Épilogue

Depuis la veille, un couple de machairodus s’était établi parmi les roches, à trois cents pas de la caverne des Louves. Elles connaissaient l’agilité, la force, la ruse et l’audace de ces dévoreurs de pachydermes. Aucune n’osait sortir. La nuit précédente, les bêtes rouges avaient longtemps rôdé auprès du refuge. Parfois, elles se rapprochaient ; on entendait des feulements ou des souffles rudes. Alors, les femmes, hurlant toutes ensemble, jetaient des pierres aiguës. À cause des blocs, des épines et des branches accumulés pour la défense, les projectiles se perdaient. À la fin, d’autres proies les sollicitèrent, mais pendant le jour, tantôt le mâle, tantôt la femelle, entre deux sommeils, revenaient guetter ces êtres énigmatiques.

La saison des pluies était proche.

Derrière leurs barrières, dans l’ombre des porphyres, les femmes songeaient au nomade dont les bras terribles avaient vaincu les Hommes-Dhôles ; ce souvenir accroissait leur angoisse. Avec ses sagaies et sa massue, il aurait combattu les bêtes rouges.

Sans doute, les machairodus n’avaient capturé la veille qu’une proie insuffisante, car ils vinrent épier la caverne bien avant le crépuscule. Le jour était déjà sombre à cause des nuages accumulés dans le firmament ; un vent âpre montait de la plaine et se lamentait parmi les pierres ; des enfants pleuraient ; les Louves, entassées près de l’ouverture, considéraient lugubrement l’étendue ; Ouchr songeait que les fauves continueraient sans doute à habiter les roches.

Le vent se lança plus durement à l’assaut de la montagne, les machairodus parurent ensemble devant le refuge et enflèrent leurs voix rugissantes. Ouchr, avec détresse, s’avança pour préparer la défense.

Soudain, une arme longue fendit l’espace et, atteint à la nuque, un des fauves, le mâle, se rua frénétiquement vers les Louves. Les épieux se tendirent par les crénelures ; un second trait s’enfonça dans le torse rouge, une clameur domina les rafales, et un grand corps bondit, une massue tournoya formidablement.

Pêle-mêle, les femmes renversaient les blocs qui défendaient leur repaire. Le machairodus gisait immobile ; la femelle, effrayée par son cri d’agonie et l’apparition de tant d’êtres, fuyait vers le fleuve.

Les Louves, grondantes de joie, se pressaient autour du sauveur. Toutes ces faces massives s’éclairèrent ; les yeux larges se fixaient sur Aoûn avec une exaltation fétichique. Il ramenait la sécurité, la certitude de vaincre les éléments, les bêtes et les hommes. Et le fils de l’Urus, sentant que sa vie avec les Oulhamr ne recommencerait jamais plus, s’écria :

« Voilà ! Aoûn et Zoûhr sont revenus parmi les Louves. Ils ne les quitteront plus. Ils vivront tous ensemble dans la grande caverne auprès de laquelle ils ont exterminé les Hommes-Dhôles ! »

À mesure qu’il parlait, l’allégresse était plus profonde ; les Louves se courbaient devant lui en signe d’obéissance et d’amour. Le cœur dilaté, il oublia le retour amer parmi les hommes de sa race, il songeait qu’une horde nouvelle grandirait sous son commandement.

« Ouchr et les Louves seront tes guerrières, dit la femme-chef. Où tu vivras, elles vivront. Elles accompliront ta volonté et elles suivront tes usages.

– Elles deviendront redoutables, affirma Aoûn. Elles apprendront à manier et à construire des harpons, des sagaies, des haches, des propulseurs. Elles ne craindront ni les Hommes-Dhôles, ni la bête rouge. »

Les femmes rassemblèrent des branches ; le feu magnifique parla aux ténèbres ; la nuit n’avait plus d’embûche et le bonheur qui emplissait ces jeunes êtres s’étendait sur le grand fleuve ; ils n’en voyaient pas la fin !

Zoûhr gardait seul une mélancolie confuse ; sa volonté ne serait satisfaite que lorsqu’il reverrait la chaîne basaltique et le félin géant.

À travers les rafales, le douzième jour, la petite horde atteignit la caverne. Des roussettes y avaient cherché refuge, qui s’envolèrent à l’apparition d’Ouchr ; un faucon s’éleva avec un cri rauque. Debout sur la plate-forme, Aoûn étendit la main vers la savane et la jungle. On voyait de toutes parts le fourmillement des bêtes : les eaux nourrissaient une population intarissable de silures, de tortues, de crocodiles, d’hippopotames, de pythons, de hérons pourpres, de grues à tête jaune, de cigognes noires, d’ibis, de cormorans, de sarcidiornis ; la savane, la jungle et la sylve étaient surpeuplées de rucervus, d’axis, de saïgas, de daims, d’hémiones, de chevaux, d’onagres, de gaurs, de buffles et d’ægagres ; les psittacides, les colombes, les passereaux, les faisans emplissaient les ramures ; les végétaux sans nombre offraient leurs racines, leurs tiges et leurs fruits. Aoûn se sentit plus puissant que les plus grands fauves, et riche de la sève d’une race conquérante. Autour de lui, Djêha, Ouchr et les autres palpitaient comme des prolongements de sa personne.

Le Wah descendait lentement vers la caverne profonde. Il vint à la fissure et, avançant la face, il regarda : le repaire était vide. Zoûhr, frissonnant, rampa par l’ouverture et se mit à explorer les pénombres. Des ossements frais encore se mêlaient aux os secs, l’odeur du félin géant persistait dans la pénombre. Le fils de la Terre sortit de la caverne et il erra, longtemps, dans une grande inquiétude, sans songer aux fauves qui pouvaient se cacher parmi les broussailles. Mais il était à peine entré dans la jungle que sa face s’éclaira :

« Le lion des Rocs ! »

Là-bas, parmi les bambous, la forme colossale était accroupie sur la carcasse d’un barasang. À la voix de l’homme, le félin releva sa tête monstrueuse, puis, avec un feulement, il prit sa course.

La joie de Zoûhr fut complète. Quand la bête fut proche, il lui passa ses deux mains dans la crinière, et un orgueil égal à celui d’Aoûn enfla sa faible poitrine.

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