James percevait le drame invisible… Soudain, tout se dévoila et, couvrant son visage de ses mains, il balbutiait :

– Evelyn n’est plus morte !

Il vacillait comme un arbre dans la tempête.

*

**

Son agitation dura à peine une minute. Elle fut suivie d’un calme étrange, qui ne manquait pas de douceur. James se remit à contempler Evelyn. Elle était toujours immobile, mais l’aube de rose s’accentuait. Il y avait maintenant sur les joues une lueur comparable à celle de la neige des cimes, au moment où l’Alpenglühn va disparaître. Aucun doute ne se levait dans l’âme de James ; il attendait, avec une foi hypnotique, le réveil de la jeune femme. Déjà, il lui semblait percevoir une vibration des lèvres… Et il n’éprouva aucun étonnement lorsque le rythme de la respiration souleva la poitrine :

– Evelyn ! appela-t-il d’une voix assourdie.

Elle ne s’éveilla pas tout de suite. Elle semblait dormir d’un sommeil profond et calme… Quand il l’eut appelée plusieurs fois, les sourcils se contractèrent ; elle finit par ouvrir les yeux.

Il fut tout de suite frappé par l’expression de ces yeux – expression particulièrement innocente et même naïve. D’ailleurs, il y avait sur tout le visage quelque chose que James n’avait jamais discerné sur le visage de sa femme.

– Qu’y a-t-il ? balbutia-t-elle.

Elle regardait autour d’elle avec effarement, sans paraître voir Bluewinkle. Mais soudain, un pourpre de pudeur envahit ses joues, elle s’exclama :

– Où suis-je ?… Pourquoi suis-je ici ?… Ma mère !…

Cette voix troublait tendrement James ; il était saisi d’une sorte de honte :

– Ne me reconnaissez-vous pas ? dit-il avec une extrême douceur. Je suis James… votre mari…

– Mon mari ! se récria-t-elle. Je ne suis pas mariée. Oh ! monsieur… si vous êtes un gentleman… faites venir mes parents…

Elle parlait avec une véhémence et une sincérité impressionnantes, et se cachait à demi le visage sous le drap. James se sentait positivement comme un étranger : le respect de sa race pour la pudeur des femmes le remplissait d’un sentiment de gêne insupportable.

– Ma chérie, reprit-il, il y a trois mois que nous avons été unis par le vicaire de Saint-Georges. Sûrement, vous ne l’avez pas oublié…

Elle ne répondit pas. Son front se contractait, son regard était devenu intérieur. Puis elle chuchota :

– C’est étrange !… Je vous reconnais et cependant je suis sûre de ne vous avoir jamais rencontré… et puis… je vous vois… oh ! quel rêve… quel rêve affreux !

Rien ne pouvait plus surprendre Bluewinkle : il était littéralement adapté au fantastique. Et il demanda, comme il aurait demandé la chose la plus simple :

– Êtes-vous la véritable Evelyn Grovedale ?

– Si je suis la vraie Evelyn ? fit-elle avec stupeur… Et qui donc serais-je ?

– Je ne sais pas… je ne peux pas savoir !… Je suppose que vous êtes Evelyn… Mais avez-vous un souvenir quelconque de ce qui vous est arrivé depuis… six mois ?…

D’abord la stupeur de la jeune femme parut s’accroître, puis son front se creusa ; un frémissement de terreur lui secoua tout le corps :

– Six mois ? murmura-t-elle… Y a-t-il six mois ? Je l’ignore… Mais je me souviens maintenant… j’ai été absente… très loin… dans un endroit effrayant…

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