Deuxième partie

Deux jours coulèrent encore. Zoûhr était faible, mais il se tenait debout ; son sang jeune réparait rapidement les blessures. Aoûn quittait plus longtemps la hutte et explorait l’aval du fleuve. Quoiqu’il eût fait un voyage de quinze mille coudées, il n’avait trouvé aucun refuge. De-ci de-là, des rocs s’élevaient près du rivage, mais dont les fissures étaient trop étroites pour abriter les hommes ou même des dhôles. Zoûhr songeait à creuser une fosse, à la façon des Hommes-sans-Épaules, mais c’était un travail lent et les Oulhamr habitaient avec répugnance de telles tanières. Il se contenta de consolider l’enceinte de lianes. Constructeur plus habile qu’Aoûn, il la rendit impénétrable aux fauves ; toutefois, l’éléphant-ancêtre, le rhinocéros, l’hippopotame, un troupeau de grands herbivores eussent pu la renverser ; de plus, elle attirait les rôdeurs de la jungle ou de la brousse.

D’autres jours moururent. La fin du printemps était proche, une chaleur farouche s’abattait sur le fleuve, des vapeurs fiévreuses s’élevaient sous les étoiles et voilaient l’étendue, longtemps après l’aube.

Un matin, Zoûhr connut que sa force suffisait à reprendre le voyage. Il dit à son compagnon qui considérait avec impatience les végétaux foisonnant autour de l’abri avec une force invincible :

« Le Fils de la Terre peut suivre Aoûn. »

L’Oulhamr se dressa joyeux : le blessé était comme une liane roulée autour de ses épaules et qui gênait chacun de ses mouvements.

Des brumes traînaient encore sur les flots ; de jeunes hippopotames grognaient en jouant près du havre ; les oiseaux menaient leur vie rapide : Aoûn et Zoûhr se dirigèrent vers l’aval. À mesure que le soleil montait, ils cherchaient l’ombre ; il fallait prendre garde à ne pas heurter les serpents qui s’éveillaient à la chaleur et percevoir l’émanation de quelque brute carnivore endormie dans les pénombres. Au milieu du jour, ils se reposèrent sous des térébinthes. Ils avaient de la chair sèche, des racines et des champignons, qu’ils rôtirent sur un feu de ramilles. L’odeur seule de la viande chaude faisait rire Aoûn : il dévorait avec la hâte heureuse des jeunes loups, tandis que Zoûhr s’attardait à discerner les arômes. Un vaste engourdissement immobilisait les créatures. On n’entendait que la longue voix des eaux et le crissement des insectes ; la guerre était suspendue ; les deux hommes s’abandonnaient à la douceur de vivre, à la force de leur jeunesse, à l’enivrement des images qui flottaient en eux comme les macres fleuries sur le fleuve.

Zoûhr, encore faible, s’assoupit, tandis que le fils de l’Urus veillait : sa veille ressemblait au sommeil, à peine mue par les ombres de l’instinct, mais les sens étaient ouverts sur toutes les variations de l’ambiance.

Ils se remirent en route quand les ombres commencèrent à former des îles sur la plaine, ils ne s’arrêtèrent qu’à l’approche du crépuscule. Le lendemain et les jours suivants, ils persévérèrent. Il leur fallut passer par la jungle, contourner des marécages, franchir une rivière à la nage, rôder à travers des brousses. La faiblesse de Zoûhr avait disparu ; il suivait patiemment le compagnon à la grande poitrine. Leur amitié était profonde. Il n’y avait jamais entre eux aucune cause de colère ni de rancune : chacun trouvait chez l’autre des ressources qui lui manquaient. La force d’Aoûn rassurait Zoûhr et l’émerveillait ; Aoûn aimait la ruse de Zoûhr et les secrets qu’il tenait des Hommes-sans-Épaules.

Le matin du neuvième jour, des rocs parurent presque sur la rive du fleuve. Ils formaient une chaîne, qui s’étendait à plus de mille pas et que rompaient deux fissures ; les plus hauts s’élevaient à plus de trois cents coudées et se prolongeaient à l’arrière, jusqu’à la lisière d’une jungle ; les crevasses abritaient des aigles et des faucons.

À ce spectacle, le fils de l’Urus poussa un cri allègre, car il tenait de ses ancêtres l’amour des rocs, surtout lorsqu’ils sont près des cours d’eau. Zoûhr, plus calme, examinait le site. Ils découvrirent plusieurs de ces masses surplombantes sous lesquelles la Horde s’abritait à défaut de cavernes. Mais l’abri qui suffit à une troupe redoutable par son nombre, est insuffisant pour deux guerriers. Ils s’arrêtaient constamment et considéraient les murailles basaltiques, sachant qu’une mince ouverture peut cacher une caverne spacieuse.

À la fin, l’œil perçant d’Aoûn discerna une fissure de la hauteur d’un homme, large comme deux mains à la base, mais qui se distendait en s’élevant. Il fallait, pour l’atteindre, se hisser sur une saillie horizontale, ensuite grimper jusqu’à un entablement où trois hommes pouvaient se tenir debout.

Les guerriers atteignirent facilement la saillie, mais pour arriver sur l’entablement, il fallut qu’Aoûn montât sur les épaules de Zoûhr. Ensuite, l’Oulhamr pénétra dans la fissure, mais non de face : il dut se glisser obliquement sur une longueur de cinq coudées. Le passage s’élargit ; le nomade se trouva dans une caverne basse et spacieuse. Il la parcourut lentement jusqu’à ce qu’une dépression l’arrêtât ; une déclivité rapide s’enfonçait dans les ténèbres. Avant de poursuivre son exploration, Aoûn préféra hisser Zoûhr jusqu’à la plate-forme. Il ressortit de biais comme il était entré et dit :

« La caverne est grande ; elle a peut-être deux issues ; Aoûn n’en a pas encore vu le bout. »

Et, se penchant, il tendit un harpon. Zoûhr parvint à en saisir l’extrémité et s’éleva le long du roc ; ses pieds rencontraient des aspérités qui allégeaient son effort et celui du compagnon. À mesure qu’il montait, Aoûn se redressait et reculait vers la fissure.

Quand Zoûhr se trouva à son tour sur la plateforme, l’Oulhamr le conduisit dans la caverne et l’entraîna sur la déclivité. L’ombre croissante ralentissait leur effort ; une odeur de bête fauve les inquiétait, et ils songeaient à remonter, lorsqu’ils virent une lueur poindre par le bas :

« Il y a une autre issue ! » murmura Zoûhr.

Aoûn secoua la tête avec dépit, mais sans arrêter sa marche. D’ailleurs, la pente se faisait plus douce ; la lueur, quoique toujours faible, croissait continuellement. Elle venait d’une fente en zigzag, très longue, et trop étroite pour permettre le passage aux deux hommes. Quelques chauves-souris voletèrent avec des cris grêles.

« Aoûn et Zoûhr sont les maîtres de la caverne ! » gronda le fils de l’Urus.

Zoûhr avait passé sa tête dans la fente ; un rauquement s’éleva ; et dans un large repaire, se dressa une bête formidable. On n’eût pu dire si elle ressemblait plus au tigre qu’au lion. Elle portait une crinière noire, son poitrail se déployait comme le poitrail des gaurs ; allongée, sinueuse et toutefois trapue, elle dépassait par la stature, comme par l’épaisseur des muscles, tous les carnivores. Ses yeux immenses jetaient, selon les jeux de la pénombre, des feux jaunes ou des feux verts.

« C’est le lion des rocs ! » chuchota Zoûhr.

La bête, dressée contre la fente, battit ses flancs d’une queue velue.

Aoûn la considéra à son tour et dit :

« C’est le tigre du pays des Kzamms. »

Il avait saisi son harpon qu’il s’apprêtait à lancer par la fissure ; il ouvrait la bouche pour pousser un cri de guerre.

Zoûhr arrêta le bras levé :

« Aoûn ne peut pas frapper assez fort à travers la fente pour tuer le lion des rocs, et même il sera difficile de l’atteindre. »

Il montrait des saillies qui infléchiraient ou arrêteraient la course de l’arme. L’Oulhamr comprit le danger d’irriter inutilement la bête. Elle pourrait sortir du repaire et se mettre à la recherche des agresseurs. Or, elle s’apaisait déjà, et on devinait qu’elle ne chasserait pas la nuit prochaine : les restes abondants d’un onagre saignaient sur le sol couvert de squelettes.

« Peut-être Aoûn et Zoûhr pourront-ils lui tendre un piège », murmura le Wah.

Pendant un moment encore, on entendit le souffle du fauve, puis il s’étendit nonchalamment dans son ossuaire. Parce qu’il ignorait la crainte, sa fureur s’apaisait vite. Aucune bête n’était assez hardie pour l’attaquer, sinon l’aveugle rhinocéros. L’éléphant-ancêtre, sans le craindre, ne le combattait point ; les chefs des gaurs, des gayals et des buffles, qui défendaient leurs troupeaux contre le tigre ou le lion, s’épouvantaient devant lui ; sa puissance dépassait celles de tous les carnivores.

Les êtres qu’il flairait derrière la muraille de basalte lui rappelaient l’odeur des semnopithèques, des gibbons, des rhésus, créatures chétives qu’il écrasait d’un seul coup de griffe.

Aoûn et Zoûhr entrèrent vers le haut de la caverne. Quoiqu’il n’y eût pas de péril immédiat et que leur prévoyance fût courte, le voisinage du félin les tourmentait. À la vérité, il habitait de l’autre côté des rocs et sans doute ne chasserait guère pendant le jour, mais un événement pouvait le mettre sur leur route. Ainsi, cet abri si sûr, accessible seulement aux hommes, aux vampires et aux oiseaux, devenait incertain.

Ils résolurent pourtant de ne pas le quitter avant d’avoir découvert un autre refuge.

Le fils de l’Urus disait :

« Aoûn et Zoûhr ne sortiront que lorsque le tigre des Kzamms sera endormi dans son repaire.

– Le lion des rocs est trop lourd pour grimper aux arbres, ajoutait Zoûhr. Il y a partout des feuillages où nous pourrons nous cacher. »

Ils ne craignaient pas d’être surpris pendant la chasse ; le flair d’Aoûn valait presque celui des chacals ; la ruse de Zoûhr n’était jamais assoupie.

Pendant plusieurs jours, leur vie fut tranquille. Zoûhr s’approvisionnait de racines et de champignons, guidé par l’instinct de sa race ; Aoûn rapportait préférablement de la chair, et du bois pour le feu. On l’allumait sur la plate-forme ; il jetait dans les soirs une clarté rouge qui surprenait les rôdeurs de la plaine et les vampires, les hiboux, les aigles de la chaîne rocheuse.

Il y avait abondance de nourriture : les hommes mangeaient avec allégresse, à l’abri de ceux qui les guettaient d’en bas, dédaigneux des rapaces qui planaient sur leurs têtes.

Zoûhr descendait chaque jour plusieurs fois pour épier le repaire. Le grand fauve ne manifestait plus de colère, ni même d’impatience. L’odeur du jeune guerrier lui devenait familière et ne troublait pas même son sommeil. Quand il ne dormait point, il lui arrivait de se dresser contre la fente et ses prunelles de feu discernaient confusément la stature et le visage de l’homme.

Après quelque temps, le fils de la Terre lui dit :

« Aoûn et Zoûhr ne sont pas les ennemis du lion des rocs ! »

La bête, surprise de la voix articulée, poussa un feulement et sa griffe racla le basalte.

« Le lion des rocs est plus fort que Zoûhr ! reprit le guerrier. Mais Zoûhr est rusé. Si le lion des rocs, le fils de la Terre et le fils de l’Urus faisaient alliance, aucune proie ne leur échapperait. »

Il parlait ainsi sans espérance, parce que des souvenirs remontaient dans sa mémoire ; souvent les Hommes-sans-Épaules vécurent à côté de fauves qui se mêlaient à leurs chasses, et parmi les Oulhamr, Naoh, fils du Léopard, fit jadis alliance avec les mammouths. Descendant d’une race qui déclinait depuis bien des générations, Zoûhr se perdait parfois dans les songes. Il avait beaucoup plus de souvenirs que ses compagnons, et ces souvenirs, échauffés par sa jeunesse, prenaient des formes étranges aux jours où il se reposait à l’abri du péril et du besoin.

C’était la première fois qu’il se trouvait dans le voisinage constant d’un animal redoutable. Sur la steppe ou dans la forêt, la bête était inaccessible ou menaçante. D’ailleurs, lorsque Zoûhr songeait à imiter Naoh ou tel de ses ancêtres, Aoûn et les autres compagnons venaient dissiper sa rêverie. Naoh lui-même n’avait plus tenté de vivre auprès des mammouths. Devenu chef de la Horde, il oubliait son voyage avec Nam et Gaw, il veillait à mener les Oulhamr vers les terres favorables. La Horde était trop nombreuse et trop âpre à la chasse pour rassurer les bêtes : elles se tenaient à distance et n’étaient approchées que par ruse ou bien tombaient dans des embûches.

Ici, Zoûhr aurait pu toucher le mufle du lion des rocs en se penchant dans la fissure et en tendant le bras. Quoiqu’il eût préféré un fauve moins formidable, son imagination travaillait sourdement. Puis, l’habitude venait, qui relie les êtres. Toute chose qui se répète sans dommage cesse de paraître terrible. Cette vaste poitrine, cette tête pareille à un bloc de basalte, les feux mouvants des prunelles ne faisaient plus tressaillir Zoûhr. Et ses jeunes sens subtils percevaient que lui-même devenait familier au carnivore. Il était beaucoup moins une proie ; il cesserait sans doute complètement de l’être à mesure que son émanation se mêlerait plus souvent aux effluves du repaire.

L’été approchait. Une chaleur furieuse s’abattait sur les terres. Elle calcinait les steppes sans eau, elle multipliait encore l’effrayante énergie végétale des forêts, des jungles et des savanes humides, elle accroissait l’énorme vie verte qui dévorait les rives du fleuve ; la pullulation des bêtes devenait intolérable. Les vers, les arachnides, les insectes, les crustacés fourmillaient dans tous les replis de la feuille, de la tige et de la fleur ; les chairs visqueuses du ver, du reptile, du mollusque, du batracien s’amoncelaient dans toutes les anses ; les troupeaux d’herbivores arrivaient des plaines sèches et, malgré la présence d’un félin à grande aire, le tigre ou le lion chassaient à proximité de la chaîne rocheuse. Aoûn et Zoûhr ne sortaient que dans le matin clair et ne s’attardaient jamais jusqu’au crépuscule du soir. Ils connurent qu’un lion noir avec deux lionnes occupaient la jungle septentrionale, qu’on discernait du haut de l’observatoire, et qu’un tigre et une tigresse venaient d’envahir le confluent du grand fleuve et de la rivière. Il fallait marcher le tiers d’un jour d’été pour atteindre au repaire, un peu moins pour rejoindre la jungle. Parfois, dans la nuit tombante, on entendait approcher le rugissement du lion ou la clameur stridente du tigre ; le grand félin des cavernes, selon l’occurrence, poussait son cri de tonnerre.

Alors, Zoûhr et Aoûn songeaient à quitter leur refuge. Dès l’aurore, ils oubliaient ces voix dévorantes : la proie, de plus en plus abondante, rendait les affûts fructueux ; les grands fauves nocturnes s’endormaient avant l’aube, ivres de chair et de sang.

Zoûhr disait :

« Plus loin, il y a d’autres tigres, d’autres lions et des bêtes rouges… Aoûn et Zoûhr trouveront-ils une aussi bonne caverne ? »

Le fils de l’Urus ne répondait point. Son âme était plus nomade que celle de Zoûhr : il avait la curiosité obscure des pays nouveaux. Elle fermentait en lui sans qu’il en eût conscience et ne lui apparaissait clairement que par moments, comme un appétit. Certains matins, il descendait seul jusqu’au confluent du fleuve et de la rivière : il considérait les roches où dormaient les lions ; un désir soudain le saisissait de combattre ou bien un besoin de savoir quelles savanes, quelles terres de chasse, quelles bêtes se cachaient au-delà. Parfois, il allait vers l’amont de la rivière, mettant deux ou trois mille coudées de distance entre lui et la demeure des lions. Il lui arriva de passer à l’autre rive, partie à la nage, partie en bondissant sur des blocs erratiques. Alors, l’ardeur du voyage gonflait son torse ; il épiait une forêt bleue qui barrait le fond de l’horizon. Au retour, une inquiétude profonde crispait sa chair.

Pendant ces absences, Zoûhr séchait des lanières de chair sous le soleil ou bien augmentait la provision de racines. Il voulait qu’ils eussent une forte réserve de nourriture, pour être maîtres de leurs mouvements et de leur repos. Par intervalles, il descendait jusqu’à la fissure et, s’il trouvait le félin des cavernes éveillé, il l’habituait à reconnaître la voix articulée.

Un après-midi que l’ombre des rocs dépassait l’autre rive du fleuve, il s’étonna de ne pas voir revenir Aoûn, et comme il s’ennuyait, il descendit, à l’aide de lanières de cuir qui lui permettaient de passer là où les oiseaux et les vampires seuls pouvaient atteindre.

Il se dirigea vers le confluent, mais un long troupeau de buffles lui barra la route. Zoûhr savait déjà qu’ils ont l’humeur instable et qu’à la moindre alerte, les mâles deviennent dangereux. Il fit un grand détour vers l’occident, et il allait repartir vers le sud, lorsqu’un rhinocéros déboucha des hautes herbes. Le fils de la Terre s’effaça sous les voûtes d’un banian ; la bête pesante l’y suivit. Alors, il grimpa sur un tertre, tourna autour d’une longue mare, s’égara dans des broussailles et se retrouva en vue de la chaîne rocheuse, mais du côté où gisait le félin des cavernes.

Le rhinocéros avait disparu. Zoûhr considérait ce site où aucun des deux compagnons ne s’était jamais risqué. La chaîne des roches s’étendait plus sauvage et plus creusée que devant le fleuve. Deux faucons décrivaient des courbes en spirales et s’élevaient, sans presque donner un coup de penne, vers un grand nuage écumeux. Malgré l’approche du déclin, la lumière ruisselait sauvagement sur la désolation des basaltes et sur la végétation frénétique. Couché contre le sol, à l’ombre, le Wah cherchait à découvrir le repaire du félin géant. Il devait être là-bas, dans une des grandes cassures noires où la pénombre même semblait faite de blocs. À gauche, la mare se cachait derrière une jungle de roseaux ; à droite, une terre ravinée, avec des archipels de monticules, et vers la chaîne, des coulées de basalte qui formaient des crêtes basses, des murailles ruineuses, des prismes. Sans doute, la bête sommeillait en attendant l’heure où se lèveraient les voix carnassières.

Soudain, les poils de Zoûhr se hérissèrent. Là-bas, sur le plus haut monticule, un lion trapu venait de paraître. Ce n’était pas un lion jaune, comme ceux qui avaient attaqué la hutte de lianes, c’était un grand lion noir, d’une sorte inconnue. Sous l’arbre où gîtait Zoûhr, l’herbe était courte : le lion vit l’homme.

Zoûhr demeura paralysé contre la terre. Il n’avait pas la force ni l’impétuosité d’Aoûn ; son harpon ne pénétrerait pas assez loin dans la dure poitrine et sa massue ne saurait pas briser les vertèbres ou écraser les membres. Il fallait fuir : l’arbre était trop bas pour s’y réfugier. Là-bas, il apercevait une muraille dentelée qui le mènerait sur la chaîne rocheuse par une vire fine, inaccessible au Carnivore.

Il prit son élan ; il bondit vers la coulée la plus proche, tandis que le lion, avec un rauquement, dévalait le monticule. Quand Zoûhr atteignit la coulée, il fut invisible pour le fauve, et, tout en se hâtant, il observait les dentelures et les brèches. Il avait parcouru plus de mille coudées quand il se retourna : la piste était déserte ; le lion avait dû hésiter. Peut-être, nonchalant comme ses congénères, avait-il renoncé à la poursuite. Zoûhr l’espéra et se dirigea vers la muraille. Un grondement le fit tressaillir jusqu’aux entrailles et, d’un coup d’œil oblique, il reconnut la brute sombre. Elle arrivait par grands bonds, plus ardente et plus opiniâtre que les lions jaunes ; Zoûhr entendait le souffle grandir. Il était trop tard pour atteindre la chaîne. Quelques bonds encore et la bête verticale sentirait craquer ses os.

Soudain, trois saillies attirèrent le regard du fugitif. Elles étaient disposées comme des branches rompues ; elles permettaient d’atteindre, à l’aide d’une quatrième saillie, le haut de la coulée.

L’ascension n’était possible qu’à un animal pourvu de mains ou à un fauve léger. Zoûhr bondit, atteignit la première saillie, s’éleva des pieds et des mains jusqu’à la dernière, se trouva sur la crête. Le lion arrivait… Il fit un saut formidable, et retomba : la roche, presque verticale, n’offrait aucune prise qui pût soutenir sa massive structure. Trois fois, il tenta l’escalade, puis, avec un rauquement de rage, il y renonça. Sa face énorme restait tournée vers Zoûhr ; les yeux jaunes et les yeux bruns se fixaient dans la fureur et dans l’épouvante.

Et le Fils de la Terre se demanda s’il fallait demeurer sur la crête ou descendre l’autre versant de la coulée.

Par deux voies, l’une vers la plaine, l’autre auprès de la chaîne rocheuse, le lion pouvait rejoindre l’homme. Zoûhr hésita tant que le fauve demeura immobile. Dès qu’il le vit rôder, il se décida pour la fuite et, dévalant la pente, il s’élança vers le nord. Il ne courait pas au hasard, il examinait la chaîne avec l’espoir d’y découvrir un refuge : dans sa tête vertigineuse, il voyait la caverne et la silhouette du félin géant… Comme naguère, le lion était invisible ; peut-être se tenait-il à l’affût, avec la patience des carnivores, peut-être ne percevait-il pas les issues. À peine si Zoûhr se le demandait ; l’urgence d’un abri absorbait ses tentations ; involontairement, il se rapprochait des roches.

Il en était à cinquante pas, lorsqu’il sut que la poursuite reprenait. Le lion noir, revenant sur ses pas, avait revu l’homme ; ses bonds trouaient les hautes herbes ; les rocs ne décelaient aucune voie favorable ; Zoûhr ne suivait plus que l’instinct fugitif.

Enfin, la muraille basaltique fut proche et, de nouveau, un souffle grandissait dans le froissement des végétaux.

Zoûhr s’arrêta. Son cœur bondissait en lui, comme le lion dans l’étendue. La figure des choses tournait devant ses yeux dilatés. La vie était là qu’aimait sa jeune chair et qui, tantôt encore, semblait impérissable ; la mort était là aussi, que l’approche des fauves rend soudain présente. Le fils de la Terre se sentit aussi faible que l’ibis dans la serre de l’aigle. Il n’avait même plus d’armes ; il n’avait que ses membres sans griffes : les crocs allaient l’ouvrir comme un fruit.

L’instant qui passe semble plus long qu’un crépuscule. Zoûhr a le choix. Là le lion noir, ici le repaire où gîte le félin géant. Il n’a plus le temps d’hésiter. Celui qui veut le dévorer est à six bonds de distance. Alors, d’un jet, avec la vitesse du vertige, Zoûhr reprend la fuite ; c’est pour mourir… mais dans la caverne, près du refuge.

Il s’engouffre dans la gueule du basalte comme le passereau dans la gueule du naja.

Deux rauquements se menacent. Le lion dresse sa masse noire dans la lueur rouge ; une stature énorme s’étire au fond de la tanière. Puis, deux bonds, le froissement des griffes, le craquement des mâchoires, et déjà le félin géant est vainqueur. Le lion noir culbute, roule sur soi-même, et conscient d’une force insurmontable, il rampe et fuit, le flanc ouvert d’où la vie rouge coule sur les herbes.

L’autre, immobile, sa tête de granit haute, regarde fuir l’envahisseur et projette vers l’occident sa voix foudroyante.

À peine si Zoûhr a vu la bataille. Il sait seulement que celui-là est vainqueur dont il occupe le repaire. Prostré, les mains contre le sol, il attend dans le silence et l’immobilité. Il a tellement renoncé à la lutte que sa terreur même est engourdie ; le félin géant abolit l’espoir et le désespoir ; Zoûhr est soumis à ce qui va suivre ainsi qu’il était soumis à la douleur quand le machairodus lui ouvrait la poitrine.

Un moment encore, le colosse gronde, puis à pas lourds, et léchant une estafilade qu’a faite la griffe ennemie, il rentre dans la grotte. L’homme prosterné est sur sa route : il le flaire, il pose sur lui un pied épais comme le pied d’un gaur. Il peut déchirer cette chair pantelante, l’homme ne fera aucun mouvement. Mais le fauve ne déchire rien, son souffle est tranquille ; Zoûhr devine qu’il reconnaît l’émanation qui filtrait chaque jour à travers la fissure du basalte. Alors, l’espoir mort ressuscite ; il se fait dans la jeune chair une révolution qui ramène toute la vie et ses désirs inlassables. Il regarde d’en bas le mufle monstrueux et, se souvenant que le félin écoutait la voix articulée, il murmure :

« Zoûhr est comme un saïga sous la griffe du lion des rocs. »

La bête souffle plus fort et retire doucement sa patte. L’habitude qui était déjà entre eux, lorsque le roc les séparait, a pris une forme nouvelle. Le Wah pressent que chaque intervalle de paix accroît ses chances. Tout ce qui persiste, persiste par répétition. Si tantôt le carnivore n’a pas dévoré l’homme, sans doute ne le dévorera-t-il jamais plus. Zoûhr ne sera plus une proie ; il y aura alliance entre lui et la bête.

Le temps coule. Le brasier cramoisi du soleil va rouler derrière les collines. Et le félin géant n’a pas frappé. Il écoute par intermittences cette voix variable qui lui parle : accroupi devant le fils de la Terre, parfois il le flaire encore pour mieux le connaître, parfois il le touche de sa griffe rétractée, aussi doucement que lorsque, dans sa tanière maternelle, il jouait avec ceux qui étaient nés le même jour que lui. Par éclairs, la peur palpite à lourdes coupetées dans le torse de Zoûhr ; à chaque reprise, la palpitation est moins violente…

L’ombre se glissait sournoisement dans la nue orientale ; l’entrée de la caverne s’emplissait d’une cendre violette ; deux étoiles vacillèrent et la brise se heurta à la chaîne rocheuse.

Alors, le félin géant se releva. Le feu ardent de la chasse phosphora sur ses pupilles, la nuit pleine de proies enfla sa narine. Et Zoûhr sut que c’était de nouveau l’instant de la vie ou de la mort. Si la bête le confondait avec les herbivores tremblants, cachés dans la jungle, le fils de la Terre ne reverrait jamais Aoûn ! Plusieurs fois, le grand corps haletant revint vers l’homme, les feux verts, que l’ombre enveloppait d’un halo, se fixèrent sur la frêle silhouette verticale… Après un dernier feulement, le Carnivore sortit de la caverne, décrût et se confondit avec la nuit.

Le guerrier se dit :

« Le lion des rocs a fait alliance avec Zoûhr ! »

Il se dirigea vers la fissure, il clama d’une voix retentissante :

« Aoûn ! »

Peu de temps après, il entendit le pas de son compagnon ; un brandon répandit ses lueurs rousses ; le fils de l’Urus entrevit Zoûhr dans la caverne et poussa un cri de frayeur :

« Le tigre des Dévoreurs d’hommes va déchirer Zoûhr !

– Non », répondit le Wah.

Il raconta la poursuite du lion et l’arrivée dans la caverne. Aoûn, avec stupeur, écoutait l’histoire farouche et douce, plus surprenante que celle de Naoh et du chef mammouth : l’âme nomade, ouverte à l’aventure et avide de choses inconnues, se dilatait.

Il dit avec orgueil :

« Aoûn et Zoûhr sont maintenant égaux au chef des Oulhamr ! »

Mais l’inquiétude le ressaisit. Il annonça :

« Zoûhr ne peut demeurer plus longtemps dans la caverne. J’irai à sa rencontre. »

Les deux hommes se rejoignirent au sud de la chaîne rocheuse, puis, ayant allumé le feu sur la plate-forme, ils goûtèrent une sécurité profonde tandis qu’à tous les détours de la brousse ou de la jungle, se dressaient les embûches, que les herbivores plaintifs fuyaient dans les ténèbres, se cachaient parmi les végétaux ou mouraient sous les griffes des carnivores.

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