LE FEU DANS LA NUIT

Il leur fallut huit jours pour tailler les armes. Des pointes de silex ou des dents aiguës terminaient les sagaies ; ils avaient chacun un harpon dont l’extrémité était en corne ; deux propulseurs devaient lancer les traits à distance ; enfin, le chêne avait fourni des massues dont la plus lourde, maniée par Aoûn, était redoutable pour les plus grands fauves.

Ils descendirent de la pointe du promontoire dans la plaine, en s’aidant de lanières coupées dans le cuir d’un cerf. Quand ils furent sur la savane, la horde des Oulhamr sembla perdue dans une profondeur insondable. La force de la jeunesse entraînait Aoûn, et l’esprit de conquête des bêtes verticales. Autour de lui fuyait la proie innombrable. Il n’aurait eu qu’à se tapir dans l’herbe pour surprendre l’ægagre, l’axis ou le saïga. Mais il ne tuait pas en vain la bête herbivore, car la chair est lente à croître et l’homme doit manger chaque jour : lorsque la horde avait des provisions abondantes, Naoh, chef des Oulhamr, défendait la chasse.

D’ailleurs, la nouveauté des choses émerveillait les compagnons. Ils épiaient le gavial, long de douze coudées, et son museau interminable. On le voyait flotter sur le fleuve, se tenir en embuscade sur un îlot, ou parmi les roseaux de la rive. Le dryopithèque montrait dans les ramures ses mains noires et son torse humain. Des gaurs rôdaient en troupes, aussi puissants que les urus, dardant des cornes qui pouvaient ouvrir le poitrail du tigre et écraser le lion. Des gayals noirs développaient leurs rudes statures et leurs garrots saillants. Un guépard disparaissait soudain au tournant d’un hallier ; une troupe de loups, à la poursuite d’un nilgaut, passait furtive et sinistre, et les dhôles, le nez contre la terre, suivaient une piste ou bien, levant leurs têtes fines, hurlaient par saccades. Quelquefois, un tapir se dressait épouvanté dans sa bauge et fuyait dans les dédales du figuier banian.

Aoûn et Zoûhr, aux écoutes et les narines dilatées, se garaient des cobras et redoutaient les grands fauves : ceux-ci dormaient dans leurs repaires ou parmi les bambous ; seule une panthère rousse se montra vers le milieu du jour, dans le creux d’un roc, ses yeux de feu vert fixés sur les hommes.

Aoûn leva sa massue et dressa sa stature musculeuse, mais Zoûhr, se souvenant du machairodus, retint le bras de son compagnon :

« Le fils de l’Urus ne doit pas combattre encore ! »

Aoûn comprit la pensée de Zoûhr : puisque le machairodus s’était montré plus redoutable que le lion, cette panthère rousse pouvait avoir la puissance d’un tigre. Naoh, Faouhm et Goûn aux os secs enseignent la prudence autant que le courage : il faut connaître ses ennemis. Toutefois, l’Oulhamr n’abaissa pas tout de suite sa massue ; il criait :

« Aoûn ne craint pas la panthère ! »

Comme le fauve demeurait dans la caverne, les hommes reprirent leur route.

Ils cherchaient un repaire. Dans cette terre ardente, la nuit devait fourmiller de carnivores ; même auprès du feu, trop de périls menaçaient les nomades. Les Oulhamr avaient l’habitude et le sens du gîte ; ils savaient protéger les cavernes à l’aide de blocs, de branchages et de troncs d’arbres ; ils complétaient les abris en plein air ou ceux qu’offraient les rocs en surplomb.

Tout le jour, les compagnons ne trouvèrent rien et, vers le soir, ils s’éloignèrent du fleuve. Les premières étoiles paraissaient, quand ils firent halte sur une éminence où ne poussaient qu’une broussaille rare et quelques herbes chétives. Adossés à une arête de schiste, ils disposèrent le feu en demi-cercle. Chacun devait veiller à son tour. Parce qu’il avait l’ouïe plus fine et l’odorat plus subtil, et que le commencement de la nuit est plus redoutable, Aoûn veilla d’abord.

Une brise lente apportait les odeurs rudes de la bête et l’arôme caressant des végétaux. Les sens du jeune Oulhamr saisissaient dans leurs filets légers les rumeurs, les phosphorescences et les effluves.

Les chacals se montrèrent d’abord, furtifs, incertains et pleins de grâce. Le feu les attirait et les effarait. Ils demeuraient immobiles, puis, avec des grattements délicats, ils approchaient du mystère. Leurs ombres s’allongeaient derrière eux, leurs yeux brillants s’emplissaient d’une lueur rouge, leurs oreilles aiguës se tendaient en tous sens. Au moindre geste d’Aoûn, ils reculaient tous ensemble. Dès qu’il agitait le bras, ils fuyaient avec de faibles glapissements. Aoûn ne les craignait pas, même en multitude, mais leur senteur violente le gênait, en rendant moins sensibles les émanations des autres fauves.

Pour ne pas gaspiller ses armes, il ramassa de la pierraille. Au premier jet, ils se dispersèrent, puis des dhôles parurent, que le nombre et la faim pouvaient rendre audacieux. Ils rôdaient en grappes, avec des arrêts brusques, ou s’élançaient avec un grondement qui se répercutait de l’un à l’autre, comme s’ils se parlaient. Le feu les arrêta net. Aussi curieux que les chacals, ils flairaient la viande rôtie et l’odeur des deux hommes. Une confuse supplication se mêlait à leur convoitise.

Quand Aoûn jetait des pierrailles, l’avant-garde reculait et se tassait en angle ; une hurlée menaçante se répandait dans les pénombres. Ils s’obstinaient, hors de portée, déléguant des éclaireurs qui cherchaient sournoisement des ouvertures. Celles qui séparaient les ailes du feu de l’arête leur apparaissaient trop étroites : ils y revenaient pourtant ; ils flairaient avec une patience énervante. Parfois, ils feignaient une attaque, ou un groupe allait hurler derrière les rocs, dans l’espoir qu’une panique leur livrerait les viandes.

Peu à peu, les chacals étaient revenus, plus sournois, à distance des dhôles. Ils reculèrent devant douze loups surgis à l’orient, puis se dispersèrent pour laisser le passage à des hyènes. Celles-ci trottaient insupportablement, avec une vacillation convulsive de leurs dos déclives, et poussaient par intervalles un ricanement de vieille femme.

Deux chauves-souris naines tournoyaient sur leurs ailes molles ; plus haut, une roussette, qui avait l’envergure d’un aigle, vacillait sous les étoiles ; près du feu, les noctuelles éperdues palpitaient par myriades, les némocères formaient des colonnes bruissantes, les coléoptères fous tombaient sur les branches écarlates. On pouvait voir, dans un banian, surgir deux têtes de singes barbus, tandis que le hibou des marais gémissait sur un tertre et qu’un buceros passait son bec énorme entre les feuilles pennées d’un palmier.

L’inquiétude assiégeait Aoûn. Il observait les mâchoires béantes, les dents aiguës, toutes ces prunelles dont le feu faisait des flammeroles d’escarboucles.

La mort planait. Il y avait assez d’énergies assemblées pour détruire cinquante hommes. Les dhôles avaient la force des hordes ; les mâchoires des hyènes valaient celles des tigres ; les loups, de haute stature, montraient des nuques musculeuses, et les chacals mêmes, avec leurs canines pointues, auraient pu déchirer Aoûn et Zoûhr dans le temps qu’un rameau met à se consumer. La stupeur du feu arrêtait tant de bêtes faméliques ; la ruse vivait en elles, non l’audace, et la différence des espèces éparpillait les convoitises.

Elles attendaient un de ces événements qui récompensent le guet ou l’attente ; la haine, par intervalles, les dressait les unes contre les autres. Au hurlement des loups, les chacals se réfugiaient dans la pénombre, mais les dhôles ouvraient tous ensemble leurs gueules agiles ; tous cédaient le pas aux hyènes. Elles, qui menaçaient peu les hommes, ennemies du risque, accoutumées aux proies immobiles ou faibles, demeuraient là, retenues par la foule même des autres et par cette lueur étrange qui montait de la terre.

À la fin, arriva un léopard et Aoûn éveilla Zoûhr. Le fauve s’accroupit devant les dhôles. Ses yeux couleur d’ambre épiaient les flammes et, par-delà, les statures droites des hommes.

Indigné, Aoûn clama :

« Le fils de l’Urus a tué trois léopards ! »

La bête étendit ses pattes griffues, allongea son corps flexible et feula. Elle était de haute taille, plus massive que les léopards tachetés que connaissaient les Oulhamr. Sa peau flottait largement autour des muscles. Elle eût sans peine franchi le feu, puis atteint l’arête où se tenaient les hommes. Anxieuse, elle cherchait à reconnaître ces créatures verticales. L’odeur et le torse lui rappelaient le gibbon, mais le gibbon est plus petit et n’a pas cette allure. La lueur rouge les montrait plus hauts que des gaurs ; leurs gestes, les formes étranges qui se balançaient au bout de leurs membres, excitaient la prudence du léopard. Il était seul d’ailleurs, et ceux-ci lui faisaient face.

Aoûn clama plus fort ; sa voix sonna comme celle d’un ennemi puissant. Le léopard rampa vers la gauche, hésita devant l’hiatus qui séparait l’extrémité du feu et l’arête, puis passa sur les flancs et à l’arrière. Une pierre le frappa à la face. Il poussa un miaulement de rage, mais recula. Menaçant, il s’abaissa comme pour bondir ; gratta la terre de ses griffes, et obliqua vers le fleuve. Une partie des chacals le suivait ; les dhôles et les loups donnèrent des signes de lassitude, et les hyènes, élargissant le cercle de leurs rôderies, n’apparaissaient que par intermittences dans les lueurs tremblotantes.

Soudain, les hordes devinrent attentives ; toutes les narines flairèrent vers l’occident ; les oreilles aiguës se tendirent. Des rugissements brefs mordirent le silence et firent tressaillir les hommes sur leur arête. Puis, un corps onduleux, s’enlevant dans l’ombre, vint retomber en pleine lumière. Les dhôles s’étaient écartés, une tension passionnée immobilisait les loups et faisait flamber leurs prunelles ; les hyènes revenaient au trot ; deux chats viverrins miaulaient dans les ténèbres.

Aoûn et Zoûhr reconnurent ce pelage rouge et ces dents formidables.

La bête s’accroupit devant le feu. Sa taille ne dépassait guère celle du léopard et le cédait à celle des plus grandes hyènes, mais une puissance mystérieuse, reconnue par la foule des autres, émanait de ses gestes et de ses yeux immenses.

Cependant, Aoûn et Zoûhr tenaient leurs armes prêtes. Le fils de l’Urus tenait un harpon de la main droite ; la massue était à ses pieds ; moins fort, Zoûhr préférait les sagaies. Tous deux croyaient le machairodus supérieur au tigre, et peut-être aussi redoutable que ce fauve énorme, à qui jadis avaient échappé Naoh, Gaw et Nam, sur les terres des Dévoreurs d’hommes. Ils savaient déjà qu’il pouvait d’un seul bond franchir vingt coudées, distance supérieure à celle qui le séparait de l’arête. Mais le feu l’arrêtait. La queue rouge rebondissait sur le sol ; la voix tonnante retentissait par coupetées ; les muscles des deux hommes se raidissaient comme du granit.

Aoûn brandit le harpon, et visa… Un saut oblique du machairodus retarda le combat et Zoûhr dit à voix basse :

« Dès qu’elle sera atteinte, la bête rouge bondira, malgré le feu. »

Quoiqu’il fût aussi adroit que Naoh même, Aoûn ne pouvait, à vingt coudées de distance, blesser mortellement un grand fauve. Il écouta Zoûhr et attendit.

Le machairodus se trouva devant le brasier.

Il s’en approcha au point de n’être plus qu’à quinze coudées des compagnons. On le discernait mieux. Sa poitrine était couverte d’un poil plus pâle que le haut du torse, les dents luisaient comme de l’onyx, et, quand il tournait la tête vers l’ombre, le feu des yeux ressemblait à la lueur des lampyres.

Deux pointes du roc l’empêchaient de bondir et gênaient aussi les hommes pour lancer la sagaie ou le harpon.

Il lui fallait avancer de trois coudées. Il s’y apprêtait ; une dernière fois, il épiait les adversaires, tandis que sa poitrine palpitait d’une rage croissante, car il pressentait le courage des bêtes verticales.

Soudain, une clameur traversa les rangs des dhôles ; les loups tourbillonnèrent ; les hyènes battirent en retraite vers le banian. On discernait, sous les étoiles, une masse énorme qui tanguait. Bientôt, la lumière rougeâtre montra une face épaisse vers l’extrémité de laquelle se dressait une corne plus longue que celle d’un buffle. La peau rappelait l’écorce des vieux chênes ; des colonnes rugueuses supportaient le corps aussi pesant que celui de six chevaux. Rogue, myope et incohérente, agitée de quelque obscure colère, la bête trottait. Tout s’écartait devant elle ; un loup, qu’une poussée de panique avait jeté sur la route du rhinocéros, fut écrasé comme une bestiole : Aoûn savait que le lion et l’ours des cavernes auraient subi le même sort. Il semble que le feu même ne dût pas arrêter le monstre. Il l’arrêta pourtant. Le corps colossal oscillait devant les braises écarlates ; les petits yeux se dilataient ; la corne menaçait l’étendue…

Alors, le machairodus parut devant le rhinocéros.

Si allongé qu’il ressemblait à un reptile, la poitrine à ras du sol, le carnivore feulait d’une manière continue. Le souvenir vague qui inquiéta le pachyderme céda vite à la fureur. Sur la steppe, dans la jungle, au fond des landes, aucune vie n’avait résisté à sa masse ; tout ce qui ne fuyait pas était écrasé. La corne pointa vers la bête rouge, les pattes pesantes reprirent leur course. C’était la trombe. Il aurait fallu un roc ou un mammouth pour l’arrêter. Encore deux pas et le machairodus éclatait en lambeaux… mais le machairodus s’effaça.

Avant de pouvoir se tourner, le colosse roula jusqu’au banian, et la bête rouge fut sur son épaule.

Elle fit un rugissement rauque, s’incrusta des quatre griffes et commença son œuvre. L’artère qu’elle connaissait et que connaissaient les ancêtres millénaires, était là, sous un repli de peau plus épais que l’écorce des vieux cèdres, aussi dur que l’écaille des tortues, impénétrable aux crocs du tigre, du lion et du félin géant des cavernes. Seules ces longues dents tranchantes savaient s’y frayer passage. Le cuir, la chair s’ouvrirent, un flot de sang jaillit, haut d’une coudée ; la bête immense tentait de faire choir le fauve et, n’y pouvant parvenir, elle se roula sur le sol.

Le machairodus ne s’y laissa pas prendre. Avec des grondements de volupté, il rebondit, s’écarta et défia cette force qui valait vingt fois la sienne. Un instinct infaillible lui annonçait que la vie s’écoulait avec le flot chaud et qu’il n’y avait qu’à attendre. Déjà le rhinocéros vacillait ; les dhôles, les hyènes, les chacals, les chats viverrins, avec des clameurs de convoitise, se rapprochaient des antagonistes.

Le colosse vaincu pouvait donner à tous la nourriture d’un jour : plus qu’aucun autre fauve, le machairodus pourvoyait ces hordes parasites qui escortent les grands carnivores.

Encore un élan. La corne farouche fonce vers l’ennemi ; la gueule bave et rauque ; le désespoir palpite dans la masse impuissante. Puis, c’est la fin ; le flot tarit ; les énergies se perdent dans le mystère des choses évanouies ; la peur obscure de la mort s’efface dans la mort même ; le rhinocéros s’effondre comme un roc ; et le machairodus, élargissant la plaie qui a eu raison du monstre, dévore la chair chaude, cependant que les chacals lèchent le sang répandu sur la terre et que les dhôles, les hyènes, les loups attendent humblement que la bête rouge soit repue.

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