La horde

Aoûn, Zhoûr et les Femmes-Louves demeurèrent un mois dans la chaîne basaltique. Une seule femme était morte ; quatre autres étaient blessées ; la plaie d’Aoûn n’avait aucune gravité. Délivrés des Chelléens, ils furent les maîtres de la savane, de la jungle et du fleuve. Par sa seule présence, le félin géant chassait au loin les grands fauves.

Ainsi, la vie fut ample et facile. Parce qu’ils avaient couru tant de périls, Aoûn et Zoûhr goûtaient le repos dans sa plénitude. Zoûhr aimait ces heures vagues où les souvenirs et les images déferlent dans la tête. Son âme connaissait la douceur des repliements, que lui avait transmise une race destinée à s’éteindre. Il ne s’éveillait que pour inventer des pièges, pour aller cueillir des racines comestibles.

Dans le repos même, Aoûn était la proie d’instincts tumultueux et de besoins confus qui dilataient son être. Il était continuellement surpris par le flottement épars de la chevelure, par la lueur changeante des prunelles de Djêha. Tout en elle semblait se renouveler comme les matins sur le fleuve, comme les fleurs sur la savane. Parfois, une révolte traversait la poitrine du nomade. Il devenait comme les autres hommes ; il méprisait la faiblesse ; l’instinct tendre devenait rude et belliqueux ; et il se tournait vers Ouchr, prêt à lui demander de célébrer les rites de sa race, de terrasser Djêha et de lui blesser la poitrine avec une pierre de silex.

Les femmes ne demandaient pas une autre existence que celle qui leur donnait une sécurité si profonde. Elles perdaient le sens de leur liberté ; elles abritaient leur destin sous celui du grand Oulhamr. L’avenir échappant à leurs imaginations courtes, elles n’avaient plus, après la longue infortune, d’autre désir que cette abondance tranquille qui se renouvelle chaque soir et chaque matin. Elles avaient même accepté qu’Aoûn relâchât les deux captifs. Lui-même les avait conduits jusqu’à la fourche du fleuve et de la rivière.

On ne fut plus qu’à cinq semaines de la saison des pluies. Aoûn songeait plus souvent à sa horde, à Naoh vainqueur des Kzamms, des Nains-Rouges et d’Aghoo-le-Velu, aux feux des soirs et aux rudes compagnons dont, pourtant, il n’aimait point la férocité.

Un matin, il dit à Ouchr :

« Voici, Aoûn et Zoûhr vont revoir leur horde ; les Louves choisiront une caverne près de la montagne. Après les temps froids, les Oulhamr viendront. Ils seront les alliés des Louves. »

Ouchr et les Louves sentirent peser la menace du monde. C’était dans la plaine, près de la rive du fleuve. Elles se pressaient auprès du fils de l’Urus ; les plus jeunes gémirent. Djêha avait bondi. Sa poitrine était haletante, ses yeux immenses se remplissaient de larmes. Aoûn, ivre, la contempla quelque temps en silence. Il dit :

« Ouchr a promis que Djêha serait la femme d’Aoûn. Djêha obéira. »

Il se tourna vers Ouchr et murmura avec un léger tremblement :

« Donne-moi Djêha comme compagne. » Ouchr jeta au chef un regard où passait une longue mélancolie, puis elle saisit Djêha par la nuque et la terrassa. Ensuite, abaissant la pierre aiguë, elle fit une longue blessure qui allait d’une épaule au milieu de la poitrine. Le sang jaillit, où Aoûn trempa ses lèvres. Ouchr prononça des paroles qu’avaient prononcées les ancêtres, et qui donnaient la femme à l’homme.

Le lendemain, la petite troupe se mit en route. Aoûn et Zoûhr avaient quitté tristement le félin géant. Le Wah était plus chagrin que son compagnon, n’ayant pas d’amour au cœur ; sa race devait finir en lui : il regrettait amèrement la caverne et cette alliance avec le fauve qui était son œuvre. Car rien ne l’attirait vers la Horde ; il y était étranger et les jeunes Oulhamr le méprisaient.

Ils traversèrent l’endroit où les lions jaunes s’étaient enfuis devant les éléphants-ancêtres ; ils passèrent près de l’arête granitique où le machairodus avait dévoré le rhinocéros, où Aoûn avait tué le machairodus, puis ils arrivèrent devant ce dur promontoire que la montagne avançait dans la terre chelléenne.

De là-haut, ils avaient découvert le fleuve et l’étrange bête rouge qui vivait déjà aux temps où le félin géant, précurseur du lion et du tigre, n’existait pas encore. C’est là que les Louves choisirent une caverne spacieuse pour passer la saison des pluies. Ensuite, elles aidèrent Aoûn et Zoûhr à trouver une voie vers la montagne.

Et la séparation fut farouche. Elles ne sentiraient plus auprès d’elles cette force qui les avait délivrées des Chelléens ; elles vivraient seules devant le monde plein de pièges. Au pied de la ravine où les trois voyageurs s’engagèrent, elles poussèrent une longue plainte. Aoûn clamait :

« Nous reviendrons au bord du grand fleuve. » Son propre cœur était lourd. La terre qu’il quittait était pleine d’embûches et d’ennemis, mais il avait triomphé, mais il avait été le maître des périls ; les hommes et les bêtes s’étaient pliés sous sa force. Il emportait Djêha.

Zoûhr ne rêvait pas d’autre joie que de retourner vers la chaîne basaltique.

Les matins et les soirs moururent. Aoûn, Zoûhr et Djêha suivaient les sentiers violents de la montagne. Aoûn avait hâte de revoir la Horde. Chaque étape qui le rapprochait rappelait des joies à son âme jeune.

Le temps vint où ils retrouvèrent ce haut défilé qui s’était présenté au sortir de la montagne ; puis ils arrivèrent devant la fissure. Comme elle s’était élargie, ils eurent moins de peine à la traverser. Les cavernes furent là, où retentissait la voix des eaux. Ils y dormirent, puis ils passèrent deux jours avant de retrouver la Horde.

C’était vers le déclin du jour, au pied d’une colline, sous le surplomb d’un énorme roc de porphyre. Les femmes entassaient les branches sèches où Naoh devait mettre le feu. Les guetteurs clamèrent et Aoûn parut le premier devant le fils du Léopard. Il y eut un grand silence. Les femmes épiaient Djêha avec malveillance.

Naoh dit gravement :

« Il y a une saison que vous êtes partis.

– Nous avons traversé la montagne et nous avons découvert de grandes terres de chasse ! » répondit Aoûn.

Le visage de Naoh s’épanouit. Il se souvint de ces temps farouches où il s’était mis en route avec Nam et Gaw pour conquérir le feu ; il revécut la bataille avec l’ours gris et la tigresse, la poursuite des Dévoreurs d’hommes, l’alliance avec le chef des Mammouths, la perfidie des Nains-Rouges et la douceur des Wah, la forêt des Hommes-au-Poil-Bleu, la surprise de l’Ours-des-Cavernes et la rencontre terrible, au retour, d’Aghoo-le-Velu. Il avait rapporté le feu, et le secret de le tirer des pierres, appris chez les Hommes-sans-Épaules.

« Va ! dit-il… Naoh écoute le fils de l’Urus. »

Il mit le feu au bûcher et laissa parler son fils. À mesure, son âme aventureuse s’exaltait. La bête rouge le remplit d’étonnement, mais il se révolta quand Aoûn déclara que les éléphants-ancêtres étaient plus grands que les mammouths :

« Aucune bête n’est plus grande que le mammouth, avec qui Naoh a vécu dans le pays des Kzamms ! »

Il reconnut le fauve qui vivait dans la chaîne basaltique et il interpella Nam :

« Il tue le tigre aussi facilement que le lion tue une panthère ! »

L’alliance avec le félin géant l’enthousiasma. Il tourna vers Zoûhr sa face bienveillante :

« Les Wah furent les plus rusés des hommes. Ce sont eux qui trouvèrent le feu dans la pierre. Ils traversaient les eaux sur des branches entrelacées et connaissaient les eaux qui coulent sous la terre ! »

Les combats avec les Chelléens firent haleter sa poitrine ; les yeux étincelants, il posa la main sur l’épaule du jeune homme :

« Aoûn a le cœur et la force d’un chef ! »

Tout autour, les Oulhamr écoutaient, mais ils demeuraient pleins de méfiance : ils songeaient que Naoh avait reconquis le feu et sauvé la Horde qui mourait de froid sur les roches, tandis qu’Aoûn ne rapportait qu’une fille étrangère et ce compagnon chétif, que personne n’aimait.

Khouam, fils de l’Ægagre, s’exclama : « Aoûn n’a-t-il pas dit que ces terres sont beaucoup plus chaudes que les nôtres ?… Les Oulhamr ne pourront pas y vivre. Quand nous avons traversé la Plaine Calcinée, les guerriers et les femmes mouraient comme les sauterelles en automne. »

Des voix sourdes approuvèrent ; Aoûn connut que la Horde l’aimait moins encore qu’avant son départ.

Pendant une semaine, le fils de l’Urus goûta la douceur d’être parmi les hommes de sa race. Il s’en allait à la chasse avec les autres ou bien il se tenait auprès de Djêha, à qui les femmes de la Horde ne parlaient point. Peu à peu, une tristesse contracta sa poitrine. Il avait le sentiment d’avoir accompli une tâche égale à celle de Naoh ; s’il ne rapportait pas le feu, il venait annoncer qu’une terre immense et inépuisable de vie existait au-delà des montagnes. Il se connaissait supérieur à tous les jeunes hommes et aussi fort que le chef. Or, les Oulhamr ne l’admiraient point. Tous lui préféraient Khouam dont la massue ni le harpon n’eussent pu lutter contre la massue et le harpon d’Aoûn. C’est Khouam qui serait chef, si le fils du Léopard mourait, c’est à Khouam qu’il faudrait obéir. Et son commandement serait dur pour Aoûn ; il exciterait contre lui, contre Djêha et contre Zoûhr des haines qui ne demanderaient qu’à grandir.

Déjà, avant son départ, on reprochait au fils de l’Urus de préférer la compagnie du Wah, et maintenant, il s’était uni à une fille née sur une terre où jamais la Horde n’avait pénétré. Ainsi, il devenait un étranger. Et les femmes surtout le détestaient.

Elles se détournaient de Djêha avec des paroles injurieuses ; quand elles étaient plusieurs, un murmure rauque s’élevait au passage de l’intruse. Les sœurs même d’Aoûn la fuyaient.

Au crépuscule, isolé avec la jeune Louve et le Wah, Aoûn sentait plus vivement son humiliation. Une impatience terrible brûlait ses veines.

Après quelques jours, il se révolta. Il n’essayait plus de se rapprocher des autres ; il s’isolait opiniâtrement, avec Zoûhr et Djêha ; à la chasse, il s’écartait chaque fois que les ordres de Naoh ne le retenaient pas auprès de la horde : il fuyait pendant des journées entières auprès du fleuve souterrain et, souvent, poussé par une impulsion trop forte, il se retrouvait devant cette fissure qui menait vers les pays de l’aventure.

Un matin, il se mit à la recherche d’un léopard. Les léopards abondaient dans les forêts voisines. De grande taille, prudents et audacieux, voraces et agiles, ils exterminaient les élaphes, les saïgas, les onagres et même les jeunes aurochs. Naoh ne les chassait point, lié à eux par d’obscurs totémismes ; beaucoup d’Oulhamr les redoutaient parce que, blessés, ils se défendent avec acharnement ; peu de chasseurs solitaires osaient les attaquer.

Dans la forêt, Aoûn rôda longtemps sans trouver aucune trace de la bête. Un faible cours d’eau ruissela dans un lit de silex ; le nomade perçut l’odeur du léopard. Il se coucha parmi les fougères et s’immobilisa.

À l’amont du rio, sous de longues arcades feuillues, il discernait une faible élévation rocheuse, dont l’avancée formait une manière de caverne. Une bête y sommeillait, la tête entre les pattes, dans une sécurité profonde. Aoûn, malgré la distance et la lumière affaiblie, reconnut le léopard. Près de douze cents coudées séparaient l’homme de la bête. Le guerrier avança de huit cents coudées sans que la bête sortît de son assoupissement. Comme il s’engageait dans un fouillis de hautes herbes, la tête ronde se dressa, deux feux d’ambre et d’émeraude s’allumèrent dans l’ombre des roches.

Aoûn s’aplatit contre la terre, tandis que le fauve flairait longuement. Un moment, les yeux étincelants épièrent l’ambiance, puis le mufle s’abaissa, le torse ocellé redevint inerte. Aoûn laissa passer de longues minutes avant de se remettre en route. Il lui fallait encore franchir près de deux cents coudées. Ensuite, à l’aide du propulseur, il pourrait lancer une sagaie. À cette distance, si l’arme atteignait au but, la blessure ne pouvait être mortelle, mais Aoûn espérait que la bête, furieuse, accepterait le combat.

Une faible brise souffla, qui emportait obliquement l’émanation du chasseur. Il se hâta, il gagna cent cinquante coudées puis se cacha derrière un arbre.

De nouveau, le léopard relevait la tête, aux écoutes. Puis il sortit du repaire, pour mieux aspirer les effluves suspects.

Soudain, une bramée se fit entendre, une biche bondit entre les sycomores et le léopard s’élança. La biche fit un crochet vers l’arbre qui cachait Aoûn ; le guerrier se leva et fit tournoyer le propulseur ; atteint à la nuque, le léopard poussa un miaulement frénétique. Il hésitait pourtant ; il épiait l’adversaire, et il se glissa parmi les fougères.

Pour éviter une surprise, Aoûn se plaça dans un endroit découvert, tenant d’une main la massue et de l’autre une sagaie. Le léopard ne se décidait pas à l’attaque. À travers les végétaux, il apercevait distinctement l’homme et il cherchait un moyen de l’approcher à couvert et de sauter sur la nuque.

Sa fureur était tombée ; il sentait à peine sa blessure, et quoiqu’il eût déjoué toutes les embûches des Oulhamr, il pressentait un ennemi dangereux. Il tenta de tourner la position et se vit partout à plusieurs bonds de l’homme. Aoûn, apercevant le pelage ocellé, lança la sagaie. Elle dévia dans les fougères ; le léopard battit en retraite vers les futaies profondes.

Depuis quelque temps, d’autres êtres s’agitaient dans la sylve ; le chasseur flaira l’approche d’une troupe d’hommes. Poussant un cri de ralliement, il s’élança à la poursuite du félin. Des têtes surgirent, éparses, des sagaies volèrent sans résultat. Soudain, Khouam montra son torse musculeux et, brandissant le propulseur, lança un harpon. Atteint au flanc, le léopard rebondit et tournoya, prêt à la bataille. Khouam avait disparu ; toutes les têtes s’étaient dissimulées ; seul Aoûn demeurait visible.

Le léopard n’hésita plus ; en trois bonds, il fut sur le fils de l’Urus et il s’élança. La massue l’arrêta et le rejeta sur la terre ; puis elle fracassa le crâne, et la bête, roulant sur elle-même, avec un cri rauque, expira.

Alors, Khouam et ses compagnons accoururent. Appuyé sur sa massue, le fils de l’Urus les regardait venir. Il croyait qu’ils admireraient sa force ; une douceur amicale, l’attrait de la race, montaient en lui. Mais les faces étaient dures. Un de ceux qui suivaient Khouam, ainsi que Zoûhr suivant Aoûn, s’exclama :

« Khouam a vaincu le léopard ! »

Des grognements l’approuvèrent ; Khouam se dressait devant le cadavre, montrant le harpon profondément enfoncé dans ses côtes. Aoûn se révolta :

« Ce n’est pas Khouam qui a vaincu le léopard !… »

Les Oulhamr ricanèrent en montrant le harpon ; l’homme qui avait parlé d’abord reprit :

« C’est Khouam !… Aoûn a achevé la victoire. »

Le fils de l’Urus éleva sa massue ; la colère hurlait dans sa poitrine ; il clama avec dédain :

« Qu’est-ce qu’un léopard ! Aoûn a vaincu la bête rouge, le tigre et les Hommes-Dhôles !… Naoh seul est aussi fort ! »

Khouam ne recula point. Il sentait autour de lui les poitrines des compagnons :

« Khouam ne craint ni le lion ni le tigre ! »

Une tristesse amère pesa sur le cœur d’Aoûn. Il fut comme un étranger devant ces hommes de sa race. Saisissant la carcasse, il la jeta devant eux :

« Voilà ! Le fils de l’Urus ne frappera pas des Oulhamr… Il leur donne le léopard. »

Ils ne ricanaient plus ; leurs yeux féroces se fixaient sur la haute stature et la massue énorme ; tous reconnaissaient sournoisement cette force pareille à celle des grands fauves. Mais ils la détestaient et ils en dédaignaient la douceur.

Aoûn retourna vers le campement, plein de dégoût et d’ennui. Quand il arriva près de la roche surplombante, il trouve Djêha, toute seule, recroquevillée sur un bloc. Elle se leva à sa vue, avec une plainte,… sa joue saignait.

« Djêha s’est blessée ? » fit-il en lui passant le bras autour des épaules.

Elle répondit à voix basse :

« Les femmes ont jeté des pierres.

– Elles ont jeté des pierres à Djêha ? »

Elle inclina la tête ; un tremblement parcourut le nomade ; et voyant que le camp était désert :

« Où sont-elles ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas. »

Il baissa la tête, farouche. La peine qui était en lui devint intolérable. Et dans le silence qui suivit, il sentit qu’il ne voulait plus vivre avec la horde :

« Djêha aimerait-elle retourner auprès des Louves avec Aoûn et Zoûhr ? » murmura-t-il.

Elle leva vers lui une face où la joie hésitait à naître. C’était une créature soumise et craintive. Elle souffrait parmi les Oulhamr ; elle endurait la haine, le mépris et la risée des femmes, plus accablée d’entendre à peine la langue de la Horde. Elle n’osait se plaindre, et n’aurait pas parlé de sa blessure, si Aoûn ne l’avait interrogée. Elle s’exclama :

« Djêha ira où ira Aoûn !

– Mais ne préfère-t-elle pas vivre avec sa horde ?

– Oui ! chuchota-t-elle.

– Nous retournerons donc au bord du grand fleuve ! »

Elle poussa un soupir de délivrance et appuya sa tête sur l’épaule de l’homme.

Au retour du Wah, qui revenait des terres souterraines, le fils de l’Urus l’attira à distance du campement, car les femmes et les chasseurs étaient revenus.

« Voici ! fit-il brusquement. Aoûn voudrait revoir les Louves, le tigre des Kzamms et la haute caverne. »

Zoûhr leva ses yeux vagues ; un rire ouvrit ses lèvres. Il savait que son compagnon vivait des jours chagrins dans la Horde, et lui-même avait le cœur lourd :

« Zoûhr sera heureux dans la haute caverne ! »

Ces mots dissipèrent la dernière incertitude du nomade. Il se rendit auprès de Naoh qui reposait à l’écart, sous une saillie de porphyre, et déclara :

« Les guerriers n’aiment pas le fils de l’Urus. Il veut repartir de l’autre côté de la montagne. Il vivra avec les Femmes-Louves et il sera l’allié des Oulhamr. »

Naoh écoutait gravement. Il avait de la prédilection pour le jeune homme, mais il connaissait l’aversion de la Horde, il prévoyait des luttes pénibles :

« La horde est mécontente de voir Aoûn avec des étrangers, acquiesça-t-il. Elle ne lui pardonnera pas s’il demeure avec elle. Mais les Oulhamr respectent les alliés. Ils ont combattu avec les Hommes-sans-Épaules. Ils préféreront Aoûn quand il les aura quittés. Et voici. Au printemps, Naoh conduira les siens de l’autre côté de la montagne. Il occupera les plateaux, tandis que les Louves occuperont la plaine. S’il descend, pendant les saisons froides, il ne chassera pas sur la même rive qu’Aoûn. Ainsi l’alliance sera sûre ! »

Il posa la main sur l’épaule du jeune homme et ajouta :

« Le fils de l’Urus aurait été un grand chef parmi les Oulhamr, s’il n’avait pas préféré le Wah aux hommes et une étrangère aux femmes ! »

Le fils de l’Urus reconnut la force de ces paroles. Mais il ne regretta rien : il préférait plus que jamais Zoûhr et Djêha. Seule l’absence de Naoh lui serait dure.

« Aoûn apportera des dents et des pierres brillantes au fils du Léopard ! » murmura-t-il.

Le crépuscule venait. Une mélancolie douce s’abattait sur les deux hommes ; leurs âmes étaient aussi semblables que leurs destins étaient différents ; chacun avait porté au loin sa force et son audace. Mais des actes presque identiques faisaient du père un chef et du fils un exilé.

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