VI

Ces paroles bouleversèrent James et le remplirent d’une curiosité frénétique. Elles étaient pour ainsi dire « au centre de l’énigme ». Qu’elles exprimassent une réalité ou une illusion, elles se rattachaient, avec une intensité saisissante, au destin d’Evelyn et au destin de James.

– Pardonnez-moi, dit-il d’une voix ensemble rauque et douce, si je vous fatigue ou si je vous tourmente… Mais c’est mon devoir de vous interroger. Votre avenir et votre bonheur sont en jeu. Tout ce que vous diriez à d’autres qu’à moi, même à votre mère, paraîtrait si étrange et si incroyable que votre liberté serait immanquablement menacée. Personne ne sera disposé à vous croire. Moi seul suis capable de vous juger avec indulgence, avec confiance, avec le plus ardent désir de connaître la vérité. Aussi, je vous supplie de souffrir ma présence, pendant le temps utile et de me répondre sans réticence. C’est indispensable !…

Elle l’écoutait, grave et mélancolique, rassurée par son accent et par son regard :

– Je veux bien ! dit-elle avec un léger frisson…

Il réfléchit. Son exaltation se disciplinait ; il avait repris cet empire sur soi-même que les Anglo-Saxons ont presque au même degré que les Nippons, et il mêlait à un mysticisme amplement justifié par les circonstances, l’esprit méthodique de sa race.

– Vous dites que vous ne me connaissez pas, reprit-il avec sang-froid. En êtes-vous bien sûre ?

– Tout à fait sûre, répondit-elle.

Elle aussi s’efforçait d’être calme ; ses lèvres tremblantes trahissaient son agitation.

– Par conséquent, vous n’admettez pas que nous nous sommes mariés… vous n’admettez pas que nous avons passé près de trois mois ensemble.

– Je suis absolument certaine du contraire.

Il ouvrit une armoire, en tira une liasse de lettres et une large feuille de papier parchemin.

– Voici des lettres que vous m’avez écrites, dit-il… Voici le certificat de notre mariage.

Elle regarda avidement les lettres, puis le certificat, toute tremblante d’émotion.

– Je reconnais mon écriture ! fit-elle d’une voix étouffée. Je reconnais même le texte des lettres… mais ce n’est pas moi qui les ai écrites !

– Vos parents, vos sœurs, votre frère, vos amis, tout le monde enfin vous affirmera que vous êtes ma femme… tout le monde vous dira que nous avons habité cette maison depuis notre mariage ! Essayez de faire appel à vos souvenirs ; tâchez de regarder au plus profond de vous-même…

Elle eut une sorte de plainte :

– Je vous jure que je n’ai jamais été votre femme.

– Et par conséquent vous ne vous souvenez d’aucun des événements de nos fiançailles ni de notre vie commune ?

– Je me souviens parfaitement des événements de vos fiançailles et de votre vie avec une autre, répondit-elle en devenant alternativement très rouge et très pâle.

– Et comment pouvez-vous vous en souvenir ?

– Je l’ignore. C’est en moi comme un rêve… comme quelque chose à quoi j’aurais participé d’une façon mystérieuse et étrangère… ou plutôt comme quelque chose qui aurait été mêlé à moi, par je ne sais quelle intervention surnaturelle.

De grosses gouttes de sueur couvraient le front de James :

– Alors, reprit-il, vous pouvez voir cette autre personne chez vos parents, devant le vicaire de Saint-Georges et enfin dans cette maison ? Vous savez aussi que j’ai été malade et qu’elle en était cause ? Vous savez qu’elle est devenue malade à son tour et qu’elle a été soignée par le docteur… vous devez connaître le nom du docteur ?

– Le docteur Percy Coleman, dit-elle, dans un souffle.

– By God ! s’exclama-t-il en levant les mains vers le plafond. Est-il possible que vous ayez des souvenirs aussi exacts sur une autre personne, et sur une personne que vous n’avez jamais vue ? Est-ce qu’il ne vous paraît pas infiniment plus naturel de croire que cette personne, c’est vous-même ?

– Plus naturel, peut-être… Contre la vérité, assurément ! s’exclama-t-elle, d’un tel ton de certitude que James en tressauta.

Mais il était résolu à ne tenir aucun compte de ses impressions :

– Pouvez-vous me dire, à peu près, à quelle date se passèrent les derniers événements terrestres dont vous vous souvenez… J’entends les souvenirs qui concernent la vraie Evelyn Grovedale.

Elle réfléchit pendant quelques secondes et répliqua :

– Je ne sais pas au juste si c’est le 27 ou le 28 mars, mais assurément c’est le 28 au plus tard.

James alla prendre un Daily Mail qui traînait sur une table et montrant la date :

– 2 octobre 1903 ! s’exclama-t-elle, stupéfaite.

– Par conséquent, il y a plus de six mois que vous ne savez rien de vous-même… N’est-ce pas absurde ?

Elle haletait. Une lueur de détresse étincelait dans ses yeux dilatés :

– Alors, reprit-elle avec accablement, j’ai été six mois là-bas.

– Mais songez-y bien : votre corps était ici… Tout le monde vous le dira…

Elle demeura éperdue. Une affliction effarée couvrait son charmant visage, et le sillon qui se creusait entre ses sourcils décelait la tension de son esprit.

– C’est terrifiant ! balbutia-t-elle… Mais qu’y faire ?… J’ai donc été absente six mois et mon corps ne m’a pas suivie !

– Et votre corps vivait !

Elle se cacha le visage et poussa un gémissement :

– Pauvre créature que je suis !

– Voyons, murmura James avec la plus vive tendresse, ne pouvez-vous pas me dire vous avez été ?

– Hélas ! soupira-t-elle en tremblant de tous ses membres, je chercherais en vain à vous le dire, je chercherais en vain à vous en donner la moindre idée. Cela ne ressemble à rien de ce que vous connaissez, à rien de ce que connaît mon corps. C’est un endroit épouvantable, où je n’ai pas cessé de souffrir.

– Il y avait d’autres êtres ?

– Il y avait toutes sortes d’êtres.

– Et des êtres humains ?

– Des êtres comme moi.

Une sorte de lueur passa sur le front d’Evelyn :

– Oui… comme moi… comme j’étais là-bas ! Des êtres qui ressemblaient à des créatures humaines et qui cependant étaient différents. Ah ! je pressens maintenant pourquoi mon corps était resté ici.

Il y eut un silence. James sentait qu’il ne devait pas prolonger davantage ce poignant interrogatoire. Dans l’état de faiblesse où était la malade, c’eût été féroce :

– Vous avez besoin, dit-il, de reprendre des forces. Je vais faire appeler un médecin, et je ferai aussi venir vos parents. Toutefois, je voudrais encore vous demander – et, sur mon honneur de gentleman, à cause de vous seule – je voudrais encore vous demander une faveur. Puisque vous savez ce qui s’est passé entre moi et l’autre, vous n’ignorez pas pourquoi j’ai consulté d’abord Coleman… Eh bien ! je voudrais que vous consentiez pendant deux ou trois minutes à appliquer vos lèvres sur ma main et à faire comme vous savez.

Elle hésita, les joues envahies d’un flux rose, puis, touchée par l’attitude respectueuse de Bluewinkle, elle eut un signe d’assentiment…

– Rien… absolument rien ! fit James lorsqu’il retira sa main.

Et examinant les lèvres de la jeune femme, il ajouta avec un long frémissement :

– C’est une autre créature !

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