III

12 juillet.

Chaque fois que je me présente devant Francesca, je vois, passer dans ses yeux le même saisissement. Une rapide pâleur monte sur sa joue et disparaît, la main qu’elle me tend est froide et tremblante. Puis elle se rassure. Je sens son amitié qui revient, et que ma compagnie n’est pas désagréable – du moins lorsque nous sommes trois, que le docteur se tient entre nous. Si nous demeurons en tête-à-tête, Francesca se détourne et regarde au loin. Son malaise est tel que j’en suis pénétré comme d’une atmosphère. Je souffre de sa souffrance. Je romps moi-même la mauvaise influence en m’éloignant et j’éprouve un réel soulagement lorsqu’enfin Ojetti arrive à nous et fait reparaître la clarté sur le visage de sa fille.

Ma peine est mortelle. Elle ronge mes nuits – elle me livre à la pâle insomnie, aux longs rêves sinistres de l’ombre. L’opium seul me défend un peu de l’excès d’angoisse. Et je n’ai contre Francesca aucune colère, aucune révolte. Mon épreuve a quelque chose de divin : c’est un sacrifice. J’accepte. Je suis prêt pour elle à toutes les immolations. Mon amour s’accroît de ma souffrance, non par la contradiction et l’instinct de lutte qui est à la base de tels sentiments, mais parce que ma souffrance est comme une forme plus élevée de l’adoration.

J’ai aussi voulu éviter ma présence à la jeune fille. Ojetti a rendu cette résolution impossible. Il s’est véritablement attaché à moi et, dès que je m’enferme ou me dérobe, il n’a de cesse qu’il ne m’ait ramené. L’autre jour, j’étais parti seul à travers la montagne. Je rêvassais tristement à la lisière d’une hêtraie, lorsque j’ai vu venir le docteur et Francesca. Le bon carbonaro était tout triste ; il s’est répandu en plaintes. Dans l’animation du discours, il s’est oublié jusqu’à dire :

– Dis-lui, Francesca, qu’il est notre seule consolation dans l’exil, dis-lui que sa présence est notre joie !

Francesca, pâle comme le glacier lointain, a murmuré d’une voix plaintive :

– Je vous prie, pour mon père !…

17 juillet.

Il est arrivé un petit carbonaro milanais. Il est vif et gentil comme Arlequin, avec de beaux yeux qui jouent dans son visage, tels de prestes diamants noirs, un sourire qui lui gagne tout le monde, de légers propos qui réjouissent les soirées, et le don des langues qui lui permet de parler le français aussi gaîment que l’italien. Avec cela une bonne âme enthousiaste, l’amour frénétique de l’Italie-Une, de la loyauté – mais, l’âme périlleuse des Lovelace, tout en ardeur présente et en tendresse fugitive. Il plaît au docteur, qui connaît sa famille, et nous sommes maintenant quatre à gravir les pâturages, quand les ombres deviennent longues. Luigini marche en tête avec Francesca ; je suis, avec le docteur, à quelques pas.

Je cherche, au fond de mon être, la jalousie. Elle est absente. Elle ne peut naître. Je sens qu’elle tuerait mon amour pour la Silencieuse. Et dans l’excès de ma peine, il m’arrive quelquefois, tout bas, de souhaiter qu’elle se lève. J’observe alors le couple charmant, les gestes élégants du Milanais, ses regards qui se tournent avec admiration vers sa compagne. Mais Luigini me semble plus lointain que le Mont-Rose, sa galanterie aussi frêle que les petites akènes emportées dans la tempête. Et je comprends que rien, hors l’Absence et le Temps, ne pourra combattre contre Francesca.

J’y songeais hier, assis sur un charme abattu, auprès d’une naïade toute menue au sortir du roc. Cent espèces de plantes fleurissaient autour de moi. La terre rendait en petites flammes de couleur et de parfum le feu du grand astre. Une pénombre étonnante de pureté enveloppait les choses ; l’humble vie luttait si éperdûment, chaque brin d’herbe, chaque filet de mousse recélait une telle énergie, que j’en fus accablé. J’étais comme un Pariah devant une foule joyeuse. Je sentais sur moi l’ombre de la mauvaise chance qui perd les destins. Et les voix du Milanais et du docteur, au tournant du ravin, m’arrivaient comme une ironie.

Tandis que je m’abîmais dans ma tristesse, Francesca se mit à gravir le rocher, suivie de près par Luigini. Elle s’immobilisa un moment sur l’arête. Le soleil l’environnait d’une lueur de gloire. Elle ressemblait ainsi à une Vierge de Leonard qui a fixé en moi, dans mon enfance, une de ces empreintes qui ne s’effacent plus. Je baissai la tête. Quand tous deux eurent disparu, un invincible sanglot souleva ma poitrine ; mes yeux s’emplirent de larmes…

 

J’étais ainsi depuis une minute, lorsqu’un pas léger me fit frémir. Je revis Francesca, au bout sud du ravin. Elle approchait. Elle vit mes larmes, elle en parut saisie. Puis, je ne sais quelle dureté parut sur sa bouche – et elle, qui n’interrogeait jamais, demanda :

– Êtes-vous jaloux de Luigini ?

La surprise me tint d’abord muet, puis, avec une sorte de colère :

– Plût au ciel ! Si je pouvais être jaloux, je pourrais espérer guérir de mon amour !

Elle devint aussi pâle que le jour de mon aveu, avec la même épouvante dans les prunelles. Et elle passa, silencieuse, rejoindre son père qui nous appelait.

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