IV

26 juillet.

Je suis libre. Les autorités ont trouvé mes peccadilles légères. Je puis recommencer, s’il me plaît, à conspirer contre les puissances amies, quitte à me faire reprendre au filet. Je n’en ai guère envie. Déjà ma foi était tiède, lors de la dernière. Je ne crois pas que le tyran soit renversé par nos petits moyens. De plus vastes événements rétabliront la balance entre le droit et la force. Deux ou trois camarades français bénéficient de la clémence fédérale. Mais nos amis Vénitiens, Polonais, Milanais, restent sous les verrous (!). Et je rôde comme une âme en peine autour de ma prison. Les gardiens ont d’abord prétendu exécuter leur consigne et m’exiler avec les gens libres. Ils ont fini par me permettre quelques heures de visite. En sorte que je ne suis pas entièrement privé du plaisir d’entendre Retchnikoff jurer de les guillotiner, de les pendre, de les faire infuser dans l’eau forte.

Mais, hélas ! ma tristesse est chaque jour plus affreuse. Francesca demeure dans son mystère, et que m’importe d’ailleurs ce mystère, puisqu’aussi bien il n’y a là aucune espérance.

5 août.

Rien n’a changé. Je veux partir. Je ne crois qu’au Temps et à l’Absence – il n’est pas d’autres médecins d’âme. Et j’ai dit ma résolution à Ojetti. Il a paru consterné. Il s’est répandu en plaintes, puis :

– Le manche après la cognée ! Votre mal ne sera pas plus difficile à guérir si vous attendez quelques semaines encore.

– Mais je ne puis le supporter pendant quelques semaines encore !… Il me reste un peu de force – il faut en profiter… Et vous ne pouvez me donner aucune espérance.

Ojetti n’est pas diplomate, comme la majorité de ses compatriotes.

Il garda le silence, puis, tandis que je le regardais tristement :

– J’aurais juré qu’elle vous aimerait… Même je croyais avoir démêlé en elle une inclination naissante… Ma

– Vous voyez bien que je lui inspire une sorte de terreur !

– Oui… Je ne m’explique pas… Je ne puis obtenir de confidence… il faut lui parler encore…

– Et de quoi voulez-vous que je lui parle ?

– Peu importe. De la même chose… Mais soyez éloquent – et qu’elle vous réponde !

 

Nous avions dépassé ce grand Calvaire sinistre qui s’étend au delà des Plans. On dirait un cimetière de Titans. Les pierres plates, les croix vagues, les énigmatiques pierres debout y alternent avec des fosses profondes ; les échos y sont multiples comme des retentissements d’antiques clameurs d’agonie. Au sortir du Calvaire, la route monte entre des sapins, eux-mêmes surgis des vieux âges. Le docteur a entraîné Luigini en nous priant de l’attendre ; nous sommes demeurés seuls, Francesca et moi, dans la cathédrale vivante. L’immobilité et le silence semblaient se fondre avec la lumière. J’entendais battre mon cœur – et le sien. Et j’ai dit brusquement, d’une voix rauque :

– Je suis arrivé au terme de ma souffrance. Je vais partir. Et j’ai résolu de vous parler une dernière fois. Le supplice que j’ai enduré, par le seul fait de votre existence, est assez grand pour que vous supportiez encore que je vous offre toute ma vie, assuré de n’aimer jamais plus une autre femme. Je parle sans espérance, et presque pour remplir un devoir – car nous avons aussi des devoirs envers nous-mêmes – telle la recherche d’un bonheur qui n’est point pris à d’autres et qui doit nous rendre meilleurs. Je sais, Francesca, que j’aurais été plus noble, plus charitable et plus doux pour avoir obtenu la joie infinie d’être votre compagnon – je sais qu’une telle grâce aurait suffi à me donner de la résignation dans les pires épreuves et de la bonté pour mes ennemis. Mais je ne connaîtrai pas cette faveur suprême ! Et je n’aurai point de plainte contre vous, Francesca. Vous n’êtes point responsable des tendresses que peut éveiller votre personne – ce serait être responsable de votre naissance. Je vous supplie seulement d’avoir un regard de pitié pour moi, et de me pardonner mes paroles, si elles vous ont offensée !

Elle resta quelque temps sans répondre, belle comme une Aphrodite du Silence, la tête penchée sous les grands cheveux d’ombre – puis, pleine de trouble :

– Ce n’est point à moi de pardonner – mais à vous. Je suis accablée de remords, je m’accuse de votre peine, je donnerais plusieurs années de ma vie pour que cela n’eût point été. Ne doutez pas que, dans toute circonstance, je ne sois prête pour vous à un grand acte de réparation !

Elle me tendit la main ; je n’osai pas l’élever jusqu’à ma lèvre.

– Adieu, Francesca, balbutiai-je… Je serai parti demain à la pointe du jour !

Elle s’appuya contre un arbre ; elle murmura, comme parlant à soi-même :

– Je ne dois pas le retenir.

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