V

7 août.

Je n’ai pas essayé de dormir : il m’aurait fallu prendre l’opium à dose dangereuse. Je suis demeuré sur le balcon du chalet – à regarder la nuit et les tours de la Serraz debout parmi les étoiles. L’ombre, l’été et la montagne ne font pas de nuits plus belles. Mes sens subtilisés ont goûté jusqu’à la lie l’amer alliage de la splendeur et de la souffrance. La Mort s’abattait dans ma poitrine retentissante. Les cimes confuses, les eaux palpitantes, les pacages, les astres, tout semblait se modeler en sépulcre. Je sentais comme une contraction de l’Univers, comme une asphyxie de l’Infini.

J’étais toujours sans révolte. Je me résignais à souffrir un de ces grands amours qui rendent l’amour plus noble parmi les hommes. Il me semblait que cette douleur n’était pas solitaire – ni égoïste. J’en faisais obscurément le sacrifice à d’autres êtres.

Et j’ai crié vers l’espace :

– Pater in manus tuas commendo spiritum meum !

L’aube argentine a gravi les glaciers ; la brise du lac s’est élevée avec l’aurore ; les mésanges amies sont venues réclamer leur pâture ; un voiturier a pris mon bagage ; et j’ai marché vers la ville prochaine. J’ai voulu passer par le Calvaire. Arrêté près des arbres où j’ai parlé hier à Francesca, j’ai été pris d’une sorte de défaillance. Je me suis appuyé où elle s’était appuyée. J’ai fermé les yeux – longtemps.

Un froissement de branches m’a tiré de mon rêve. Et j’ai vu le miracle : Francesca était venue. Elle me regardait avec douceur. Elle était pleine de trouble, mais sans épouvante. – Une lassitude charmante bleuissait ses paupières. Et je me suis écrié :

– Pourquoi voulez-vous rendre mon départ plus terrible ?

Elle a souri ; pour la première fois, j’ai vu de la malice sur son visage. Puis elle a répondu :

– Je ne peux pas vivre loin de vous !…

La vie, la gloire, la puissance sont entrées en moi comme la lumière dans les ténèbres !

Et Francesca a dit encore :

– Je n’ai pas été coupable envers vous. Mon épouvante était réelle – plus forte que mon âme. J’ai vainement essayé de la surmonter. Il n’y a peut-être aucune créature au monde à qui l’amour est aussi redoutable.

J’ai doucement pris sa main ; la petite main s’est soumise, tendre, frémissante, confiante :

– Et pourquoi l’amour vous est-il si redoutable ?

Le magnifique visage s’est détourné vers la forêt :

– Parce que je savais que je ne serais plus une créature distincte de celui que j’aimerais. Parce que je devais abdiquer tout entière – et pour cela être aussi sûre de mon époux que de moi-même – parce qu’enfin, de ce moment où je parle, j’ai cessé d’être, je n’existe plus ! Ma liberté est morte. Je ne suis plus que votre esclave : à jamais votre volonté sera faite et non la mienne !

 

Et tandis que nous descendions la colline, je murmurais tout bas :

« Ah ! tout de même, dans la brève aventure de notre vie, il est merveilleusement doux que le plus grand vœu ne soit ni de la gloire, ni de la richesse, ni de la puissance, mais une faible créature, notre semblable, un peu de lumière vivante, un trait, un contour, quelques gestes, et le rythme d’une démarche ! »

FIN

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