L’Attaque du tigre

Aoûn s’éveilla vers le tiers de la nuit. La lune était descendue derrière la jungle occidentale, et sa lumière rougissait les vapeurs qui se condensaient sur les rainures. Une ténèbre cendreuse couvrait la lande ; près des sept bambous, le feu ne jetait plus qu’une lueur évanescente.

D’abord le guerrier ne vit que les végétations immobiles, mais son odorat l’avertissait d’une présence. Puis une ombre évolua ; elle se détachait auprès d’un îlot de palmiers ; elle approchait précautionneusement. Aoûn savait, depuis qu’il avait ouvert l’œil, que c’était le tigre ; il le regardait venir avec anxiété et colère. Cette audace, qui soufflait en lui comme un ouragan sur les eaux, dilata sa poitrine. Quoiqu’il connût la supériorité du tigre sur l’homme, et malgré l’horreur secrète qui le pénétrait, il avait envie de combattre. Naoh n’avait-il pas abattu l’ours gris et la tigresse, lui-même n’avait-il pas tué le machairodus vainqueur du rhinocéros ? Un vertige tournoya dans son crâne et se dissipa aussitôt : la prudence des ancêtres calma son sang ; il savait bien que ni Naoh, ni Faouhm, ni les Velus n’eussent attaqué le tigre, sinon pour sauver leur vie.

D’ailleurs, quelqu’un venait de s’éveiller qui l’eût retenu. À son tour, le fils de la Terre était averti de la présence formidable. Il considéra son compagnon qui avait soulevé sa massue ; il dit : « Le tigre n’a point trouvé sa proie.

– S’il approche, dit l’autre d’une voix frémissante, Aoûn lui jettera la sagaie et le harpon.

– Il est dangereux de blesser le tigre. Sa fureur est plus grande que celle du lion.

– Et s’il ne veut pas s’éloigner du refuge ?

– Aoûn et Zoûhr ont des provisions pour deux jours.

– Nous n’avons pas d’eau ! Pourquoi la tigresse ne viendrait-elle pas le rejoindre ? »

Zoûhr ne répondit pas. Il y avait déjà songé. Il savait que les fauves se relaient parfois pour épier une proie peu accessible. Ce n’est qu’après un moment d’incertitude qu’il répondit :

« Le tigre est seul depuis la fin du jour. La tigresse est peut-être loin de la lande. »

Aoûn ne voyait pas assez clairement l’avenir pour insister ; son attention se condensait sur le tigre, qui était parvenu à cinquante coudées des bambous.

On voyait distinctement sa gueule trapue, bordée à l’arrière d’un poil dur ; les yeux luisaient plus fort que naguère. Aoûn détestait étrangement leurs lueurs vertes ; elles faisaient trembler Zoûhr. Par intervalles, un grondement se faisait entendre sur la lande. Le tigre vint plus près encore, puis il se mit à rôder de long en large ou à faire le tour de l’abri, avec une patience épouvantable et exaspérante. On eût dit qu’il espérait que les interstices allaient s’élargir ou les entrelacements de lianes et de bambous se détendre. Et les deux hommes, chaque fois qu’il se rapprochait, avaient une palpitation, comme si l’espérance du fauve allait se réaliser.

Il finit par se tapir parmi des herbes sèches. De là, il épiait patiemment, ou bien il ouvrait ses mâchoires et la lueur affaiblie du feu faisait reluire les crocs.

« Il sera encore là au matin ! » disait Aoûn.

Zoûhr ne répondit pas. Il considérait deux petites branches de térébinthe qu’il avait exposées au feu, car il aimait à avoir toujours du bois sec. Il fendit la plus mince dans toute sa longueur et rassembla des brindilles.

« Zoûhr ne va pas faire de feu ! s’exclama le fils de l’Urus avec réprobation.

– Il n’y a pas de vent ; la terre du refuge est nue ; les bambous sont jeunes », remarqua Zoûhr, en frappant avec le silex la pierre de marcassite… « Zoûhr n’a besoin que d’un petit feu ! »

Aoûn n’insista point. Il regarda les flammèches s’élever sur les brindilles, tandis que son compagnon allumait le bout d’une baguette de térébinthe. Elle jeta bientôt une lueur vive. Alors, se penchant vers une des ouvertures, le fils de la Terre lança ce brandon vers le tigre… La flamme décrivit une parabole et tomba parmi les herbes sèches. Elles étaient dans la partie la plus aride de la lande, où les vapeurs nocturnes ne s’étaient pas formées encore.

Le tigre sursauta devant le projectile étincelant, qui disparut au milieu des plus hautes tiges. Aoûn riait silencieusement. Zoûhr, attentif, se demandait s’il faudrait allumer une nouvelle torche.

On n’apercevait plus, parmi les végétations, qu’un scintillement rougeâtre. Le tigre s’était recouché.

Après une hésitation, Zoûhr alluma la seconde baguette de térébinthe. Le feu commençait à dévorer sa pointe, lorsque, là-bas, un jet livide monta sur les herbes, puis traça une ligne brillante. Le fauve se releva avec un rauquement ; il allait s’élancer lorsque Zoûhr lança le deuxième brandon.

Il atteignit la bête au poitrail. Affolée, elle tourbillonna et bondit en zigzag. Le feu, avec un crépitement sec, parut galoper parmi les gramens ; puis il se dissémina en gerbes et enveloppa le fauve. Alors, avec une plainte furieuse, le carnivore traversa les flammes et s’enfuit.

« Il ne reviendra pas ! affirma Zoûhr. Aucune bête ne repasse dans l’endroit où elle a été brûlée. »

La ruse de son compagnon ravissait Aoûn. Son rire n’était plus silencieux ; il retentissait sur la lande comme un joyeux cri de guerre.

« Zoûhr est plus rusé que Goûn aux os secs ! » fit-il avec enthousiasme.

Et sa main musculeuse se posait sur l’épaule du fils de la Terre.

Le tigre ne revint pas. Aoûn et Zoûhr dormirent jusqu’à l’aube. Une vapeur couvrait la lande et la jungle, le silence et l’immobilité durèrent jusqu’au milieu de l’aurore. Puis les bêtes du jour frémirent. Une rumeur profonde monta du fleuve et des arbres innombrables. Le fils de l’Urus sortit du refuge, scruta l’étendue. Aucune émanation suspecte ne se décela et des axis passèrent, qui rassuraient l’homme davantage.

Il retourna vers Zoûhr et dit :

« Nous continuerons notre route ; mais nous passerons d’abord vers l’Occident, afin de ne pas rencontrer le tigre. »

Ils partirent avant la fin de l’aurore. Les vapeurs se déchiraient lentement et se perdaient dans un ciel pâle, qui bleuissait à mesure. Les bêtes, d’abord rares, se multipliaient : les guerriers conjecturèrent qu’ils avaient dépassé le domaine du tigre. Mais Aoûn aspirait l’air avec inquiétude. Une chaleur fiévreuse enveloppait les frondaisons ; les mouches à tête rouge harcelaient les deux hommes ; les lames de soleil, à travers les branches, mordaient dans la chair comme des termites ; les semnopithèques montraient des faces véhémentes, les perroquets élevaient des voix sèches, stridentes et frénétiques.

« Le tonnerre grondera sur la forêt ! » dit le fils de la Terre.

Aoûn s’arrêta pour considérer l’Occident. Une clairière commençait ; on discernait une longue bande de firmament couleur de lazulite et sans un seul nuage. Pourtant, les deux hommes sentaient ce trouble qui se propage dans l’étendue comme une crainte des choses.

Cela dura longtemps. Aoûn et Zoûhr se rabattaient obliquement vers le fleuve, selon des lignes que déterminaient les variations des végétaux. Vers le milieu du jour, l’orage demeurait lointain, encore. Ils ne firent pas de feu ; ils mangèrent, sans plaisir, une tranche de viande rôtie la veille et prirent un repos que troublait l’attaque des insectes.

Quand ils se remirent en route, les premières vapeurs se montraient au couchant. Une couleur de lait se répandit dans le bleu, on entendait le raire inquiet des barasangs et la bramée des buffles ; des najas filaient dans les gramens.

Un instant, les guerriers hésitèrent à se remettre en route. Mais la halte n’était pas favorable, des arbres millénaires élevaient des cimes trop hautes, la terre était spongieuse ; ils n’apercevaient aucun abri contre les météores qui allaient ravager les sylves. Par intervalles, la vie des fluides coulait sur les cimes avec un bruit de fleuve ou bien s’élevait en spirales qui écartaient les feuillages. Des silences épais et lourds suivaient. Une muraille de vapeurs croissait vers le zénith, fumée noire qui phosphorait à la bordure. Puis des lueurs furieuses et livides transpercèrent le pays des arbres. Comme elles naissaient très loin d’Aoûn et de Zoûhr, elles n’ajoutaient pas leurs clameurs aux tumultes de la tempête. Quand la muraille couvrit le milieu du firmament et commença de descendre vers l’est, une terreur croissante avait terré les êtres ; on n’apercevait qu’une bête fugitive qui cherchait sa bauge ou un insecte inquiet qui gagnait la fente d’une écorce. La vie des créatures était enveloppée d’une autre vie, la vie qui, répandue subtilement, crée et nourrit la sylve, mais qui, déchaînée, détruit l’arbre, l’herbe et l’animal.

Les compagnons connaissaient ces fièvres féroces. Aoûn ne songeait qu’au refuge ; Zoûhr levait de temps en temps la tête avec l’idée que des fauves monstrueux déferlaient parmi les nuages. Déjà on en percevait les rugissements. La distance les rendait graves comme la voix des lions perdus derrière les collines. Puis ils rauquèrent, et les lueurs devenaient intolérables. Un bruit de sources se répandit qui devint une clameur de rapides et de torrents. La jungle s’ouvrit devant un lac précédé de mares ; aucun abri n’était visible dans la buée ; et le tonnerre s’écroulait par intervalles. Sous les arcades d’un banian où les deux hommes s’arrêtèrent, un léopard rampa ; on entendit la plainte aiguë des semnopithèques. L’eau roula comme si un océan venait de rompre les digues du ciel ; l’odeur de la foudre et des plantes passait avec les rafales. En une heure le lac monta ; les mares s’emplirent ; l’une d’elles déborda et commença d’envahir la forêt.

Les nomades durent reculer ; mais d’autres eaux arrivaient dont le grondement se mêlait aux rumeurs de l’orage. Il leur fallut fuir au hasard, vers l’orient. Les fluides farouches les harcelaient. À peine avaient-ils échappé aux flots que d’autres survenaient à l’improviste. Aoûn galopait comme un étalon et Zoûhr suivait, incliné, levant à peine les pieds, selon la manière des Hommes-sans-Épaules. Quand ils eurent mis un intervalle entre eux et l’inondation, ils persévérèrent vers l’est, dans l’espoir de rencontrer le fleuve.

Ils traversèrent des landes, filèrent parmi les bambous, les palmiers et les lianes. Un marécage débordé les força à obliquer vers le nord. L’orage s’apaisait ; les rafales hurlaient moins haut dans l’étendue ; ils finirent par atteindre une éclaircie où ruisselait un torrent formé par la pluie…

Là, ils s’arrêtèrent, cherchant à se rendre compte de la profondeur des eaux.

La foudre hacha un groupe d’ébéniers ; à l’autre bord, un long corps éperdu s’éleva en bonds énormes ; Aoûn et Zoûhr reconnurent le tigre. Il tourbillonna pendant quelque temps dans l’épouvante, puis, arrêté, il aperçut les bêtes verticales.

L’instinct d’Aoûn l’avertit que c’était celui qui avait rôdé autour du refuge. Zoûhr en fut sûr lorsqu’il remarqua sur le poitrail un roussissement qui avait dû être produit par le feu des herbes. Plus vaguement, le tigre reconnut ces proies que rendaient singulières le feu, la barrière de lianes et l’incendie des herbes. Il les retrouvait au moment même où un autre feu venait de frapper les ébéniers. Ainsi leurs images, s’associant à des choses redoutables, faisaient hésiter le fauve.

Tous trois demeurèrent un temps immobiles. Une distance trop courte séparait les hommes et la bête pour que la fuite fût possible.

Aoûn avait déjà détaché son harpon, et Zoûhr, craignant que la retraite fût suivie de la poursuite, s’apprêtait aussi à combattre.

Ce fut lui qui lança le premier son arme. Elle siffla au-dessus des eaux, elle atteignit le fauve près de l’œil droit. Avec un rauquement immense, il prit son élan, mais le sang troublait sa vue : le bond n’eut pas cette précision terrible qui condamnait à mort toute proie prochaine. Le long corps roula dans le torrent, tournoya et s’accrocha en avant. Aoûn s’était précipité ; le harpon frappa le poitrail, au défaut de l’épaule. Frénétique, la bête se hissa sur le bord et chargea les hommes. Elle boitait ; sa course était ralentie ; une seconde sagaie de Zoûhr s’enfonça dans son flanc, tandis que le fils de l’Urus blessait la nuque.

Puis, la massue haute, ils attendirent. Aoûn reçut l’attaque de face et abattit son arme sur le crâne, tandis que le Wah, se jetant sur les flancs, visait les vertèbres. Une griffe déchira le torse de l’Oulhamr, mais un mouvement oblique la fit glisser, et la massue, craquant sur les narines, arrêta une seconde le félin. Avant qu’il eût repris son élan, la massue d’Aoûn résonna pour la troisième fois, d’une telle force que le tigre demeura immobile et comme endormi. Alors, sans relâche, les deux compagnons martelèrent les vertèbres et les pattes. L’énorme corps s’abattit, avec des convulsions épouvantables, et le fils de l’Urus ayant crevé l’œil gauche, le fauve fut à la merci des hommes.

La pointe d’une sagaie lui ouvrit le cœur.

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