LE TIGRE ET LA FLAMME

Aoûn et Zoûhr descendirent souvent jusqu’à la fissure. Lorsque le félin géant veillait, ils montraient leurs faces et leurs torses ; ils parlaient à tour de rôle. La présence d’Aoûn éveilla d’abord l’impatience ; un souffle plus fort sortait du lourd poitrail ; parfois, un feulement marquait la méfiance ou la colère. Enfin, la bête s’habitua à mêler les deux émanations ; si elle s’avançait vers la fissure, c’était par une sympathie confuse et parce que les fauves mêmes connaissent l’ennui de la solitude.

Un soir, Aoûn dit :

« Il est temps de renouveler l’alliance. Aoûn et Zoûhr iront dans la caverne un jour que le tigre des Kzamms aura fait une bonne chasse. »

Zoûhr ne refusa point, quoiqu’il fût moins prompt à risquer sa vie que le compagnon. L’alliance était son œuvre ; il y songeait souvent avec prédilection, et il se disait qu’aucun péril n’existerait plus s’ils étaient sûrs de n’être jamais menacés par le lion des rocs.

Un matin, ils virent dans la caverne le corps d’une grande antilope. Une cuisse avait suffi à rassasier le carnivore ; il dormait pesamment, las de la poursuite et gorgé de chair.

« Nous irons le voir à son réveil ! dit Aoûn. Il n’aura pas besoin de proie pendant deux nuits. »

Ils y pensèrent pendant qu’ils erraient près du fleuve ou qu’ils se reposaient à l’abri des basaltes. Une effrayante lumière calcinait les terres sèches et donnait une vie sans bornes aux sites humides. À peine si quelque silhouette furtive et vite disparue apparaissait dans la plaine ; les aigles et les faucons se cachaient ; les grues et les hérons demeuraient invisibles ; et l’on n’apercevait au loin que l’ébrouement d’un hippopotame replongeant vite, ou le repos torpide d’un gavial, à fleur d’eau.

Vers le milieu du jour, Aoûn et Zoûhr s’assoupirent. Ensuite, ils rêvassèrent, assis sur la plateforme. Le roc, brûlant d’abord, fraîchissait avec l’accroissement de son ombre et il vint une brise fine qui flattait la poitrine nue des hommes. Ils discernaient en eux-mêmes des choses innombrables qu’ils n’auraient pu exprimer. C’était la volupté de la jeunesse et de l’abondance, des mélancolies subites qui évoquaient la Horde lointaine, des scènes de chasse, les départs des Oulhamr vers l’Orient méridional, la montagne et le fleuve souterrain, et les images de la terre inconnue.

Quand il entreferme les yeux, Aoûn revoit les dhôles, les hyènes et les loups devant le feu clair, la bête rouge dévorant le rhinocéros et lui-même tuant la bête rouge. Son cœur se remet à battre ; la victoire palpite comme le fleuve ; le désir de vaincre encore soulève tous les muscles de l’Oulhamr. Cependant, les lions rôdent autour de la hutte de lianes, les éléphants-ancêtres écrasent la terre, le python dévore le saïga. Les mêmes images hantent Zoûhr ; elles prennent d’autres formes et d’autres nuances ; il songe préférablement au félin géant. Aoûn y songe aussi et il a hâte de voir venir le crépuscule.

Quand le soleil commença à rougir, ils descendirent dans le fond de la caverne. Le fauve ne dormait plus ; il avait ressaisi l’antilope et rongeait une épaule.

Le fils de la Terre céda au désir de l’Oulhamr. Son courage était plus lent à croître, mais quand un projet avait germé, il risquait sa chair aussi résolument qu’Aoûn.

Ils remontèrent jusqu’à la plate-forme, puis descendirent au pied de la chaîne rocheuse. Les troupeaux, s’étant abreuvés, cherchaient le gîte ; la voix des psittacidés stridait insupportablement ; un gibbon rampa sur le sol et rebondit parmi les palmes.

Dans le déclin proche, Aoûn et Zoûhr contournèrent les roches et parvinrent près de la caverne.

Alors, Aoûn dit :

« Je marcherai le premier. »

C’était son habitude ; sa poitrine précédait celle de Zoûhr et s’offrait d’abord au péril. Cette fois, Zoûhr résista, disant :

« Le lion des rocs me connaît mieux. Il est préférable que je sois entre lui et Aoûn. »

Il n’y avait pas d’orgueil entre les deux hommes. Chacun aimait les ressources qui étaient dans l’autre et en tirait de la sécurité. Aoûn conçut que Zoûhr avait raison :

« Va ! » dit-il.

Il tenait sa massue dans la main gauche et son harpon le plus dur dans la main droite. En ce moment, le danger lui apparaissait mieux qu’au fils de la Terre. Ils se regardèrent ; un aigle poussa son cri de guerre sur la cime des basaltes ; six gaurs énormes fuyaient dans l’échancrure des collines. Zoûhr marcha doucement et se profila devant le trou d’ombre. Il disparut. Et de nouveau il fut face à face avec la bête souveraine. Elle s’arrêta de déchirer les chairs ; les feux verts enveloppèrent la stature de l’Homme-sans-Épaules. Il dit à mi-voix :

« Les hommes viennent renouveler l’alliance !… Le temps des pluies arrivera, où la proie sera plus rare et plus difficile à prendre. Alors, le lion des rocs aura avec lui la ruse d’Aoûn et de Zoûhr ! »

Le félin géant entreferma et rouvrit les paupières, puis, se levant dans sa force nonchalante, il vint auprès de l’homme. Sa tête frôla l’épaule de Zoûhr et Zoûhr passa sa main sur la crinière rigide. Quand elles sont touchées, les bêtes les plus farouches connaissent la confiance. Il n’y avait plus de crainte dans la poitrine du fils de la Terre. Plusieurs fois, il renouvela son geste et même il frotta lentement le long de l’échine. Immobile, le fauve soufflait avec douceur.

Cependant, Zoûhr hésitait encore à faire venir son compagnon, lorsqu’une ombre parut devant la caverne. Aoûn était là, tenant toujours la massue et le harpon. Le félin géant cessa de souffler, et tendit son mufle trapu, où les crocs luirent. La peau de son crâne forma de grands plis ; ses muscles craquèrent ; les feux verts phosphoraient…

« Aoûn aussi est l’allié du lion des rocs ! murmurait l’Homme-sans-Épaules. Aoûn et Zoûhr vivent ensemble dans la caverne d’en haut. »

Le monstre avait bondi ; l’Oulhamr étreignait la massue ; mais Zoûhr, s’étant posé devant son compagnon, l’immense poitrail cessa de palpiter ; l’alliance fut complète.

Ils revinrent les jours suivants ; le félin s’accoutumait à les voir et désirait leur présence. L’immense solitude le rebutait : il était jeune ; depuis sa naissance jusqu’à l’automne dernier, il avait vécu avec ses semblables. Là-bas, à l’aval du fleuve, il occupait un repaire, au bord d’un lac, avec sa femelle. Ses petits commençaient à chasser. Une nuit, le lac s’était élevé en tumulte ; les eaux bramaient sur les brousses, le cyclone emportait les palmeraies ; un torrent avait écrasé la mère et sa descendance ; et le mâle, emporté avec les grands arbres, était retombé sur la terre libre…

L’ancien repaire demeura toute une saison sous les eaux. Le fauve l’avait cherché d’abord avec une véhémence soucieuse et opiniâtre ; ses rugissements appelaient la race, dans les pluies automnales ; des souvenirs tout vifs passaient dans le cerveau opaque. Les jours roulèrent ; le félin géant découvrit la chaîne rocheuse et s’y abrita contre les cataractes du ciel. Une tristesse obscure desséchait ses flancs ; aux heures de réveil, il flairait la caverne ; et quand il ramenait la proie, il regardait autour de lui, comme s’il attendait ceux qui, naguère, la déchiraient avec lui. À la longue, les images faiblirent et se dispersèrent ; il s’accoutuma à ne sentir aucune émanation à côté de la sienne ; mais son corps ne se résignait pas à l’ennui d’être seul.

Un soir, Aoûn et Zoûhr l’accompagnèrent à la chasse. Ils passèrent tous trois dans la jungle, où la lueur de la lune, à la moitié de son cours, jaspait l’humus. L’odeur effrayante du félin éveilla les herbivores dans leurs bauges. Tous reculaient aux profondeurs secrètes ou montaient dans les ramures. Ceux qui vivaient en troupes s’avertissaient mystérieusement. Au sein de cette vie innombrable, il était comme dans un désert. Ainsi sa masse immense était tenue en échec par les sens subtils, par les ruses, par l’agilité et par la souplesse des faibles. Il n’avait qu’un geste à faire pour égorger l’onagre, le saïga, le sanglier, le nilgaut ; d’un bond, il terrassait le cheval ou le gaur même ; mais ils savaient s’enfoncer dans l’impénétrable ou dévorer l’étendue. Seule leur abondance favorisait la bête souveraine en les contraignant à pulluler dans tous les recoins de la plaine, de la sylve ou de la jungle.

Malgré tout, l’aube voyait souvent le félin las de patience et d’efforts, qui rentrait affamé dans la chaîne rocheuse.

Cette nuit, il demeura longtemps impuissant à atteindre l’axis ou l’antilope. Son émanation rude et véhémente, encore accrue par les effluves plus légers des hommes, élargit l’aire dont les fugitifs n’enfreignaient pas les limites.

À la fin, il s’embusqua aux confins de la jungle et d’un marécage. Des fleurs puissantes répandaient leurs arômes, la terre sentait le musc et la pourriture. Les hommes s’écartèrent et se cachèrent aussi, l’un parmi des roseaux, l’autre dans un massif de bambous. Tout avait fui. D’énormes batraciens mugissaient comme des gayals ; on entendait au loin le galop d’une horde ; un hibou passait sur ses ailes cotonneuses ; puis un sanglier parut, qui fouillait le sol de ses défenses.

C’était une brute épaisse, à l’encolure renflée, aux pieds fins, qui avançait d’une manière bourrue, avec des souffles brusques et des grognements. Elle connaissait sa force ; un lourd courage animait sa chair hérissée de soies grises. Elle avait fait reculer les léopards, dédaignait les hyènes, mettait en déroute les loups et les dhôles ; elle ferait face au lion si la fuite devenait impossible ou si quelque blessure exaltait son humeur. La conscience d’avoir défait tous ceux qui l’avaient acculée atténuait sa vigilance.

Le sanglier arriva auprès des roseaux où se tenait Zoûhr et soudain, flairant l’effluve, il s’arrêta. L’odeur lui rappelait le gibbon ou le rhésus, dont il savait n’avoir rien à craindre. Il grogna seulement, et se dirigea vers les bambous. Alors, pour le rabattre vers le félin géant. Aoûn poussa son cri de guerre, tout de suite répété par le fils de la Terre. Le sanglier recula, non par crainte, mais par prudence. Un piège est dans toute chose inconnue : ni le rhésus ni le gibbon n’avaient cette voix singulière. Au deuxième cri, il se jeta vers l’embuscade du carnivore. Une masse colossale s’enleva ; le sanglier darda furieusement ses défenses, mais la bête qui croulait sur lui avait presque le poids d’un buffle. Il trébucha, ses flancs s’ouvrirent, deux mâchoires de granit s’enfoncèrent dans les jugulaires…

Quand la proie fut dans la caverne, Aoûn voulut savoir si l’alliance était complète. Il prit sa hache, il trancha une cuisse du sanglier, et le félin géant le laissa faire.

Les hommes surent que leur force était devenue aussi grande que celle d’une horde.

Plusieurs fois encore, ils chassèrent avec le félin. Souvent, ils arrivaient à une grande distance de la tanière, car la proie s’écartait toujours plus de l’hôte terrible des rocs. Le cœur d’Aoûn s’exaltait. Il aspirait à des courses plus lointaines encore ; une curiosité impatiente le harcelait. Un matin, il dit à Zoûhr :

« Il est bon que nous connaissions les terres de chasse. Peut-être beaucoup de bêtes s’éloigneront-elles en automne. Zoûhr veut-il m’accompagner, au-delà du repaire des tigres ? »

Zoûhr n’avait jamais refusé de suivre son compagnon. Quoique sa curiosité fût moins vagabonde, elle était vaste pourtant et nourrie par la jeunesse.

« Nous irons voir les terres où descend le fleuve ! » répondit-il.

Ils aiguisèrent leurs armes, fumèrent la viande séchée, rôtirent des racines, et partirent alors que le soleil émergeait à peine sur l’autre rive, immense et plus rouge que le minium. Zoûhr ne quittait pas la caverne sans peine. Il y avait connu la sécurité et l’abondance ; il y avait conclu l’alliance avec le félin géant. Mais l’âme d’Aoûn devançait ses pas vers les territoires inexplorés.

Jusqu’au milieu du jour, et après le sommeil qu’exigeait la rudesse du soleil, ils avancèrent sans inquiétude. La vue puissante d’Aoûn et son flair de dhôle décelaient les reptiles ; les carnivores dormaient et seuls les insectes troublaient la marche. Des mouches à tête rouge bourdonnaient insupportablement et suivaient par myriades l’odeur des viandes ; des némocères au dard aigu jaillissaient dans les pénombres ; il fallait se garder des grands frelons dont six ou sept pouvaient tuer un homme et, pendant les haltes, redouter le voisinage des termitières.

Il était tard quand ils parvinrent au confluent. Aoûn connaissait la rivière, l’ayant franchie à plusieurs reprises. Il guida Zoûhr dans le défilé de blocs erratiques et l’emmena sur le terrain de chasse des tigres. Alors, tout devint redoutable. Car, pendant le jour, le lion occupe son repaire. Il est pareil aux hommes : il préfère un abri fixe, qu’il retrouve en tout temps. Mais le tigre rôde à travers les sites ; son gîte est pris au hasard de la chasse et des errances ; il s’accommode des lieux qui rebuteraient d’autres fauves… Ainsi, l’homme ne peut prévoir ses démarches, et ne sait quelle route prendre pour l’éviter.

L’Oulhamr et le fils de la Terre marchaient à distance l’un de l’autre pour augmenter l’aire de leur vision. D’abord, la présence des herbivores les aida : ni les saïgas, ni les panoliers, ni les gaurs, ni les antilopes n’eussent pâturé dans le voisinage des tigres. Mais quand le vide se fit autour d’eux, les nomades subirent la fièvre et l’anxiété. C’était une terre ambiguë où, constamment, la jungle s’ouvrait en larges clairières, en savanes, en landes marécageuses, puis resserrait ses bambous et ses palmiers. Aoûn crut bon de se replier vers le fleuve à cause des îles qui s’élevaient en grand nombre. Car la solitude se faisait de plus en plus profonde sur la terre ferme, alors que fourmillait le monde des eaux. De longs gavials sillaient entre les îles ; des hordes de palmipèdes et d’échassiers barbotaient dans les anses ; des pythons endormis montraient leurs hélices gluantes.

« Nous nous sommes rapprochés des tigres ! » fit Zoûhr à voix basse.

Aoûn, attentif, avançait lentement. La jungle, d’abord éloignée de la rive, s’en rapprochait, toute hérissée d’aiguillons, toute tendue de lianes.

Le fils de la Terre, s’arrêtant, dit :

« C’est par ici que les tigres viennent boire au fleuve. »

Ils montraient une trouée dans les broussailles. D’ailleurs, des traces se décelaient, et Zoûhr se baissa pour mieux les reconnaître. Une odeur âcre s’en exhalait encore. Il chuchota :

« Ils ont passé par ici. »

Un frémissement agitait ses épaules. Aoûn, anxieux, détacha son harpon. Il semblait que quelque chose des fauves fût demeuré avec leur émanation.

Les fourrés craquèrent. Les deux hommes se firent aussi immobiles que les arbres. Toute fuite devenait inutile. Si les fauves étaient proches, il n’y avait qu’à combattre. Mais rien ne parut, et Aoûn, flairant la faible brise qui venait de la jungle, dit :

« Les tigres sont loin encore. »

Ils se remirent en route, se hâtant pour dépasser la zone dangereuse. Bientôt la jungle joignit le bord même du fleuve, et comme elle était plus impénétrable à la lisière, les hommes durent obliquer et s’enfoncer parmi les bambous.

Ils finirent par atteindre une lande où pâturaient quelques herbivores. Comme le crépuscule approchait, ils cherchèrent un lieu propice au campement. À perte de vue, il n’y avait pas un seul roc, et il ne fallait plus songer à gagner une île : la lande était enveloppée par la jungle ; le soir serait venu avant qu’ils pussent parvenir auprès des eaux.

Zoûhr découvrit un groupe de sept bambous qui, croissant très près les uns des autres, formaient une espèce d’enclos. Trois des interstices étaient si étroits qu’un homme ne pouvait y pénétrer ; deux ouvertures permettaient à Aoûn et à Zoûhr d’y entrer obliquement, mais refuseraient le passage à un lion ou à un tigre ; enfin les deux dernières avaient plus d’une coudée de largeur vers la base, mais se rétrécissaient vers le haut ; il était nécessaire de les fermer à l’aide de branches ou de lianes, jusqu’à une hauteur égale à deux fois celle d’Aoûn.

Ils arrachèrent rapidement des lianes et de jeunes bambous qui formeraient une barrière solide. Le fils de l’Urus les façonnait tandis que Zoûhr, plus habile constructeur, les attachait et les entrelaçait selon la manière de ses ancêtres.

Le crépuscule était venu quand ils eurent fini leur travail, et aucune silhouette suspecte n’apparaissait sur la lande. Alors, ils firent du feu et rôtirent de la viande séchée et des racines. Ce repas fut doux, car l’effort avait accru leur faim et ils goûtaient l’orgueil et la joie d’être des hommes. Aucune bête, même parmi celles qui savaient le mieux construire, n’aurait su s’abriter aussi vite et aussi sûrement contre les carnivores. Quand ils eurent mangé, ils demeurèrent quelque temps à l’entrée du refuge.

La lune, presque à la moitié de son cours, s’inclinait vers l’occident ; quelques étoiles scintillaient sur la lande ; Zoûhr se demandait quels hommes les allumaient chaque soir. Leur petitesse était étonnante. On eût dit la pointe de faibles brandons, tandis que le soleil et la lune ressemblaient à ces feux qui sont faits de quelques rameaux. Mais puisqu’ils brûlaient si longtemps, c’est qu’on les entretenait sans cesse : Zoûhr cherchait à discerner ceux qui renouvelaient le bois, et ne pouvait comprendre pourquoi ils restaient invisibles… Parfois aussi, il songeait à la chaleur immense que donnait le soleil, plus forte quand il était au haut du ciel que lorsque, vers le soir, il devenait beaucoup plus grand. Ces songes décevaient et fatiguaient vite Zoûhr. Il les abandonnait, il les oubliait même complètement. Ce soir, il se souvint des nuages qui s’étaient remplis de flammes après le départ du soleil. Il y avait dans l’occident plus de feux que si l’on avait réuni en un seul soir tous les feux que les Oulhamr allumaient pendant tous les soirs d’un hiver. Et tant de feux produisaient moins de lumière et de chaleur que le soleil. Zoûhr y pensa un instant, puis il fut presque effrayé par sa réflexion. Personne parmi les Hommes-sans-Épaules ni parmi les Oulhamr n’avait jamais paru s’en émouvoir. Il dit machinalement :

« Quels hommes allument le ciel quand le soleil est parti ? »

Aoûn, après avoir songé aux tigres, tombait dans cette torpeur qui ne l’empêchait pas de percevoir, par les sens, tous les périls de la nuit. La question de Zoûhr l’éveilla. Il ne la comprit pas bien d’abord, et n’en fut pas surpris, car Zoûhr avait des idées qui étaient étrangères aux autres hommes.

Levant la tête vers le zénith, il considéra les étoiles :

« Zoûhr parle-t-il des petits feux qui sont dans le ciel ?

– Non… Zoûhr parle des grands feux rouges et jaunes qui viennent de s’éteindre. Sont-ce des hordes qui les allument ?… Alors, elles sont plus nombreuses que les Oulhamr, les Kzamms et les Nains-Rouges. »

Le front d’Aoûn se plissa. Il conçut vaguement des êtres qui seraient cachés en haut et cette idée lui fut désagréable :

« La nuit éteint les feux ! répondit-il avec peine… La nuit fait briller notre feu plus fort ! »

Cette réponse déconcerta le fils de la Terre, et il songeait encore lorsque Aoûn eut oublié une question qui ne l’intéressait pas.

Cependant, la brise fraîchissait et elle apportait des rumeurs lointaines. Des bêtes furtives trottaient sur la lande et disparaissaient. Quelques-unes s’arrêtaient pour considérer le feu dont la lueur était de plus en plus éclatante. Cinq ou six dhôles rôdèrent sournoisement, flairant l’odeur des viandes rôties, mais bientôt ils disparurent. Soudain des panoliers sortirent de la jungle et se sauvèrent violemment.

Aoûn s’était dressé. Il tendit la narine et l’oreille ; il chuchota :

« Il est temps d’entrer dans le refuge ! »

Puis il ajouta :

« Le tigre est proche ! »

Ils se glissèrent par les interstices des bambous.

Là-bas, des broussailles s’étaient écartées. Une bête rayée parut dans la lueur d’argent et de cendre. De masse égale au lion, elle était plus basse sur pattes, plus allongée et plus flexible. Les Oulhamr et les Hommes-sans-Épaules la redoutaient plus que toutes les créatures vivantes, car le lion avait moins de ruse, d’acharnement et de vitesse, le machairodus était inconnu de l’autre côté des montagnes, et parmi les Oulhamr, Naoh, Goûn aux os secs, deux guerriers vieillis, avaient seuls rencontrés le félin géant.

Le tigre marchait sans hâte, avec une ondulation sinueuse, d’une manière formidable. La vue des flammes l’arrêta. Il dressa sa tête trapue, montrant le poitrail pâle ; ses yeux jetaient une lueur pareille à celle des lampyres. C’était le plus grand tigre qu’Aoûn et Zoûhr eussent aperçu. Le fils de l’Urus, malgré l’inquiétude qui précipitait la course de son sang, l’admirait, car il avait une prédilection pour les bêtes puissantes, même lorsqu’elles étaient ennemies.

Il dit cependant :

« Le tigre des Dévoreurs d’hommes est plus fort que celui-ci. »

Et Zoûhr ajouta :

« Il n’est qu’un léopard devant le lion des rocs ! »

Ils sentaient toutefois que, pour un homme, le tigre était aussi redoutable que leur fauve compagnon de la caverne.

Après une halte, le tigre s’approcha obliquement, effaré. Il craignait le feu, il avait fui devant lui sur la prairie frappée par le tonnerre, mais celui-ci ressemblait à ces lueurs qui s’allument à la fin des nuits. Il arriva si près qu’il commençait à sentir la chaleur ; en même temps, il discernait les palpitations de la flamme ; il entendait un souffle et des craquements. Sa défiance devint plus forte, il tourna autour du foyer en se tenant à distance, et cette manœuvre le mena près des bambous. Les hommes lui apparurent presque en même temps qu’il recevait leurs effluves.

Il feula, il poussa deux cris de chasse qui ressemblaient à ceux des dhôles.

Sans réfléchir, Aoûn riposta par son cri de guerre. Le tigre tressaillit, étonné, et examina les adversaires. Ils lui parurent faibles. Leur odeur ne rappelait que celle des proies timides, leur masse semblait à peine supérieure à celle des loups.

Or, tous ceux qui lui tenaient tête étaient d’immense stature. Toutefois, ceux-ci étaient inconnus et le tigre, dans la force de l’âge, ayant connu des surprises, pratiquait la prudence. La proximité du feu ajoutait son mystère à la singularité des hommes.

Il approcha des bambous avec lenteur, puis il en fit le tour. Après tant de courses dans la jungle, il avait perfectionné son instinct des distances, cet instinct qui lui faisait invariablement atteindre la proie lorsqu’il n’y fallait qu’un bond. Il connaissait aussi la solidité des bambous. Il n’essaya pas de forcer les intervalles trop étroits ; il ne s’arrêta que devant les entrelacements de lianes et de branches. Sa griffe les tâta et il essaya d’arracher les plus minces, lorsque le harpon d’Aoûn faillit le heurter aux naseaux.

Il recula en grondant, et demeura incertain. Cette attaque rendait la bête inconnue plus étrange. Sa colère montait, un souffle furieux lui raclait la gorge, et, prenant toute sa vitesse, il tenta l’attaque foudroyante. Cette fois, le harpon l’atteignit à l’angle de la mâchoire, car l’oscillation des branches et les mouvements du carnivore n’avaient guère permis de viser. L’assaillant perçut la résistance de l’obstacle et le courage de l’homme : il recula de nouveau, se tapit contre le sol et attendit.

Ce n’était pas l’heure de la chasse. Le tigre avait soif. Sans le feu, il aurait d’abord marché jusqu’au fleuve. Après quelque temps, sa colère se ralentit ; il sentit de nouveau cette aridité des glandes que seule pouvait apaiser l’eau fraîche.

Alors, avec un long feulement, il se redressa, fit deux fois le tour du refuge et s’éloigna. Une trouée était là-bas, qui devait le conduire sur la rive. Aoûn et Zoûhr le virent disparaître.

« Il reviendra ! dit Zoûhr… peut-être avec la tigresse.

– Aucune liane n’a été déchirée », répondit le fils de l’Urus.

Ils songèrent pendant quelque temps au péril, mais leur âme ne tremblait guère pour l’avenir. Le refuge les avait protégés et les protégerait encore. Il était même inutile de veiller : dès qu’ils se furent étendus, ils sombrèrent dans le sommeil.

Share on Twitter Share on Facebook