II

1er juillet.

Nous avons monté aujourd’hui jusqu’au hameau des Plans. La montagne revêt sa grande robe étincelante : les brodeurs éternels la sèment de toutes ces fleurs si vives sur de frêles pédoncules, de toutes ces petites lueurs, de tous ces petits buissons ardents qui trouvent leur heure de gloire sur le flanc âpre du roc, dans les minuscules jardins suspendus faits de la poudre des pierres broyées atome par atome à travers les siècles. Les hêtres montent comme une armée en bataille ; les sapins frémissent tous ensemble, du même mouvement, aux passages de la brise d’été.

Nous nous sommes arrêtés au bord d’un torrent, devant les troupeaux rugissants des ondes. Francesca a franchi le pont et s’est mise à prendre une esquisse légère au fusain.

Ojetti, s’interrompant au milieu de son jardin d’anecdotes, m’a dit :

– Vous êtes pâle et triste. Ne croyez-vous pas pouvoir vous confesser à moi ?

Je l’ai regardé. J’étais sans souffle, je sentais mes artères immobiles dans l’excès de mon inquiétude. Et j’ai répondu :

– Ne pouvez-vous pas deviner ?

– Je ne dois pas deviner. Votre peine n’en sera pas plus dure pour avoir été confiée. N’êtes-vous pas sûr de ma sympathie ?

Alors j’ai parlé tout bas. Il m’a répliqué tendrement :

– Je suis tout entier avec vous. Et j’ai beaucoup d’espérance. Pourtant, je ne voudrais pas peser d’un scrupule sur le destin de Francesca. Car j’ai trop d’autorité sur elle. Voulez-vous lui parler vous-même ?

– Je lui parlerai !

J’étais plein de terreur. Le Mystère était plus profond, les fraîches soldanelles semblaient mortes au bord du gouffre. Dans le moment où j’avançais vers la jeune fille, je sentis s’élever en moi la parole du Grand Maître : « Laissez ici toute espérance ! » Et c’est véritablement à la porte de l’Enfer que je frappais quand je fus arrivé vers l’autre bout de la prairie.

Francesca à mon approche s’arrêta de fusiner. Elle leva son visage et ses yeux encore à demi abstraits par son travail. Je vis qu’elle n’avait aucune idée, ni aucun pressentiment de ce que j’allais lui dire, et je me troublai davantage. Elle s’aperçut de mon trouble ; une ombre inquiète se répandit sur son front.

Je lui parlai, tremblant d’abord, puis je trouvai quelque chaleur pour lui offrir ma vie. À mesure que j’avançais, elle devenait plus pâle. Et quand j’eus fini, elle se tenait devant moi la tête baissée, les mains frémissantes, sa bouche divine contractée par une sorte d’horreur. Elle gardait le silence. Elle semblait ne vouloir ni ne pouvoir faire aucune réponse. Et je repris :

– Vous ai-je offensée ?

Elle répondit avec effort :

– Vous ne m’avez pas offensée.

– Puis-je concevoir quelque espérance ?

– Je ne puis pas vous répondre. Je l’ignore autant que j’ignore tout mon avenir !

Je repris avec découragement et humilité :

– N’est-ce que de l’ignorance ? Ne sentez-vous pas plutôt que je ne puis vous plaire ?

– Je ne sens rien en ce moment, qui soit contre ni pour votre personne…

– Vous êtes mortellement pâle, comme si vous étiez frappée d’horreur…

Elle baissa ses yeux pleins d’ombre.

– Vous vous trompez. Ce n’est pas de l’horreur. C’est de l’épouvante !

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