Dans le défilé

La terre devint marécageuse. Il fallait se glisser parmi les boues ou se traîner sur la rive. Pendant deux jours, les fugitifs n’avancèrent pas plus vite que les bêtes qui rampent. Puis le fleuve se resserra entre des rives escarpées, un énorme mur de schistes barra la route. Il était long de trois mille coudées et haut de six cents ; à l’occident, il baignait dans le fleuve ; à l’orient, dans un immense et impénétrable marécage. Une seule issue se trouva, un défilé étroit qui se creusait à la hauteur de trois cents coudées et auquel on accédait par des pentes semées de blocs fauves. Aoûn, qui marchait le dernier, parvint à l’entrée de la passe, et s’arrêta pour considérer le site. Pendant ce temps, Ouchr avançait. Elle revint bientôt sur ses pas et annonça :

« Le marécage s’étend de l’autre côté des rocs.

– Il faudra repasser le fleuve ! dit le Wah, qui avait suivi la femme-chef. Il y a des arbres… nous pourrons construire un radeau. »

Aoûn poussa une exclamation et tendit la main. Là-bas, entre deux mares, des hommes venaient d’apparaître. On en compta sept dont l’aspect était trop caractéristique pour laisser un doute.

« Les Hommes-Dhôles ! » s’écria Ouchr.

Leur nombre s’accroissait sans cesse. La poitrine d’Aoûn s’enfla ; il aspira le souffle fiévreux des eaux palustres, il épia l’abîme.

« Bien avant que le radeau soit construit, murmura-t-il, les Hommes-Dhôles seront auprès de nous ! »

De lourdes pierres gisaient autour de lui. Il en roula plusieurs à l’entrée de la passe, tandis qu’Ouchr, le Wah et les femmes en transportaient d’autres. Entre les deux mares, on voyait ramper les Chelléens. La mort s’avançait avec ces êtres sombres.

Aoûn dit :

« Le fils de l’Urus et trois femmes défendront le défilé. Zoûhr et les autres femmes construiront le radeau. »

Le Wah hésitait. Il fixait sur son compagnon des prunelles tremblantes. L’autre, comprenant son angoisse :

« Il y a quatre sagaies, deux harpons ! J’ai ma massue, les femmes ont leurs épieux. Si nous ne sommes pas assez forts, je demanderai du secours. Va ! le radeau seul peut nous sauver. »

Zoûhr céda. Aoûn choisit Ouchr pour demeurer avec lui, et une autre femme à la poitrine profonde. Quand il se tourna pour choisir la troisième, il vit Djêha qui s’avançait en secouant sa chevelure. Il voulait l’écarter, mais elle le regardait avec une douceur fiévreuse. L’amour fut en lui, le choix tendre que seul Naoh avait connu parmi les Oulhamr… et les temps innombrables s’étendirent ; il oublia le péril et la mort.

Les Hommes-Dhôles arrivaient. Après s’être frayé passage entre les mares, ils se répandaient sur la rive rocheuse. L’un d’eux, le corps aussi velu que les ours, montrait des bras énormes ; il maniait sans peine un épieu plus lourd que la massue d’Aoûn. À mesure qu’ils s’approchaient du massif, ils s’éparpillaient pour découvrir les passages. Plusieurs voies se creusaient dans le roc, mais toutes aboutissaient à des murailles verticales : seul le défilé paraissait praticable.

Aoûn, Ouchr, Djêha et la troisième femme achevaient de le fortifier ; ils amassaient aussi des blocs pour écraser les assaillants. On pouvait accéder à la passe par deux chemins : directement, dans le lit où l’eau du printemps et de l’automne se frayait passage ; obliquement, à travers un dédale de rocs. La voie directe permettait un assaut en trois ou quatre rangs ; la voie oblique forçait les assiégeants à se précipiter un par un, mais elle permettait une attaque de haut en bas.

À cent coudées des rocs, les Chelléens s’arrêtèrent. Ils épiaient les mouvements d’Aoûn et des femmes ; leurs faces larges ricanaient et les lèvres bleues s’écartaient sur les dents brillantes. Soudain, ils poussèrent un hurlement lugubre qui rappelait ensemble les hurlements des loups et des dhôles. Aoûn montra son harpon et sa massue :

« Les Oulhamr prendront les terres de chasse des Hommes-du-Feu ! »

Ouchr joignait sa voix rauque à celle du fils de l’Urus ; elle vociférait :

« Les Hommes-Dhôles ont massacré nos sœurs et nos frères. Nos alliés détruiront les Hommes-Dhôles jusqu’au dernier. »

Puis il y eut un long silence. Un vent humide et chaud s’élevait des marécages. Des aigles et des vautours planaient sur les cimes. On apercevait de monstrueux gavials sur les îles ; la voix du fleuve s’élevait dans l’immense solitude, fraîche, vivante et intarissable comme aux premiers jours du monde.

Les Chelléens se divisèrent en deux bandes. Le chef conduisait la première parmi les méandres ; les autres s’efforçaient d’atteindre directement le défilé, en se dissimulant dans les fissures et derrière les blocs.

Les prunelles étincelantes d’Aoûn dénombraient les ennemis. Il élevait le propulseur armé d’une sagaie ; Ouchr et ses compagnes, au premier signal, lapideraient les survenants. Mais ceux-ci demeuraient invisibles ou apparaissaient entre des obstacles où il était presque impossible de les atteindre. Cependant, un Chelléen se découvrit ; le propulseur tournoya et la sagaie s’enfonça entre les côtes de l’homme. Des rauquements s’élevèrent, le blessé disparut. Attentif, Aoûn tenait prêt un deuxième projectile.

Bientôt, la marche reprit, surtout sur la voie indirecte où plusieurs guerriers arrivèrent à la hauteur du défilé. On ne les voyait pas. Pour attaquer les assiégés, il leur fallait s’élever encore et escalader une corniche étroite, d’où ils pourraient bondir un à un.

Dans l’intervalle, la voie directe fut envahie ; une voix puissante gronda et, d’un élan furieux, quinze hommes se ruèrent. La sagaie siffla, des blocs rebondirent ; des cris féroces et plaintifs se répercutaient sur les roches. Les Chelléens n’avaient pas arrêté leur course. Malgré une lapidation incessante et le jet d’un harpon, ils parvinrent à huit coudées de la passe. Trois avaient roulé dans la ravine, deux autres étaient blessés. Aoûn voyait de près la houle des faces, les feux des pupilles, et il entendait souffler les poitrines. Alors, avec un ahan, il lança un bloc énorme, tandis que les femmes faisaient rouler les pierres désespérément. Un hurlement lugubre retentit sur les roches ; les assiégeants, pêle-mêle, se rejetaient en arrière, et Aoûn allait détacher un deuxième bloc, lorsqu’une pierre le toucha au crâne.

Il leva la tête ; une face rousse ricanait ; coup sur coup, quatre corps bondirent. Aoûn avait reculé. Il tenait à deux mains sa massue. Ouchr et Djêha dardaient les épieux. De part et d’autre, trois combattants pouvaient se tenir de front.

Il y eut une manière de trêve. La crainte de l’inconnu tenait les Hommes-Dhôles immobiles ; Aoûn se demanda s’il fallait appeler à l’aide. En face de lui, le chef ennemi développait sa stature trapue. Son épieu dépassait d’une coudée celui de ses compagnons ; tout son être exhalait la force et l’habitude des victoires.

Ce fut lui qui mena l’attaque et son épieu déchira le flanc d’Ouchr. Mais Aoûn, d’un coup rude, rabattit l’arme ; la massue écrasa l’épaule d’un guerrier qui venait de bondir à son tour.

L’homme roula sur le sol, tout de suite remplacé par un autre ; de nouveaux assaillants survenaient à l’arrière. Alors, Ouchr poussa le cri de secours, que répétèrent Djêha et l’autre femme, tandis que les Chelléens se précipitaient avec des grondements de loups. En trois coups, le fils de l’Urus rabattit trois épieux dont deux avaient les pointes brisées ; Ouchr blessa un Homme-Dhôle à la poitrine, mais la troisième femme s’affaissait, agonisante.

Devant la massue colossale, les agresseurs avaient reculé. Ils se tassaient à l’entrée de la passe ; le chef, ayant relevé son épieu, se tenait à une demi-coudée devant ses hommes ; ceux dont les armes étaient faussées cédaient la place à d’autres.

Avec un rire farouche et des grincements de mâchoires, ses yeux agiles percevant chaque geste des antagonistes, le chef chelléen fonça. L’Oulhamr s’effaça, mais l’épieu lui déchira la hanche ; il trébucha ; l’autre poussait un cri de victoire. La massue riposta. Le crâne épais du chef craqua ; et, rebondissant en arrière avec un cri rauque, l’homme fauve tomba parmi les siens.

Pendant un moment les Chelléens tournoyèrent ; leur nombre s’accroissant toujours, ils reprirent la charge. La formidable massue rompait les pointes, écrasait les poitrines ; Ouchr et Djêha frappaient sans relâche. Il fallait reculer cependant, devant le nombre, et l’on approchait de l’endroit où, le défilé s’élargissant, l’attaque des Chelléens deviendrait efficace.

D’un effort immense, brisant de toutes parts les épieux, le fils de l’Urus réussit à immobiliser l’ennemi. Une clameur furieuse montait ; à l’autre issue du défilé, les Louves parurent ; le propulseur de Zoûhr, par deux fois, lança des sagaies qui trouaient les épaules, et la massue s’élevait pour un écrasement suprême.

Ce fut la panique ; les Dhôles reculaient tous ensemble, entraînant les blessés et même les morts ; ils renversaient les blocs, roulaient sur la pente, se réfugiaient dans les anfractuosités et les fissures. Il ne restait qu’un mort et un blessé qui rauquait lamentablement. Les femmes l’achevèrent.

L’incertitude tint les assiégés immobiles à l’ouverture du défilé. Les Chelléens étaient redevenus invisibles ; des cadavres gisaient parmi les schistes.

Alors la victoire exalta les femmes. Elles se penchaient sur les blocs, elles clamaient sauvagement. Aoûn, malgré ses blessures, connaissait une joie orgueilleuse. N’est-ce pas lui qui avait brisé le choc des épieux, terrassé le chef et répandu l’épouvante parmi les Hommes-Dhôles ? Il avait aussi sauvé Djêha de la pointe qui allait lui percer la poitrine ; son regard rencontra le regard de la guerrière, si bien qu’une émotion subtile se mêlait au triomphe, devant les beaux yeux d’ombre, devant les grands cheveux répandus comme une végétation plus douce que toutes les plantes fines de la savane ou de la jungle.

Le Wah disait :

« Zoûhr et les femmes ont trouvé du bois en abondance. Le radeau est presque fini.

– C’est bien ! Le fils de l’Urus demeurera avec six Louves pour défendre le défilé… Zoûhr achèvera le radeau avec les autres. »

Une lamentation s’élevait. La femme blessée sentait venir l’horreur mystérieuse, le souffle glacé du néant. Son âme étroite et précise s’emplit d’un vœu immense. Elle revit les sylves et les aurores, les jours où la vie abonde, les soirs où le feu répand sa vie chaude. La mémoire de la Durée était en elle que n’ont point les gaurs, les dhôles ni les lions, la mémoire née de la parole, qui ressuscite les jours révolus. Un moment, elle connut le regret amer, la fièvre ardente du passé… Puis, elle ignora. L’éclair s’évanouit, qui avait montré la mort. Elle ne fut qu’une bête obscure qui s’éteint dans l’immensité impassible, et son visage devint roide, tandis que ses compagnes poussaient une clameur grave, une mélopée confuse où s’ébauchaient les rythmes et les chants de l’Homme.

Le temps a passé. On dirait que les Chelléens ont disparu, mais Aoûn les entend grouiller vers la gauche et sait qu’ils se frayent une voie pour franchir les cimes et fermer la retraite, à l’autre issue de la passe. S’ils parviennent au but, leur victoire est certaine. Malgré leurs pertes, ils conservent la supériorité du nombre, de la force et de l’agilité. Seul l’Oulhamr les domine, et seuls Ouchr et Aoûn sont affaiblis par leurs blessures. Et l’Oulhamr écoute avec une inquiétude croissante les mouvements de l’adversaire.

À la longue, plusieurs Chelléens deviennent visibles. Ils sont parvenus à cinq coudées d’une corniche, tantôt en grimpant sur les épaules des compagnons, tantôt en creusant des marches dans le schiste friable. Pour atteindre la corniche, il suffira de pratiquer cinq ou six marches, sur une pente lisse, légèrement inclinée. Ils commencent à tailler les deux premières. Pour les arrêter, Aoûn lance son dernier harpon, mais l’arme ricoche sur une saillie ; il jette aussi quelques pierres que la distance rend inefficaces.

Aucune attaque directe n’apparaît possible. La lutte est entre ceux qui relient les branches du radeau et ceux qui creusent le sol. Puisque aucune attaque du défilé n’est imminente, Aoûn renvoie deux femmes pour hâter l’œuvre du Wah.

La troisième marche, puis la quatrième sont tracées. Encore une et les Hommes-Dhôles atteindront la corniche d’où ils s’élanceront vers la cime. Cette dernière marche semble plus difficile à réussir que les autres, mais déjà un Chelléen, perché sur les épaules d’un autre, l’entame.

Alors Aoûn dit à ses compagnes :

« Allez rejoindre Zoûhr. Il faut que le radeau soit terminé… Aoûn défendra seul le passage ! »

Ouchr, ayant scruté les rocs, appelle les autres femmes ; Djêha enveloppe Aoûn d’un regard suppliant et s’éloigne avec une faible plainte. Penché sur les crénelures, il lance des pierres sans pouvoir arrêter les Chelléens. La marche est terminée. Un premier guerrier se hisse sur la corniche, puis un autre. Le chef même, que la massue de l’Oulhamr avait stupéfié, rampe le long des schistes. En peu de bonds, Aoûn atteint l’autre issue de la passe, puis descend vers le fleuve. Déjà, les premiers Chelléens surgissent à la cime.

« Le radeau n’est pas fini, dit Zoûhr, mais il nous portera jusqu’à l’autre rive. »

Sur un signe d’Aoûn, les femmes saisirent l’informe enchevêtrement de branches et de lianes et le firent descendre sur le fleuve. Un long rugissement s’éleva ; les Chelléens arrivaient. Pêle-mêle, les femmes s’embarquèrent, et l’ennemi n’était qu’à cinquante coudées, lorsque Aoûn et Zoûhr les suivirent.

« Avant huit matins, nous aurons anéanti les Dhôles ! » gronda le fils de l’Urus, tandis que l’eau emportait l’embarcation.

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