LE MACHAIRODUS

Aoûn et Zoûhr marchèrent pendant quatorze journées. Une force profonde leur défendait de revenir vers la Horde avant d’avoir découvert des savanes et des forêts où les Oulhamr trouveraient à foison la chair et les plantes dont se nourrit la bête verticale.

On ne peut pas vivre dans la montagne. Elle chasse l’homme à la fin de l’été ; la terre y reverdit longtemps après que la plaine est déjà couverte d’herbes fraîches ou de feuilles nouvelles.

Plus d’une fois, le soir vint sans qu’ils eussent abattu une proie ou découvert assez de racines pour éteindre leur faim. Ils allaient vers l’Orient et vers le Midi. Le neuvième jour, les hêtres devinrent plus nombreux que les sapins, puis les chênes et les châtaigniers se multiplièrent. Aoûn et Zoûhr surent qu’ils approchaient de la plaine. Les bêtes rôdaient plus nombreuses ; chaque soir, la chair et les racines rôtissaient au-dessus du feu, et les nomades dormaient sous des étoiles moins froides.

Le quatorzième jour, ils arrivèrent à l’extrémité de la montagne. La plaine s’étalait, interminable, aux abords d’un fleuve géant. Debout sur la déclivité d’un promontoire basaltique, qui s’enfonçait dans la savane, les compagnons regardaient la terre nouvelle où jamais n’avait marché la race des Oulhamr ni des Wah. À leurs pieds poussaient des arbres inconnus : banians dont chacun formait un boqueteau, palmiers aux feuilles semblables à des plumes immenses, chênes verts rampant au long des collines, bambous élevant leur herbe colossale. Des fleurs sans nombre semaient dans l’étendue la joie obscure, l’amour fécond et la volupté patiente du végétal sur qui toute vie repose.

Aoûn et Zoûhr épiaient préférablement les bêtes. Elles jaillissaient et disparaissaient selon les inflexions du site, la hauteur des herbes, des roseaux, des fougères arborescentes, la disposition des collines, des arbres et des bambous. On voyait fuir la troupe des antilopes, s’avancer les chevaux ou les onagres, pâturer les zébus. Des cerfs et des gaurs surgissaient au détour du fleuve ; une horde de dhôles cernait un saïga ; des crotales rampaient sournoisement parmi les gramens ; trois chameaux profilaient leurs torses bossus sur une éminence ; des paons, des faisans, des perruches se décelaient à la lisière des palmeraies, cependant que les singes se cachaient dans les ramures, que les hippopotames plongeaient dans le fleuve ou que les crocodiles flottaient comme des troncs d’arbres.

Jamais la chair ne manquerait le soir aux feux des Oulhamr ! La promesse d’une vie abondante faisait palpiter les nomades, et à mesure qu’ils descendaient le promontoire, l’atmosphère devint si chaude, que la pierre brûlait sous leurs pieds.

Tandis qu’ils croyaient n’avoir à franchir qu’une courte étendue pour atteindre la plaine, la roche à pic les arrêta.

L’Oulhamr poussait un cri de colère, mais le Wah dit :

« Cette terre est pleine de pièges ! Aoûn et Zoûhr n’ont pas assez de sagaies. Ici, aucune bête dévoreuse d’hommes ne peut nous atteindre. »

La silhouette d’un lion apparut au loin, dans l’échancrure d’une colline. Aoûn répondit :

« Zoûhr a dit ce qu’il fallait dire ! Nous taillerons des sagaies, des massues et des branches-à-lancer, pour abattre la proie et vaincre les mangeurs d’hommes. »

Les ombres étaient longues sur le promontoire ; la lumière eut la couleur du miel. Aoûn et Zoûhr se dirigèrent vers un jeune chêne pour en tirer leurs armes. Ils savaient construire des épieux et des massues, travailler dans la corne, aiguiser la pierre et durcir le bois à la flamme. Depuis la sortie des cavernes, leurs haches s’étaient émoussées ; ils n’avaient guère renouvelé leur outillage. Une prescience confuse les portait à s’armer puissamment avant d’entrer dans cette terre formidable.

Ils abattirent des branches jusqu’à ce que le soleil s’étendît au fond du paysage comme un vaste feu rouge. Puis, ils rassemblèrent les cornes, les os et les pierres qu’ils ramenaient de la montagne.

« La nuit va venir, fit Aoûn. Nous travaillerons au retour de la lumière. »

Cependant, ils avaient accumulé du bois sec où Zoûhr s’apprêtait à lancer le feu, par l’aide d’une pierre de marcassite et d’un silex, tandis que son compagnon enfonçait une branche aiguë dans un quartier d’ægagre.

Une clameur les redressa, qui retentissait comme un rugissement et haletait ainsi que le rire de l’hyène. Et ils virent, à cinq cents coudées du promontoire, une bête inconnue. Elle avait la taille du léopard, un pelage rouge ocellé de noir, des yeux larges et plus étincelants que ceux du tigre. Quatre dents très longues et très tranchantes se croisaient hors de ses mâchoires. Toute sa structure annonçait la vitesse.

Aoûn et Zoûhr concevaient qu’elle était de la race des carnivores, mais elle ne rappelait aucun des fauves qu’on trouve à l’autre versant des montagnes. Elle leur parut peu redoutable. Avec le harpon, la massue ou la sagaie, Aoûn triomphait des bêtes de sa taille. Il était aussi fort et aussi véloce que Naoh, vainqueur des Velus, de l’ours gris et du tigre.

Et il cria :

« Aoûn ne craint pas la bête rouge. »

Un nouveau rugissement, plus strident et plus saccadé, étonna les guerriers.

« Sa voix est plus grande que son corps ! remarqua Zoûhr ; ses dents sont plus tranchantes que celles de tous les mangeurs de chairs.

– Aoûn l’abattrait d’un coup de massue. »

La bête fit un bond de vingt coudées. Et se penchant, Aoûn aperçut une autre bête, géante, qui trottait au bas du promontoire. Elle avait la peau nue, les pattes semblables à de jeunes saules, une gueule énorme et stupide. C’était un hippopotame mâle, dans sa force. Il s’efforçait de regagner le fleuve. Mais le machairodus, à chaque détour, lui barrait la route, et l’hippopotame s’arrêtait, les mâchoires béantes, avec un grondement.

« La bête est trop petite pour abattre l’hippopotame ! fit Aoûn. L’hippopotame ne craint pas le lion. »

Zoûhr regardait sans rien dire. Une curiosité ardente soulevait la poitrine des compagnons, toute la passion de guerre qui veille dans les hommes.

Brusquement, le machairodus prit son élan. Il retomba sur la nuque de l’hippopotame et s’y accrocha de ses griffes aiguës. Le pachyderme, avec des cris immenses, galopa vers le fleuve. Mais les dents tranchantes traversaient le cuir dur et trouvaient la chair épaisse ; une plaie grandissait dans le cou colossal, le machairodus buvait le flot rouge avec des halètements de joie et de triomphe.

D’abord l’hippopotame accéléra sa course ; il ne meuglait plus ; son énergie était condensée dans la volonté de regagner le fleuve. Là, plongeant dans les pâturages natals, il réparerait sa blessure, il connaîtrait encore la douceur de vivre. Ses pattes massives battaient la savane et, malgré l’oscillation du corps lourd, il avançait aussi vite qu’un sanglier ou un onagre.

Le fleuve fut proche ; son odeur humide surexcitait le géant. Mais les dents farouches creusèrent encore ; une plaie nouvelle s’élargit ; l’hippopotame commença de chanceler. On voyait trembler les jambes courtes ; un râle s’échappait de la gueule monstrueuse : les dents du machairodus fouillaient sans relâche.

Au moment où il allait atteindre les roseaux, le vaincu tourna lentement sur lui-même, frappé de vertige. Un souffle rauque, et la masse immense s’écroula. Alors, le machairodus, se dressant sur ses pattes flexibles, poussa un rugissement qui faisait fuir au loin les buffles, et se mit à dévorer sa proie vivante.

Aoûn et Zoûhr gardaient le silence. Ils sentaient l’approche de la nuit carnivore ; un saisissement s’abattit sur leurs vertèbres ; ils devinaient obscurément que la terre nouvelle était une terre des autres âges, plus ancienne que la terre où rôdaient les Oulhamr, une terre où vivaient encore les bêtes qui avaient vécu avec les premiers hommes. L’ombre profonde du passé descendait avec les lueurs crépusculaires, et le fleuve chelléen roulait tout rouge à travers la savane.

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